Revue d’Histoire du Théâtre • N°286 T2 2020
Introduction : Faire théâtre de la guerre
Par Estelle Doudet, Charlotte Bouteille-Meister
Résumé
Comment faire du théâtre en temps de crise religieuse ? Mettant cette question en perspective historique, ce volume invite à redécouvrir le XVIe siècle, un moment-clef de la pluralisation des identités chrétiennes, entre âge d’or théâtral et basculement dans les guerres civiles. Sans se limiter à un pays ou à une des confessions en lutte, il en propose une approche globale et interconnectée en étudiant la diversité des régions de France et d’Europe, inégalement touchées par le militantisme ; les circulations des hommes et des œuvres, qui usèrent de dramaturgies nouvelles ou éprouvées ; le déploiement sans précédent d’une intermédialité associant spectacles, livres et images. Les théâtres des guerres de religion, où s’est inventée la propagande, sont rarement joués aujourd’hui. Mais leurs remises en scène expérimentales soulèvent des questions toujours d’actualité.
How to play theater in a time of religious crisis? Putting this question into an historical perspective, the volume surveys the 16th century, a key moment for the pluralization of Christian identities, a theatrical golden age and a critical time of civil wars. Through a global and interconnected approach, not restricted to a country nor a religious community, it studies the diversity of French and European regions, more or less involved into the wars; the mobilities of men and works and their uses of old and new dramaturgies; the increasing intermediality linking theatrical shows, books and pictures. Propaganda plays created during the religious wars are rarely staged today. But their experimental recreations raise questions still relevant for artists and publics.
Texte
Introduction : Faire théâtre de la guerre
Autour d’une table de banquet, un pape s’affaire à découper les mets, un évêque et une nonne les goûtent, tandis qu’une courtisane au large décolleté attend, verre à la main, auprès d’un moine qui s’empiffre. Au premier plan, un diable violoniste, un mendiant affamé et un squelette les observent, nous invitant à regarder la scène. Mais le studium, l’attention sans acuité particulière que suscite cette satire traditionnelle de la gloutonnerie du clergé, est soudain déstabilisé par ce que Roland Barthes a naguère appelé un punctum, un détail bouleversant : le plat que dégustent les banqueteurs est un cadavre. Avec ses personnages costumés et placés sur une estrade, sa salle aux allures de décor de scène, l’image accentue sa théâtralité pour mieux faire basculer ses spectateurs du sourire à l’horreur.
La gravure réalisée par Heinrich Vogtherr l’Ancien en 1522 pour illustrer le pamphlet anticatholique des Bouffeurs de mort (Todten fresser) de Pamphilus Gengenbach[1] témoigne d’un temps de guerre où, à l’instar d’époques plus récentes, les images ont largement pris position[2]. La crise religieuse qui a bouleversé l’Europe du XVIe siècle a été un âge d’or des arts visuels et scéniques, armes majeures de propagande pour les protestants comme pour les catholiques. Pour autant, cette image représente-t-elle le « théâtre des guerres de religion » ? Si Gengenbach, auteur de trois pièces de carnaval (Fastnachtspielen) jouées à Bâle entre 1515 et 1520[3], a été l’un des premiers dramaturges de langue allemande à avoir utilisé le théâtre pour militer en faveur de la Réforme, ses Bouffeurs de mort sont plutôt ce que nous appellerions un dialogue polémique théâtralisé et non un jeu dramatique. En outre, si l’on entend par « guerres de religion » les huit conflits armés qui ont ensanglanté le royaume de France de 1562 à 1593, il apparaît que l’image bâloise les précède d’une quarantaine d’années, ce qui oblige à reconsidérer l’ampleur européenne et la durée du phénomène. En effet, pendant quasiment tout le XVIe siècle, les tensions religieuses au sein de l’Église catholique, déjà sensibles au siècle précédent, ont progressivement mené aux prises d’armes entre tenants de la tradition et réformateurs. Les conflits civils ont, à des rythmes divers, embrasé les pays allemands, les cantons suisses, la Bohème, l’Angleterre, les Pays-Bas, sans oublier la France et ses diverses régions.
Théâtre de papier plus qu’illustration d’un spectacle, la gravure invite donc à élargir notre compréhension actuelle du phénomène théâtral, en prenant en compte les relations d’intermédialité existant au XVIe siècle entre le jeu dramatique et d’autres formes de communication audio-visuelle. Prise de position précoce dans une guerre qui mettra des décennies à se répandre, l’image soulève aussi la question du rôle que les arts du spectacle peuvent jouer lorsque des convictions religieuses entrent en conflit. Le présent numéro prend ces deux suggestions comme points de départ. Sans chercher à donner une analyse du seul théâtre militant du XVIe siècle ni, à l’inverse, à développer une réflexion transhistorique sur les liens entre théâtre et religion, il se donne pour ambition d’articuler à l’étude d’une époque précise et significative des questionnements encore pertinents aujourd’hui : comment les arts du spectacle ont-ils mis en jeu la pluralisation des identités chrétiennes, catholiques versus protestants, qui s’est produite entre 1520 et 1580 ? Comment a-t-on fait du théâtre en temps de guerre, comment a-t-on fait théâtre d’une guerre qui a largement façonné l’histoire de l’Europe moderne et dont le souvenir revient parfois hanter les discours sur le retour du religieux au XXIe siècle ? Abordées par des spécialistes internationaux au fil d’une dizaine de contributions, ces questions servent de cadre à une enquête nourrie par des archives nouvellement redécouvertes et fondée sur l’étude d’un patrimoine théâtral largement méconnu. Elles invitent aussi à se demander si, conçu il y a cinq cents ans et devenu invisible sur nos scènes, le théâtre des guerres de religion peut encore être joué et faire jouer des questionnements actuels.
Théâtres en temps de guerre : causes du conflit, formes de la communication
Mener l’enquête sur une période ancienne et complexe de l’histoire du théâtre se heurte d’emblée à un certain nombre de difficultés, dont l’une des principales est la reconstitution des contextes qui ont donné sens à la production et à la diffusion des œuvres. C’est particulièrement le cas pour les conflits entre catholiques et protestants au XVIe siècle, dont les causes sont assez largement oubliées aujourd’hui.
Pourquoi les membres de l’Église catholique se repaissent-ils d’un cadavre sur la gravure et dans le dialogue théâtralisé des Bouffeurs de mort ? Si l’image de 1522 mobilise la satire traditionnelle de la gourmandise et de la sensualité des ecclésiastiques, lieu commun anticlérical hérité des représentations satiriques médiévales, elle ajoute à cette critique de mœurs une accusation sociale, déjà énoncée dans les quatre-vingt-quinze thèses publiées par Luther en 1517 à Wittenberg[4] : le commerce des indulgences, c’est-à-dire le paiement en argent qu’acceptait l’Église catholique pour écourter les années que les âmes des pécheurs devaient passer au purgatoire, ne serait rien d’autre qu’une manière cynique de s’engraisser sur les morts. Une fois repérée, cette dénonciation donne la clef de certains détails de l’image : le squelette revient de l’au-delà pour attester la fausseté des indulgences ; le mendiant suggère que ce trafic honteux détourne les richesses de toute la société vers le clergé ; le diable musicien attend de faire danser les « bouffeurs de morts » en enfer[5]. Car l’appât du gain manifesté par une Église qui préfère financer les guerres et les œuvres d’art plutôt que la charité publique n’est pas un simple péché d’avarice. Aux yeux des Réformateurs, il est bel et bien la preuve de la collusion entre la papauté et le démon. Telle est la source de l’identification ultérieure du Pape à l’Antéchrist. Les catholiques y répondront vite en associant la Réforme à l’Antéchrist, comme dans le cas de Lucerne étudié par Carlotta Posth, enclenchant un processus de diabolisation réciproque dont le théâtre sera l’un des moteurs pendant plusieurs décennies. En 1562, quarante ans après Gengenbach, le pontife cannibale campé par Conrad Badius dans sa Comédie du Pape malade donne corps, une fois de plus, à cette déshumanisation de l’adversaire.
Derrière ce scandale social se joue également une controverse théologique, cause majeure du conflit entre catholiques et protestants : la question de la présence du corps du Christ dans le vin et le pain ingérés lors de la célébration de l’Eucharistie. Au dogme de la présence réelle soutenu par l’orthodoxie catholique, les réformés ont opposé leur foi en une présence spirituelle et dénoncé dans la messe catholique un véritable rite anthropophage[6]. Le nombre de personnages qui peuplent les Bouffeurs de mort n’est donc nullement fortuit[7]. Ils sont treize, comme les treize participants de la Cène, le dernier repas du Christ, une Cène ici renversée en un acte cannibale. Le message se précise : les membres du clergé, incapables de s’élever à la dimension spirituelle de la foi chrétienne, sont de mauvais croyants, des monstres, des suppôts de Satan.
Le punctum du cadavre dévoré, qui continue de nous frapper aujourd’hui, était donc triplement choquant au XVIe siècle parce que porteur d’une polémique de plus en plus radicale : satire de vices indignes de serviteurs de Dieu, il était aussi la métaphore de la prédation financière du clergé et le signe de la perversion religieuse des catholiques. On peut certes se demander si toutes ces interprétations étaient effectivement perceptibles pour les spectateurs du temps. Si certains d’entre eux étaient incontestablement déjà convaincus, beaucoup appartenaient sans doute à ce grand public moins informé que les arts de la scène, assimilables à un mass media au XVIe siècle, se donnaient pour but de persuader. De là, la valorisation concertée des formes d’expression les plus pédagogiques et les plus spectaculaires, geste que Marie-Madeleine Fragonard illustre par le cas exemplaire du dialogue scolaire théâtralisé ; de là aussi, le recyclage de mises en scène théâtrales éprouvées, voire un peu éculées, auxquelles la communication de guerre a donné une nouvelle puissance, à l’instar du personnage allégorique de Conscience dont Richard Hillman retrace le parcours de la France à l’Angleterre ; de là enfin, la conception et la répétition incessante des « scénarios de menace » mis au jour par Klaus Ridder sur les scènes allemandes et françaises : diabolisation et déshumanisation des ennemis versus martyre et rédemption des élus de Dieu. Tous moyens bien connus de ce que l’on ne tardera pas à appeler, à l’issue des guerres de religion, la propagande.
La parfaite contemporanéité entre fracture religieuse, âge d’or des spectacles et révolution technologique de l’imprimerie a donné à leurs interactions un impact sans précédent. En témoigne l’intense circulation des Bouffeurs de mort, devenus dès leur parution familiers à un large public au point que Valerius Anshelm, assistant au jeu de carnaval anticatholique Du pape et de sa prêtraille (Vom Papst und seiner Priestershaft) écrit par Niklaus Manuel et joué à Berne en 1523, en rendit compte en donnant à ce jeu le titre à succès de Gegenbach :
Cette année à Berne, pour le plus grand avantage de la liberté évangélique, deux pièces bien renseignées et largement diffusées ont été composées et jouées publiquement sur la Kreuzgasse, […] l’une, appelée les Bouffeurs de morts [en réalité Du pape et de sa prêtraille], évoquant tous les abus de la papauté[8].
Qu’il s’agisse ou non d’un lapsus, le chroniqueur n’a vraisemblablement pas été le seul spectateur capable de connecter mentalement des formes de représentation – un imprimé, une image, un spectacle – dont la portée polémique se renforçait par contamination.
Théâtres de guerre ? Territoires, acteurs, pratiques
Étudier les théâtres des guerres de religion, une crise sociale et religieuse majeure qui a bouleversé de nombreux pays pendant presqu’un siècle, nous a conduit à valoriser leur fonctionnement en réseau : réseaux entre les médias avec lequel le spectacle dramatique interagit ; mais aussi réseaux de territoires, d’acteurs (et d’actrices), de pratiques. Valoriser le jeu des échelles (locale/internationale) et des circulations nous a paru le meilleur moyen de poser des questions essentielles : où, par qui, pour qui le théâtre a-t-il été représenté en cette période de troubles ? Jouer en temps de guerre était-ce entrer en guerre, et quelles ont pu être les manières alternatives de faire théâtre face et à partir du conflit ?
Ce choix méthodologique a conduit à assouplir le cadre des histoires nationales, encore dominant aujourd’hui dans l’historiographie mais bien trop rigide si l’on souhaite prendre la pleine mesure de la diversité des pratiques religieuses et artistiques au XVIe siècle. Outre les comparaisons significatives que permet l’étude des échanges entre l’Allemagne et la Suisse (Klaus Ridder, Carlotta Posth), l’Angleterre (Richard Hillman), les Pays-Bas (Jelle Koopmans) et la France, nous avons choisi de redonner aux régions de langue française la diversité qui a fait d’elles l’un des territoires les plus fascinants de cette Europe en conflit. Au sein du royaume de France, les hésitations du pouvoir central, relativement favorable à la Réforme jusqu’en 1534 puis plus réticent jusqu’à l’éclatement des conflits armés en 1562, ont laissé, du moins dans un premier temps, des régions entières libres de se tourner vers la foi réformée. Paris est restée largement catholique, comme le montrent les effarants spectacles de célébration de la Saint-Barthélemy organisés quelques jours à peine après le massacre des protestants dans la capitale, un fait totalement méconnu jusqu’ici et révélé par Éric Syssau grâce à des archives inédites en français. Mais l’Aquitaine et la Normandie se sont massivement converties. Il semble qu’au milieu du XVIe siècle, Rouen ait compté jusqu’à 40% de protestants. Or dans cette ville riche d’une des plus florissantes cultures dramatiques françaises, la foi réformée a fait l’objet d’une acculturation au culte local de la Vierge Marie, donnant naissance à une religion hybride et singulière, magnifiée par Pierre du Val, dramaturge que Denis Hüe nous fait redécouvrir. Bien différents sont les cas de deux espaces francophones situés aux marges du royaume, les Pays-Bas méridionaux et une partie des villes savoyardes – les actuelles Belgique et Suisse romande. Perméables à l’influence des nouvelles idées diffusées depuis les pays germanophones, ces régions se sont vite imposées comme des plaques tournantes du militantisme réformé, puis comme des terres d’accueil pour les convertis persécutés. Sur les rives du Léman et sous la houlette de Calvin s’est ainsi constituée une société de l’exil qui a fait du théâtre comme on fait la guerre sainte, d’une manière radicalement différente de la négociation culturelle reflétée dans le recueil de Rouen, la plus ample des anthologies dramatiques françaises du XVIe siècle qu’analyse Estelle Doudet.
Pour comprendre la diversité de ces territoires, nous avons également choisi de suivre certains de ceux qui les ont traversés, auteurs, acteurs, spectateurs de théâtre. Le pédagogue réformé Mathurin Cordier, professeur à Paris puis à Lausanne et à Genève entre 1530 et 1550, nous ouvre les portes des collèges, hauts lieux de l’apprentissage du jeu à cette époque, éclairant pourquoi et comment les jeunes s’exerçaient aux dialogues théâtralisés (Marie-Madeleine Fragonard). En suivant les aventures des frères Wattepatte, nous saisissons la manière dont une famille d’hommes de scène a glissé vers la radicalisation religieuse puis vers le banditisme à main armée dans les environs de Béthune vers 1560 (Jelle Koopmans). Le témoignage de Lucas Geizkofler, étudiant tyrolien à Paris lors de la Saint-Barthélemy, nous découvre les spectacles qui ont célébré la mise à mort des protestants dont le sang souillait encore les rues en cette fin d’été 1572 (Éric Syssau).
Autant d’expériences et de regards croisés qui permettent de mieux comprendre la grande diversité des pratiques théâtrales en temps de guerre. Si le spectacle a bien été une arme offensive chez certains militants des deux bords, il a aussi été le moyen d’une critique plus détournée, comme le montre la construction subtile de La Famine de Jean de la Taille analysée par Ruth Stawarz Luginbühl. Le faible David mis en scène par le dramaturge réformé en 1573 est une réponse au Josué vainqueur que magnifiaient les tragédies catholiques en pleine Saint-Barthélemy : ce sont deux miroirs tendus au prince régnant, deux évaluations opposées des décisions politiques qui ont mené à la crise civile, exprimées dans une même forme théâtrale innovante, la tragédie biblique et politique.
Il ne faudrait toutefois pas en conclure, comme on l’a longtemps fait, que le théâtre des guerres de religion a rompu avec le théâtre médiéval sur le plan esthétique comme l’a fait le protestantisme avec la tradition catholique sur le plan théologique. En réalité, un message gagnant en force persuasive quand il est porté par une forme bien connue, les genres traditionnels de la farce et de la moralité ont longtemps été plébiscités par les polémistes. L’un des apports importants de ce numéro est surtout de montrer que, théâtralement comme religieusement, les hybridations et les négociations entre l’ancien et le nouveau ont été beaucoup plus nombreuses qu’on ne l’a cru jusqu’ici ; que le théâtre n’a pas toujours été un moyen de faire la guerre, mais que bien des pièces ont aussi tenté de la défaire, en proposant par exemple un rire consensuel ou en reconstruisant une mémoire culturelle partagée, ce qui est l’un des objectifs probables du recueil de Rouen.
Un autre apport est de souligner que le conflit confessionnel au XVIe siècle n’a pas seulement été porté en scène (ou pas), mais que la conflictualité, avec ce qu’elle suppose de méfiance et de rejet, s’est glissée au sein même de la relation théâtrale, au point de mettre en danger le contrat d’écoute entre acteurs, œuvres et spectateurs. Significative à cet égard est la mésaventure de Pierre le Pardonneur, directeur de troupe rouennais jouissant d’une bonne réputation locale, dont une farce parodiant les litanies des saints fut interdite sur soupçon d’hérésie en 1556 (Estelle Doudet). Quelques années avant l’éclatement des affrontements armés dans le royaume de France mais après plus de trois décennies de spectacles critiques et de scandales médiatiques, les autorités ecclésiastiques et civiles comme une bonne partie des spectateurs avaient bel et bien développé une perception exacerbée – et sans doute souvent exagérée – à l’égard de toute forme d’allusion potentiellement tendancieuse, les uns pour applaudir, les autres pour condamner (Jelle Koopmans). Pour nous qui sommes les ultimes interprètes des spectacles incriminés et des archives judiciaires qui les traquent, comment faire dès lors la part du jeu et de la guerre ?
Actualités de l’injoué : La recherche par l’expérience pratique
Il est d’autant plus difficile de trancher que les objets étudiés au fil des contributions scientifiques de ce numéro sont aujourd’hui, dans leur immense majorité, lettre morte. Le théâtre des guerres de religion est un patrimoine fascinant pour l’historien, mais pour les hommes et les femmes de scène du XXIe siècle, il reste un injoué, un injouable peut-être tant ses formes, ses thèmes et jusqu’à sa langue nous sont devenus étrangers. Que gagnerait-on à le remettre en jeu ?
Telle a été la question soumise à une dizaine d’étudiantes et d’étudiants en arts du spectacle des universités de Nanterre et de Caen réunis au Centre culturel de Cerisy-la-Salle en juin 2018, dans le cadre d’une résidence artistique animée par le metteur en scène Michel Cerda et par l’historien et metteur en scène Mario Longtin. La présence généreuse de Marie Bouhaïk-Gironès, de Fabien Cavaillé et de Tiphaine Karsenti lors de ces intenses jours de travail a permis d’établir un lien entre ce laboratoire pratique et le colloque scientifique où étaient discutées certaines hypothèses rassemblées dans ce numéro ; leurs articles et entretiens témoignent des particularités et de la nécessité d’une telle expérience.
Particulière, la remise en jeu partielle de deux pièces militantes du XVIe siècle ne pouvait que l’être. Avec la Comédie du Pape malade, brûlot anticatholique de Conrad Badius (Genève, 1562), et Le Maître d’école (Rouen, date inconnue), une pièce anonyme appelant à l’éradication physique des protestants, les joueuses et joueurs se sont trouvés plongés dans un théâtre affichant des positions radicales face à une actualité aussi brûlante que tendue : l’éclatement des conflits armés entre catholiques et protestants français après plusieurs décennies de tensions. Au départ de la réflexion il y avait donc ce paradoxe : quel pouvait être le degré de présence d’un théâtre d’actualité devenu inactuel ? Le travail a donné lieu à deux propositions parallèles : d’une part, les mises en scène de tout ou partie des deux pièces ; d’autre part, des jeux de rôle permettant d’expérimenter des gestes militants communs au XVIe et au XXIe siècles (tractage, manifestations, perturbations d’assemblées publiques, dans ce cas le colloque scientifique). Ou comment passer de jeux de propagande à la propagation du jeu.
Si elle n’était pas une évidence pour toutes et tous au départ, la nécessité de l’expérience pratique s’est vite imposée comme une voie majeure de compréhension de ces anciens théâtres. Il s’est avéré possible de faire corps avec eux : non avec leurs thématiques, mais avec leur musicalité, leur gestualité extrêmement concrète. Le Pape malade et Le Maître d’école, que la majorité des historiens et des praticiens auraient jugés injouables avant cette expérience, se sont pourtant laissés incarner, incanter, regarder avec un intense plaisir. Pleines du bruit et de la fureur de polémiques depuis longtemps éteintes, ces pièces, une fois remises en voix, en corps et en espace, se sont retrouvées être avant toute chose, ici et maintenant, du théâtre.
Ce numéro est dédié à la mémoire de Christian Biet, éclaireur de ces théâtres de l’action.
Notes
[1] Diss ist ein iemerliche clag uber die Todten Fresser [« Ceci est une plainte pitoyable contre les bouffeurs de morts »], Augsburg, Melchior Ramminger, 1522 (Zürich, ZentralBibliothek, 6.UG, 18.46, 9). Voir Frank Muller, Heinrich Vogtherr l’ancien : un artiste entre Renaissance et Réforme, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1997, p. 178-179.
[2] Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’Œil de l’histoire 1, Paris, Minuit, 2009.
[3] Die X. alter dyser Welt [Les Dix âges de ce monde] (1515), Der Nollhart [Le Frère lai] (1517), Die Gouchmat [Le Pré des fous] (1519 ?).
[4] Martin Luther, Les Quatre-vingt-quinze thèses. Débat universitaire destiné à montrer le pouvoir des indulgences, Matthieu Arnold (éd.), Lyon, Olivétan, 2014.
[5] [Pamphilus Gengenbach], Diss ist ein iemerliche clag, op. cit., iii r° : « mit mir ad infernū springen » (« sauter avec moi en enfer »).
[6] Frank Lestringant, Une sainte horreur ou le voyage en Eucharistie, XVIe-XVIIe siècles, Paris, PUF, 1996.
[7] Frank Muller, Heinrich Vogtherr, op. cit., p. 179.
[8] Valerius Ansehlm, Die Berner-Chronik des Valerius Anshelm, Bern, Wyss, 1884, p. 475, texte traduit et cité par Tiphaine Madinier, « Le carnaval, un outil de la Réforme ? Les cas de Bâle et Berne », Le Verger – bouquet 6, 2014, p. 8.
Pour citer cet article
Estelle Doudet, Charlotte Bouteille-Meister, « Introduction : Faire théâtre de la guerre », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 286 [en ligne], mis à jour le 01/02/2020, URL : https://sht.asso.fr/20643-2/