Revue d’Historiographie du Théâtre • N°3 T1 2017
« Ce qui m’obligea à remonter à l’origine des choses… » : contexte et enjeux du recours aux origines du théâtre dans la réflexion aubignacienne
Par Marc Vuillermoz
Résumé
En écrivant sa Pratique du théâtre, l’abbé d’Aubignac entend fonder toutes les règles de l’art dramatique en raison. Pourtant, il ne cesse de convoquer les exemples du passé pour appuyer ses considérations sur la théorie et la pratique théâtrales. Parmi ceux-ci, le « théâtre des origines » occupe une position privilégiée, tant par l’espace textuel qui lui est dévolu que par la signification exemplaire prêtée à ce moment mythique de l’histoire. La présente étude cherche à éclaircir ce paradoxe en dégageant les enjeux stratégiques de ce recours constant aux origines du théâtre, notamment à la lumière de la querelle sur la moralité du théâtre.
Abstract :
In his Pratique du théâtre, d’Aubignac seeks to provide a rational basis for all the rules of drama, yet the examples he uses to support his views on theatrical theory and practices come from the past. Among these, the “theatre of origins” enjoys a privileged position, both through the amount of textual space he devotes to it, and the exemplary meaning he gives to its mythic historical moment. This study attempts to elucidate the paradox by identifying the strategic utility of appealing to the origins of theatre, above all in the light of controversy about the morality of theatre.
Texte
« Ce qui m’obligea à remonter à l’origine des choses… » :
| contexte et enjeux du recours aux origines du théâtre dans la réflexion aubignacienne
Toute la Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac est traversée par une profonde nostalgie à l’égard du théâtre des origines : le premier chapitre, qui sert d’introduction à l’ouvrage, évoque les ruines des « superbes édifices » grecs et romains ; le dernier célèbre leur magnificence d’autrefois. Entre ces deux bornes, le traité fourmille de références au théâtre des anciens et à sa mystérieuse naissance. D’un chapitre à l’autre, les descriptions des spectacles grecs et latins alternent avec le retour régulier de la scène originelle : celle du bouc sacrifié par Icarius pour avoir mangé le raisin de la vigne sacrée léguée par Bacchus. La prolifération de références historiques est certes caractéristique du discours savant, mais elle a de quoi surprendre de la part d’un théoricien qui prétend que les règles de l’art dramatique « ne sont pas fondées en autorité, mais en raison », et « ne sont pas établies sur l’exemple, mais sur le Jugement naturel[1] ». Cette tension entre une pensée animée par une exigence de rationalité absolue (qui, en tant que telle, devrait s’affranchir de toute référence à l’histoire) et une perspective historicisante clairement affirmée est en fait globalement représentative de la réflexion théâtrale à l’âge classique, mais elle trouve dans la Pratique du théâtre une expression particulièrement marquée.
Nous chercherons donc à éclairer ce paradoxe en dégageant les raisons et les enjeux du recours constant au théâtre des origines. Mais auparavant, nous nous attacherons à définir à la fois le territoire de ce théâtre originel et la manière dont l’abbé envisage la notion même d’origine.
La saisie des origines
Pour faire surgir les acteurs et les spectateurs des premiers temps, d’Aubignac mobilise une foule impressionnante de témoignages anciens, de déclarations émanant d’autorités irrécusables. Dans les innombrables notes marginales qui accompagnent le texte de la Pratique, plus d’une quarantaine de théoriciens et de commentateurs antiques sont en effet cités[2], des plus célèbres (comme Aristote et Horace) aux plus obscurs (Festus, Rufinus et autre Demetrius de Phalère). Toutefois, comme l’a montré H. Baby dans son édition de la Pratique, cet étalage d’érudition ne procède pas d’une lecture attentive des textes de référence (et pour cause, puisque beaucoup d’entre eux ont été perdus), mais d’une appropriation abusive des données contenues dans quelques grandes sommes savantes, deux essentiellement : le Banquet des Sophistes d’Athénée et le De Theatro ludisque scenicis de Jules-César Boulenger. D’Aubignac en vient donc à répéter une histoire du théâtre des origines déjà canonisée, notamment en raison de la diffusion très large que connaît l’ouvrage d’Athénée au XVIIe siècle.
Or naturellement, cette histoire présente des zones d’ombres qui rendent parfois difficilement compréhensible l’évolution du théâtre. En pareil cas, la rigueur scientifique réclamerait un examen minutieux des sources et une prudente retenue dans les conclusions. Mais l’abbé adopte une tout autre méthode. Supposant que ce qui a été perdu par l’injure du temps peut être reconstitué grâce aux ressources d’un esprit rationnel, il se livre à un puissant effort d’imagination contrôlée. Aussi n’hésite-t-il pas à introduire le long développement sur l’évolution du chœur dans les premières comédies et tragédies par une formule aussi abrupte que significative : « Voici ce que je me suis imaginé là-dessus[3] ». Pour « ramener au jour des choses enveloppées dans [l]es vieilles ténèbres[4] » et combler les lacunes des ouvrages de ses prédécesseurs, d’Aubignac échafaude ainsi un enchaînement logique de causes premières qui sont peut-être imaginaires, mais conformes, selon lui, à l’esprit de l’histoire[5] et susceptibles d’expliquer la situation dans laquelle se trouve le théâtre à son époque. Une telle démarche n’est pas nouvelle : elle se manifeste déjà dans l’Antiquité chez certains des premiers « historiens du théâtre[6] » et ressortit à ce que l’on appelle l’étiologie, qui consiste à rendre compte des origines d’une pratique « non pas à partir de témoignages mais selon une forme de vraisemblance[7] ». Or ce qu’il y a d’intéressant, c’est que la perspective étiologique met en relation les deux principaux sens – chronologique et causal – du mot « origine » : un sens premier, qui renvoie à l’idée de commencement, de phase initiale d’un phénomène appelé à se développer, et un sens second, apparu plus tard, qui fait de l’origine la cause d’un phénomène. Faire le récit des origines d’un peuple ou d’une pratique culturelle vise en effet à expliquer son devenir, à rendre compte de son état présent, que ce soit pour le glorifier, ou pour regretter sa splendeur perdue. C’est cette seconde attitude qu’adopte d’Aubignac dans son « Projet pour le Rétablissement du Théâtre français », ouvrage dont la mort de Richelieu a fait avorter la rédaction, et dans lequel l’abbé se proposait de dresser les causes de la décadence du théâtre et d’exposer les moyens pour le rétablir dans son antique magnificence. Dans le petit opuscule qui nous est parvenu[8], d’Aubignac relève six tares qui affectent le théâtre de son époque ; chacune d’elle trouve une explication historique qui prend appui sur les conditions du théâtre à l’époque antique (au sens large). Dans la Pratique, comme dans le Rétablissement, les origines du théâtre fournissent ainsi à la fois un principe d’explication auquel il faut nécessairement recourir pour éclairer les imperfections du théâtre moderne, et un modèle à partir duquel bâtir une norme, ce qui fait que « jamais personne ne sera savant dans la Poésie dramatique que par le secours des Anciens[9] » (ni l’historien, ni le poète).
Pour autant, d’Aubignac n’est pas figé dans une posture révérente et élégiaque à l’égard du théâtre antique, posture qui ferait de lui un contempteur amer des usages de son temps. Tout le distingue au contraire de ceux que les Modernes ne tarderont pas à combattre sous le nom d’ « Anciens » dans la fameuse Querelle. L’essentiel des points de divergence entre les deux positions antagonistes concerne le rapport au temps et à l’histoire. Pour l’abbé d’Aubignac, le temps n’est pas un simple agent corrupteur qui nous éloignerait par degrés des merveilleux commencements. Il autorise au contraire également la distance critique, aussi nécessaire au docte qu’au poète, et permet d’opérer un tri salutaire parmi les productions des Anciens. Le passage suivant la description initiale des ruines des amphithéâtres est tout à fait représentatif de cette ambivalence du temps. L’abbé s’arrête d’abord sur son aspect destructeur : « Le torrent des siècles qui renverse toutes choses, qui les dissipe, les entraîne et les engloutit nous laisse à peine la connaissance de leur figure dans quelques vieux restes de bâtiments démolis[10] ». Mais il ajoute aussitôt que « [l]a raison même a secondé la fureur du Temps, et s’est en quelque façon intéressée dans la ruine d’une partie des Spectacles anciens[11] », puis il dresse la liste des spectacles que les progrès de la civilisation ont conduit à éliminer peu à peu : les combats de gladiateurs ou de bêtes sauvages, contraires à l’esprit de l’évangile, les courses de chariots et de bagues ainsi que les autres jeux du cirque. Le temps se trouve donc investi d’un pouvoir clarifiant et providentiel, qui, loin de nous couper de la source pure du théâtre, nous en rapproche. Par ailleurs, et c’est un autre aspect de la pensée moderniste de l’abbé, l’histoire n’est pas envisagée dans la Pratique sous l’angle d’un déroulement linéaire (qui serait celui d’une dégradation continue), elle est placée sous le double signe du cycle et du progrès[12], ce qui implique que l’on puisse renouer périodiquement avec l’art des Anciens, et même dépasser leur héritage. Or cette conception du temps et de l’histoire trouve son fondement, comme nous allons le voir, dans la manière dont l’abbé d’Aubignac envisage les origines du théâtre.
Alors que dans le discours savant ces origines se confondent souvent avec un moment antérieur et extérieur à l’histoire, un âge d’or de la vérité première impossible à situer temporellement, d’Aubignac, même s’il évoque à plusieurs reprises les rites ancestraux liés au culte de Bacchus, focalise l’essentiel de ses réflexions sur une période historique bien précise qui s’étend du Ve siècle avant J.-C. au Ve siècle de notre ère. Au sein de cette vaste période, il distingue un point d’orgue marquant l’apogée du théâtre, les années Sophocle[13], mais aussi une époque d’absolue déchéance, celle du « théâtre des turpitudes » violemment dénoncé entre le IIIe et le Ve siècle de l’ère chrétienne par les Pères de l’Église. Le théâtre des origines est donc placé sous le signe du devenir ; son histoire s’articule autour de deux moments clefs marquant respectivement l’apogée d’un art (un art qui n’avait cessé de progresser depuis ses balbutiements) et sa chute. Naturellement, dans la perspective étiologique qui est celle de d’Aubignac, ces deux moments prennent force d’exemplarité en incarnant les deux états opposés entre lesquels peut osciller le théâtre : un état idéal, dont la perfection réside dans la piété, la pureté morale et la maîtrise du logos, et un état inverse, dominé par l’obscène, le sacrilège et le spectaculaire dans son expression la plus basse. Cette conception historique et bipolaire du théâtre des origines, d’Aubignac la projette ensuite sur les périodes successives, ce qui lui permet d’envisager l’évolution de l’art dramatique selon un schéma cyclique où alternent moments glorieux et périodes de décadence.
Ainsi, sur le plan moral, le théâtre moderne, a d’abord traversé une période sombre où les « Satyres aigres et mordantes […] tirèrent bientôt après elles le libertinage[14] », inflexion corrigée au milieu du XVIe siècle par les Confrères de la Passion (qui font d’abord construire l’Hôtel de Bourgogne pour y faire représenter des mystères). Mais après avoir connu une première rédemption sous l’action des confrères, le théâtre s’est à nouveau « corrompu […] par la licence des Poètes et la mauvaise conduite des Acteurs[15] », avant d’être à nouveau purifié grâce à l’action décisive de Richelieu. Enfin, à l’heure où il rédige sa Dissertation sur la condamnation des théâtres (publiée en 1666), d’Aubignac estime que
depuis quelques années notre Théâtre se laisse retomber peu à peu dans sa vieille corruption, et que les Farces impudentes, et les Comédies libertines, où l’on mêle bien des choses contraires au sentiment de la piété, et aux bonnes mœurs, ranimeront bientôt la justice de nos Rois, et y rappelleront la honte et les châtiments[16].
Quand il examine l’histoire du théâtre moderne sous l’angle de la poétique, l’abbé met en lumière une trajectoire semblable à la précédente :
Au Siècle de Ronsard, le Théâtre commença à se remettre en sa première vigueur ; Jodelle et Garnier, qui s’en rendirent les premiers Restaurateurs, observèrent assez raisonnablement cette règle du Temps […] mais aussitôt le dérèglement se remit sur le Théâtre par l’ignorance des Poètes, qui tiraient vanité de faire beaucoup de Pièces, et qui peut-être en avaient besoin. Hardy […] fut […] sans doute [celui] qui tout d’un coup arrêta le progrès du Théâtre, donnant le mauvais exemple des désordres que nous y avons vu régner en notre temps[17].
Puis, sous l’impulsion des doctes et des poètes de la seconde partie des années 1630, l’art dramatique s’est imposé une telle discipline qu’il a pu parvenir à son plus haut degré d’achèvement et connaître une véritable renaissance. Ce sentiment est d’ailleurs partagé par l’ensemble des théoriciens de l’époque Richelieu. Sarasin, par exemple, écrit dans son Discours de la Tragédie :
S’il me fallait donner des exemples, […] notre théâtre m’en fournirait assez, sans que je fusse en peine d’en aller chercher parmi les ruines de la scène grecque. La tragédie n’est pas si vieille chez nous, qu’encore que nous la voyons dans sa perfection, nous ne l’ayons vue aussi dans son enfance, et que les mêmes poètes qui nous donnent des ouvrages très achevés, ne nous en aient donné de très défectueux[18].
Peut-on exprimer plus clairement ce sentiment, partagé par une génération d’auteurs dramatiques et de théoriciens, d’avoir présidé à la naissance d’un nouveau théâtre originaire ? Reste maintenant à dégager les raisons qui ont pu « obliger » d’Aubignac à « remonter à l’origine des choses[19] ».
Fondements et enjeux
La référence à l’Antiquité correspond, chez d’Aubignac, à diverses stratégies visant à faire reconnaitre la grandeur du théâtre de son époque et à légitimer le rôle qu’il y a joué. Mais il trouve tout d’abord une justification rhétorique.
L’étalage d’érudition est censé emporter l’adhésion du lecteur, en conférant au théoricien une autorité indiscutable dans le domaine du savoir. Or les passages les plus riches en références savantes sont précisément ceux où il est question des origines du théâtre. Mais en fait, cette stratégie s’avère assez hasardeuse. Comme l’a bien montré H. Baby dans son édition de la Pratique, d’Aubignac s’adresse à un double lecteur[20] : le poète (défini explicitement comme destinataire du traité) mais aussi le savant. Dans cette perspective, le récit circonstancié des origines du théâtre pourrait trouver à se justifier en admettant que d’Aubignac cherche tout à la fois à instruire le poète (supposé ignorant) et à instaurer avec ses pairs une manière de dialogue (touchant certains points sujets à dispute). Toutefois, l’abbé a bien conscience des difficultés inhérentes à une telle démarche : la charge d’érudition risque en effet tout autant de rebuter le poète de métier (qui cherchait dans la Pratique des conseils techniques touchant l’exercice de son art) que d’ennuyer le savant (indisposé par les inévitables rappels à l’usage du poète). D’où les précautions oratoires que d’Aubignac place de façon gênée en tête des chapitres qui contiennent les développements les plus circonstanciés sur le théâtre des Anciens :
[…] j’avertis ici mes Lecteurs que s’ils cherchent seulement ce que j’ai promis d’abord, je veux dire des préceptes qui concernent la pratique de cette Poésie, ils ne doivent pas se donner la peine de lire ce Chapitre, parce qu’il n’y a rien qui puisse y servir ; mais s’ils sont assez curieux pour vouloir savoir au vrai quelques circonstances notables qui regardent le progrès de la Tragédie, j’espère que ce Discours ne leur sera pas désagréable, étant même une dépendance du précédent[21].
J’ai douté longtemps si je devais expliquer ici les diverses significations du mot de Scène, parce que les Savants n’y apprendront peut être rien de nouveau ; mais enfin étant bien assuré que les autres y trouveront quelque lumière pour l’intelligence de plusieurs choses concernant le Théâtre, j’ai pensé qu’il ne serait point mal à propos de le faire[22].
Nous avons donc affaire à deux chapitres que les poètes et lecteurs mondains pourront se dispenser de lire, et à un autre que les savants pourront sauter, ces différentes dispenses étant paradoxalement accordées pour les mêmes raisons… Ces exemples montrent à la fois l’embarras de l’auteur de la Pratique face à un destinataire multiple et mal défini et, peut-être plus généralement les difficultés que rencontre la critique d’époque pour trouver le ton juste lorsqu’il s’agit d’intégrer les origines du théâtre à une réflexion sur l’art dramatique.
La perspective historique, qui ramène régulièrement d’Aubignac à la naissance de l’art dramatique, trouve également un fondement méthodologique. Tout d’abord, la connaissance de l’origine du théâtre est jugée indispensable dans la mesure où cette dernière est comprise, comme nous l’avons vu, dans sa double acception, chronologique et causale. Impossible, dans cette optique de comprendre le théâtre tel qu’on le pratique au XVIIe siècle, et notamment de corriger les « erreurs des Modernes » (véritable obsession de l’abbé), sans étudier les usages et les théories des Anciens. À ce propos, on peut repérer dans la démarche de d’Aubignac un schéma récurrent, qui vise à rendre compte, non pas d’une unité perdue, mais bien au contraire de distinctions originelles fondamentales, que les siècles nous ont fait perdre de vue. Ainsi, les deux premières causes de la décadence du théâtre énoncées dans le « Projet pour le Rétablissement du Théâtre français » – l’immoralité supposée du théâtre et l’infamie dont les comédiens ont été frappés – s’expliquent par le fait que les Modernes ont confondu ce que les Anciens distinguaient : le théâtre comme art de la parole et les jeux scéniques ; les comédiens et les histrions. Cette idée, qui veut que nous ayons oublié les distinctions salutaires des Anciens, sert de fondement aux larges incursions de l’auteur de la Pratique dans le théâtre des origines. Plus généralement – nous y reviendrons –, il s’agit de l’argument majeur brandi par d’Aubignac en faveur du théâtre tout au long de sa Dissertation sur la condamnation des théâtres. Par ailleurs, le théâtre originaire est jugé utile à connaître car son évolution constitue en quelque sorte un abrégé des périodes successives, elles aussi marquées par des phases de progrès, d’apogée et de décadence. Selon un principe exposé par les dramaturges eux-mêmes dans les préfaces de leurs tragédies, l’histoire ancienne est ainsi censée servir de miroir éclairant aux temps modernes. Néanmoins c’est sur un autre terrain que se situe le principal enjeu de la perspective historiciste de l’abbé d’Aubignac : celui de la lutte dans laquelle il s’est engagé pour défendre l’art dramatique dans le contexte de Querelle de la moralité du théâtre.
Sans entrer dans la subtilité des controverses, il convient de saisir pourquoi la question des origines du théâtre occupe une place prépondérante dans la Querelle. L’un des problèmes majeurs qui se pose aux moralistes religieux adversaires du théâtre réside dans le silence absolu des écritures saintes sur la question des spectacles. Faute de pouvoir se retrancher derrière l’autorité suprême des textes sacrés, ils vont donc chercher ailleurs leurs points d’appui, et principalement, voire exclusivement, chez les Pères de l’Église, qui manifestent, comme on le sait, une hostilité unanime et radicale à l’égard des spectacles. Les défenseurs du théâtre vont alors contre-attaquer en se saisissant eux aussi des écrits des Pères, à tel point que, au moment où la querelle connaît son deuxième temps fort (dans les années 1660-1670, autrement dit à peu près au moment où d’Aubignac publie ses ouvrages les plus importants sur le théâtre), les références patristiques constituent un des points d’affrontement principaux entre les deux parties. D’un côté, on tente de faire rejaillir la condamnation des Pères sur le théâtre du XVIIe siècle, de l’autre, on s’emploie à montrer que le théâtre moderne n’a rien à voir avec celui de l’époque paléochrétienne. Naturellement, d’Aubignac défend cette seconde position, mais il le fait habilement, en cherchant à mettre en lumière, comme nous l’avons vu, de subtiles distinctions dans le théâtre ancien. Il passe ainsi en revue un nombre impressionnant de textes patristiques pour identifier les véritables cibles des célèbres diatribes. Ces cibles, quelles sont-elles ? Non pas les comédiens, interprètes d’un texte porteur de beauté et de signification, mais les corps dansants et efféminés des mimes et des histrions. Non pas le théâtre héritier de l’époque grecque, mais sa hideuse défiguration véhiculée par les jeux scéniques. La redéfinition des spectacles des premiers siècles de l’ère chrétienne s’avère donc absolument nécessaire sur le plan stratégique.
Mais les adversaires et les défenseurs du théâtre ne pouvaient ignorer l’autre théâtre originel, le premier chronologiquement, celui des Athéniens du Ve siècle avant J.-C. À la différence de celui des premiers siècles de notre ère le théâtre grec suscite peu d’interprétations divergentes : on reconnaît de part et d’autre son ancrage religieux (même si cette spécificité peut jouer en sa faveur ou contre lui), sa moralité et naturellement son excellence sur le plan esthétique. En revanche, ce qui diffère, c’est la manière de situer ce moment dans l’histoire du théâtre. Si la comparaison entre les tragédies du Ve siècle avant J.-C. et ce que l’on peut savoir des jeux scéniques du début de l’ère chrétienne invite à conclure à une dégénérescence du théâtre, le trajet qui s’effectue de l’un à l’autre n’est pas perçu de la même manière chez les uns et les autres. À l’instar de Senault, et un peu plus tard de Nicole, certains adversaires du théâtre voient dans le corpus grec une source relativement pure, dont le cours n’aurait cessé de se polluer au fil des siècles. Dans cette optique, le moment patristique ne serait qu’une étape dans un processus de corruption irréversible qui culminerait logiquement à l’époque moderne (époque où le théâtre est d’autant plus dangereux qu’il semble innocent). Or c’est dans un sens radicalement opposé que d’Aubignac et la plupart des défenseurs du théâtre envisagent les choses. Loin de constituer une simple étape dans un déroulement linéaire, les jeux scéniques des premiers siècles marquent bien plutôt, au terme de nombreux soubresauts, la fin d’un cycle ; un cycle considéré par l’auteur de la Pratique comme le principe même de l’évolution du théâtre au cours des siècles (et qui par conséquent se répète immanquablement à l’époque moderne). On voit donc pourquoi la redéfinition des deux grands moments originels du théâtre et du rapport historique qui les unit revêt une telle importance chez d’Aubignac. Elle lui permet en effet tout à la fois de justifier le projet de rétablissement du théâtre que lui avait confié Richelieu, et de contrer les deux grandes thèses soutenues alternativement par les adversaires du théâtre : la thèse évolutionniste, qui saisit le théâtre dans son devenir et affirme que l’histoire du genre correspond à une dégénérescence continue, et la thèse essentialiste, qui condamne le théâtre pour des raisons structurelles et nie donc toute la dimension historique du genre.
Ainsi, de multiples raisons d’ordre stratégique peuvent expliquer l’omniprésence de la question des origines dans les écrits de l’abbé d’Aubignac. Mais à ces raisons liées au contexte théâtral de l’époque s’ajoutent peut-être des motivations plus personnelles. Au moment où il rédige la Pratique, d’Aubignac a conscience d’avoir connu grâce à Richelieu, à la fin des années 1630, une période exceptionnelle, aussi glorieuse pour l’art théâtral que pour lui-même (qui s’apprêtait, à devenir « Grand Maître des Théâtres et des jeux publics de France », si l’on en croit le « Projet pour le Rétablissement du théâtre[23] »). Il est donc bien naturel qu’il fasse de ce moment d’apogée un nouvel âge d’or ; nouvel âge d’or suivi à son tour d’une nouvelle phase de corruption (vigoureusement dénoncée dans la Dissertation sur la condamnation des théâtres). Du même coup, les années Richelieu correspondent à une nouvelle origine – celle du théâtre moderne – qui entretient avec la première (de l’époque grecque) de troublantes analogies. Le jeu des ressemblances est d’ailleurs poussé si loin que, dans le Rétablissement comme dans la Pratique, il est parfois difficile de comprendre si la période choisie par l’abbé pour servir de modèle est celle de Sophocle ou celle de Richelieu[24]. Néanmoins, si la référence aux origines constitue un des principaux points d’appui de la réflexion aubignacienne, on notera qu’elle est également très présente chez d’autres théoriciens de la même époque, comme La Mesnardière, et surtout Scudéry, engagé lui aussi, une vingtaine d’années avant d’Aubignac, dans la défense de l’art dramatique, alors que la Querelle sur la moralité du théâtre connaissait son premier épisode marquant[25].
Enfin, de façon plus générale, au-delà donc de la réflexion théâtrale de l’âge classique, la référence aux origines d’une pratique culturelle (et à son état de pureté supposé) constitue sans doute un des topoi les plus répandus de l’histoire littéraire et artistique, une histoire qui ne mobilise souvent le moment originel que pour l’associer à deux autres termes qui lui sont consubstantiels : la corruption et la renaissance[26].
Marc Vuillermoz
Notes
[1] Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre (1657), éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001, p. 66.
[2] Voir les « Observations sur la Pratique du théâtre » rédigées par H. Baby à la fin de son édition, ibid., p. 560.
[3] Ibid., p. 310.
[4] Ibid., p. 271.
[5] On remarque à ce propos que d’Aubignac prend avec l’histoire les mêmes libertés que celles qu’il concède aux dramaturges.
[6] Pierre Letessier prend les exemples de Juvenal, de Virgile et Tite Live dans Le Théâtre romain (co-écrit avec Florence Dupont), Paris, Armand Colin, 2001,
p. 131-132.
[7] Ibid., p. 132.
[8] Cet opuscule est reproduit par H. Baby, en annexe de son édition de la Pratique.
[9] Abbé d’Aubignac, op. cit., p. 61.
[10] Ibid., p. 45.
[11] Id.
[12] Sur cette conception « cyclo-progressive » de l’histoire, voir Emmanuelle Mortgat-Longuet, Clio au Parnasse. Naissance de l’ « histoire littéraire » française aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 2006, p. 170.
[13] « […] le théâtre s’étant élevé de son temps à une estime qui depuis n’a jamais été rétablie » (Pratique…, éd. cit., p. 395).
[14] Abbé d’Aubignac, Dissertation sur la condamnation des théâtres, Paris, N. Pepingue, 1666, p. 242.
[15] Ibid., p. 243.
[16] Id.
[17] Pratique …, éd. cit., p. 177.
[18] Jean-François Sarasin, « Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry », Paris, Augustin Courbé, 1639, p. 4.; éd. H. Baby, [in] site « IDT – Les idées du théâtre » (www.idt.paris-sorbonne.fr).
[19] Pratique …, éd. cit., p. 265.
[20] La question du destinataire de la Pratique est particulièrement complexe. Voir à ce sujet les analyses éclairantes d’H. Baby, ibid., p. 494-514.
[21] Abbé d’Aubignac, Pratique …, Livre troisième, chapitre III, ibid., p. 283. Le précédent chapitre, auquel d’Aubignac fait allusion, est lui aussi chargé d’érudition et présente le développement le plus détaillé sur les origines mythiques du théâtre.
[22] Ibid., Livre troisième, chapitre VII, p. 355.
[23] Ibid., p. 704.
[24] Les deux ouvrages contiennent en effet plusieurs passages ambigus dans lesquels les deux modèles de référence semblent se disputer la préséance. Ainsi, dans le chapitre introductif de la Pratique, l’abbé déclare que sous le ministère de Richelieu, « tout ce que l’Antiquité vit jamais de savant, d’ingénieux et de magnifique revint peu à peu sur notre Théâtre » (ibid., p. 52). Par ailleurs, la phrase liminaire qui ouvre le Rétablissement pose clairement la période Richelieu comme le point de repère qui lui permettra de faire l’état des lieux du théâtre de son époque : « Les causes qui empêchent le Théâtre Français de continuer le progrès qu’il a commencé de faire depuis quelques années par les soins et les libéralités de feu Monsieur le Cardinal de Richelieu, se peuvent réduire à six chefs » (p. 698). Enfin, d’Aubignac estime qu’un travail de moralisation et d’épuration du théâtre doit être entrepris, « jusqu’à temps qu[’il] soit aussi pur devant le peuple qu’il l’était devant
M le Card. de Richelieu » (p. 699).
[25] Toute l’Apologie du théâtre repose sur une représentation idéalisée du théâtre antique, avec laquelle Scudéry entend éblouir ses lecteurs. Les formules d’annonce placées au début du traité sont éloquentes : « je ferai passer devant leur imagination [celle des lecteurs] les superbes habillements de pourpre et d’or, les masques enrichis de perles […] et tout ce magnifique attirail […] » (G. de Scudéry, Apologie du théâtre, Paris, Courbé, 1639, p. 32) ; « Que le lecteur agrée donc que je tire le rideau, qui cache la face de la Scène, et que je lui fasse voir, sous le règne d’un Empereur, un Théâtre qui pouvait contenir cent mille hommes, couvert entièrement par rangs, de vases d’Agathe et de Chalcedoine » (p. 35).
[26] En témoigne par exemple un très récent ouvrage de Timothée Picard sur l’imaginaire musical : Age d’or, décadence, régénération – Un modèle fondateur pour l’imaginaire musical européen, Paris, Classiques Garnier, 2013.
Pour citer cet article
Marc Vuillermoz, « « Ce qui m’obligea à remonter à l’origine des choses… » : contexte et enjeux du recours aux origines du théâtre dans la réflexion aubignacienne », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 3 [en ligne], mis à jour le 01/01/2017, URL : https://sht.asso.fr/article-rhg3-ce-qui-mobligea-a-remonter-a-lorigine-des-choses-contexte-et-enjeux-du-recours-aux-origines-du-theatre-dans-la-reflexion-aubignacienne/