Revue d’Histoire du Théâtre • N°296 T1 2023
« Atteindre cette sensation d’appartenir ». Entretien avec Raymond Sarti
Résumé
Raymond Sarti est scénographe, mais il a d’abord été graveur et orfèvre, une pratique dont il a gardé une discipline du dessin, au crayon Bic notamment, travail de patience et de rigueur qui place aussi bien celui qui compose que celui qui regarde dans une temporalité qui n’est pas celle de l’image mais de l’expérience[1]. Notre entretien s’ouvre précisément par l’un de ses dessins, d’environ un mètre de long, et qui sera notre guide au cours de cette discussion. À une extrémité, un homme est à l’entrée d’une caverne et regarde au dehors. Un long chemin traverse la masse rocheuse et aboutit à l’intérieur de la grotte où l’homme peint. Le regard ne peut pas embrasser d’un seul coup cette image et l’œil doit parcourir, comme le protagoniste, la traversée du boyau minéral dont les coups de crayon font vibrer les masses et les lumières. Faire le chemin, c’est prendre le temps de s’inscrire dans une totalité : là se trouve sans doute la clef de cette scénographie paysage que recherche et pratique Raymond Sarti, une réflexion en cours de rédaction dans un ouvrage à quatre mains, Une scène pour l’anthropocène, composé avec Luc Boucris. [Fig. 1]
Texte
Raymond Sarti – Étant graveur, je fabriquais des matrices, en taille directe dans l’acier, pour la joaillerie. C’est pour cela aussi que j’aime le dessin, le travail en creux. Mais ça (il désigne une maquette de la scène des Bouffes du Nord pour laquelle il a créé la scénographie de Lazzi de Fabrice Melquiot[2]), la cage de scène, est aussi une matrice, un espace en creux pour le scénographe que je suis, où il s’agit de révéler. Et ça (il désigne la grotte sur le dessin) aussi. Ce qui m’intéresse ici est le rapport entre l’intériorité et l’extériorité, ce que l’on rapporte de l’extérieur vers l’intérieur ; dans ce va-et-vient, comment sommes-nous touchés ? La scénographie est un art de la relation et, que je travaille dans un paysage, dans une cage de scène ou ailleurs, je me situe comme un passeur entre cet extérieur et cet intérieur. Je viens d’une famille d’artistes, où l’on m’a enseigné l’observation, même en milieu urbain, avec mon carnet de croquis. Mon père m’apprenait à me situer avant de dessiner pour savoir ce qu’il était intéressant de prendre, de saisir, pour comprendre ce qu’il se passait là, devant mes yeux. C’était aussi une manière d’arriver à prendre du recul sur les choses et à la fois de s’ancrer. De là, je vois et j’interprète. [Fig. 2]
Sandrine Dubouilh – Prendre du recul, c’est aussi prendre du temps. N’est-ce pas une notion essentielle dans cette démarche ?
RS – Oui, essentielle. Pour le Jardin Planétaire[3], dans la Grande Halle de la Villette, j’avais demandé en effet à ce que le visiteur ait du temps. La durée de la visite était à peu près de trois heures, il y a eu un demi-million de visiteurs et pourtant, les gens s’installaient, lisaient, dessinaient, les enfants jouaient, etc. J’avais demandé à ce que la jauge soit limitée et nous avions fait en sorte de gérer l’attente. Nous savons qu’aujourd’hui, devant un tableau, un visiteur passe en moyenne neuf secondes. Et quand on est dans cette folie-là, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va plus du tout. On est dans la consommation et le spectaculaire. Ça parle fort, ça parle très fort partout, tout le temps. Cela est certainement dû au fait de vouloir exister aux yeux du monde. Mais où est le murmure du monde, du vivant ?
Comment revenir à un état méditatif, d’une certaine façon ? C’est là où la notion de paysage est apparue, au même moment que Le Jardin Planétaire : je me suis dit qu’au théâtre, il faudrait arriver à être dans des paysages, faire des scénographies paysages. C’est-à-dire, retrouver cet état comme lorsqu’on est assis sur le flanc d’une montagne et que l’on regarde, devant une image apparemment fixe, les mille choses qu’on a sous les yeux. Le gradin étant originellement un flanc de montagne. Épidaure… – Pour moi, c’est cela qui est en cause aujourd’hui, car je pense qu’il y a beaucoup d’images. Les gens sont plus attirés par l’image du paysage que par le paysage lui-même ; l’ont-ils ressentie cette terre et ceux qui l’habitent ? Cette œuvre ? Ont-ils parcouru ces territoires ? La question de l’expérience du Voir est malmenée. C’est ce que j’essaie d’exprimer là (nous revenons au dessin) ; c’est un cheminement : avant d’arriver au but, il y a tout ce qui se passe entre ces deux points, notre intériorité et notre extériorité, et par extension, notre rapport à l’Autour. On m’a raconté un rite initiatique des Indiens d’Amérique qui consiste à emmener les adolescents devant un paysage absolument merveilleux, et au dernier moment, on écrase des piments devant leurs yeux, pour que justement leur vision se trouble et qu’ils ne soient pas en extase devant l’image de la beauté du paysage, mais qu’ils ressentent le paysage. Ce qu’exprime ce rituel, c’est comment la vision troublée, ressentie, pénètre dans celui qui regarde ; sans cette profondeur-là, nous restons dans le décoratif.
SD – Quand vous concevez une scénographie pour le théâtre, est-ce que vous pensez à ce chemin que va faire le spectateur ? Aux émotions qu’il va recevoir ? Au temps qui va lui être donné pour cela ?
RS – Oui je pense à lui, je l’imagine, il est là. Dans les expositions, parfois, j’imagine même le nombre de pas entre les objets exposés. Ainsi quand je dessine des plans, je dessine une chorégraphie, une danse, une balade. C’est pour cela que j’aime bien travailler avec des chorégraphes, parce que cela me permet de repenser à des corps dansants. Et pour ma part, dans une exposition, s’il n’y a pas ces corps dansants, il ne peut pas y avoir non plus de danses de l’esprit. Le parcours ne se pense pas qu’en termes pratiques et fonctionnels. Il s’agit de définir, ici encore, la bonne distance, celle qui va nous remettre en et au contact avec les œuvres. C’est ce que je négocie avec les commissaires, pour rapprocher, éloigner, telle œuvre, tel objet, c’est une question de mesures sensibles. C’est ce qui permet aussi de se situer, de réintroduire le temps de la pensée. Les Japonais appellent ce rapport le Mâ.
Le Jardin planétaire, c’est deux ans de travail. (Il sort l’ouvrage Voyage au jardin planétaire[4]). Voici quelques-uns des quatre cents dessins que j’ai faits durant les deux ans du projet. Qu’est-ce qu’il se passe quand je dessine ? Je prends du temps, du temps pour ressentir, c’est une traversée. Ces dessins interrogent la façon dont chaque chose est en relation avec les autres. Dans cette exposition, il y avait un lieu où j’avais demandé que tout reste ouvert, sans cartel ni indication. Je voulais que les gens puissent parler entre eux et que le savoir ne passe plus par nous, « sachants », concepteurs de l’exposition, mais par eux-mêmes. Et cela a fonctionné. Au-delà du confort, au-delà des normes, j’ai aussi beaucoup travaillé sur les attitudes des visiteurs pour retrouver le chemin de la curiosité. Dans une exposition, changer les habitudes, les postures, comme s’agenouiller par exemple, est inhabituel et difficile à faire pour différentes raisons pratiques et d’usages publics. Mais en changeant de posture, on retrouve les gestes premiers, ce qu’on faisait quand on était enfant : on s’agenouillait dans la forêt pour regarder le gland, le ver de terre, cette vie inconnue… Il s’agissait donc de réactiver la curiosité, de rendre sensible cette démarche. [Fig. 3]
SD – Il y a aujourd’hui des expositions militantes sur l’urgence climatique. Il me semble que Le Jardin Planétaire était plus une sensibilisation qu’un message d’alerte.
RS – C’est aussi aujourd’hui l’expression d’une spectacularisation morbide du monde. Dire les choses frontalement effraie toujours ; nous voulions sensibiliser. Mais le Jardin Planétaire était bien un nouveau manifeste écologique à l’aube de ce IIIe millénaire. Notre intention était de capter l’attention des visiteurs et de leur faire ressentir vraiment les choses. Le travail sur le son et la lumière ont été extrêmement importants pour cela. J’ai sollicité Knud Viktor[5], compositeur sonore que j’avais croisé lors de l’exposition Le vivant et l’artificiel à Avignon en 1984. Knud était arrivé en France dans les années 1960 et s’était installé dans une bergerie du Luberon où il conservait dans une armoire-coffre-fort toutes ses bandes-son de sa Nature. Il a passé sa vie à enregistrer le murmure de la nature qu’il captait en plaçant par exemple ses microphones dans des couvercles de lessiveuse : le lapin qui dort au fond de son terrier, le bourdon, le Grand-Duc, etc. Je l’ai retrouvé et lui ai demandé de composer tout un univers sonore, de manière à éveiller la sensibilité des visiteurs. Quand je lui ai montré le plan de l’allée centrale qui faisait 150 mètres de long, il m’a dit : « je sais ce qu’on va faire, je vais me mettre au milieu de la rivière ; je vais mettre des micros de chaque côté et enregistrer, sur la même longueur, l’eau qui coule ». Les gens entraient dans la rivière, et ce son était apaisant. De même, tous les sols ont été travaillés pour leur qualité acoustique, sonore, et cet ensemble faisait un tout. Pour moi, c’est une forme de paysage. [Fig. 4]
SD – Comment avez-vous travaillé avec Gilles Clément ?
RS – Gilles Clément a commencé à dessiner la partie « jardin », j’ai apporté la partie « scénographie », c’est-à-dire les questions de cheminement, de territoires en fonction du programme, donc en fonction d’un récit. C’est ce qu’il y a de commun entre nos démarches. Puis nos plans se sont superposés, nous nous sommes accordés sur nos visions, nous avons dialogué régulièrement. Parallèlement à ce projet d’exposition, je travaillais sur Le Pays lointain de Jean-Luc Lagarce, mis en scène par François Rancillac, et je me demandais quel espace faire pour ce « pays lointain ». Il se trouve qu’à ce moment, ma mère était malade et je me suis dit que ce qui traversait matériellement la vie des hommes et des femmes était l’objet lit. J’ai conçu pour ce spectacle une scénographie paysage avec une cinquantaine de lits. Mais pour moi, cette scénographie et celle du Jardin Planétaire ne sont pas deux projets différents, ce sont deux paysages que le hasard de la vie m’a fait rejoindre alors qu’esthétiquement, ils n’ont rien à voir. Quand je travaille pour le théâtre, ma démarche est de faire en sorte qu’à partir d’un cadre qui est apparemment immobile, il se passe énormément de choses, et de voir comment on est touché, intégré dans ce paysage. Comment les metteurs en scène, les comédiens s’inscrivent-ils dans ce territoire ? Comment s’encabanent-ils ?
SD – Dans son ouvrage Une Écosophie pour la vie, Arne Naess définit une « écologie profonde », largement fondée sur son expérience en montagne, et ce qu’il nomme « le relationnisme[6] ».
RS – Oui, c’est cela : qu’on soit face à un tableau, une scénographie ou autre, comment atteindre cette sensation d’appartenir. C’est une question fondamentale, surtout en ce moment où nous sommes dans un flot d’images continu ; cela produit du désespoir car ce n’est jamais suffisant. Quand des millions de personnes sont aujourd’hui déplacées sur la planète, cela pose évidemment des problèmes d’ancrage – d’où je vois, d’où je parle…
Quand des politiques m’appellent sur L’île de la Réunion et qu’on me demande face à ces paysages classés au Patrimoine mondial de l’Humanité d’effectuer une étude de valorisation, de « faire rêver », c’est parce que les visiteurs viennent, en voiture, en autocar, qu’ils font des selfies et repartent en laissant leurs papiers gras… Tout ceci est malheureusement logique et va avec le flot de la consommation. La question qui se pose à moi est de ne pas alimenter cette extension mais au contraire de redonner du temps. Si on ne prend pas ce temps, l’image ne peut pas advenir, elle est déjà morte. Travailler sur la scénographie paysage, c’est prendre un contrepoint par rapport à cet état de fait.
En fait, cette démarche ne me vient pas du Jardin Planétaire, mais de mon expérience sur le Mahabharata. J’ai travaillé un an auprès de Peter Brook sur cette création, neuf mois sur les accessoires, et trois mois en tournée. Ce n’était que des paysages, des carrières, une gare de Tramway à Francfort, des studios de cinéma à Madrid, tout ce qui n’était pas théâtral. Et pourtant si théâtral… Dans ces lieux, Peter Brook nous donnait à voir et percevoir la guerre entre ces deux tribus. La question du paysage commence aussi comme cela.
Après cette expérience, j’ai travaillé avec le metteur en scène Ahmed Madani. Nous avons joué des pièces contemporaines dans des tours de HLM, dans des supermarchés désaffectés, nous avons travaillé non pas pour mais avec la population qui était là, qui n’avait pas l’habitude d’aller au théâtre. On investissait leurs ex-lieux de vie. En effectuant une re-lecture de ces lieux, on recréait un paysage par cette mise en situation. C’est encore une histoire de liens.
SD – Vous avez parlé de territoire, peut-on revenir sur cette notion ?
RS – Si on revient à nouveau au Jardin Planétaire, le premier territoire est Paris, un cadre urbain, une métropole. L’exposition n’aurait pas eu le même impact ailleurs. Pour l’exposition Méditerranées, des cités d’hier aux hommes d’aujourd’hui[7], je me suis installé dans un terminal de Ferries, au port de la Joliette. C’est un territoire international, ce qui en dit déjà beaucoup. Je me suis dit, au final, qui sont nos « Ulysse » contemporains ? Ce sont les gens qui font translater les marchandises du monde entier, métaphoriquement ce sont les dockers. Ce sont eux qui manipulent tout, chaque container, et personne d’autre. La matière est là. Pour cette exposition, j’ai conçu une scénographie composée de soixante containers que j’ai transformés en vitrines, en salles d’exposition… Ce n’était pas une question esthétique, d’autres utilisent des containers pour habiter. J’ai pris ces objets parce que pour moi, c’était comme ramasser des bouts de bois dans une forêt et décider de faire une cabane. Les containers étaient mes bouts de bois et je suis allé voir ceux qui s’en occupent. J’ai rencontré le secrétaire général des dockers de Marseille qui m’a dit : « Ici c’est chez nous. Même le président Sarkozy n’est pas rentré ». J’ai eu très tôt l’intuition de ce contexte particulier et j’ai travaillé avec eux, habitants, acteurs de ce territoire. La question du territoire, c’est considérer le contexte où ça se passe. Car si on ne le fait pas, cela provoque de la violence, un sentiment d’exclusion, de spoliation et non d’adhérence. [Fig. 5]
SD – On vous a appelé sur des projets de valorisation de territoires – au Pont du Gard par exemple. Sur ce type de projet, quelle est la demande et comment y répondez-vous ?
RS – Sur le Pont du Gard, la commande concernait un nombre considérable d’hectares ; il fallait montrer ce qu’avait été cette garrigue méditerranéenne. C’est un territoire parcellaire qui a été occupé par l’humain durant des siècles. Il y a eu un gros travail de restauration du paysage, non pour le reconstituer mais en retrouver, restituer « le parfum ». Les commanditaires voulaient rendre payant ce paysage, ce que j’ai « refusé ». Mais cette contrainte a été un déclencheur, m’incitant à réfléchir à ce qu’on pourrait payer. On avait décidé d’être quasiment muet dans tout ce paysage, d’intervenir au minimum face au vivant. J’ai commencé par installer des seuils en pierre, comme si nous entrions dans une « maison ». Nous avons ensuite posé des pierres sur lesquelles avaient été incrustées des photos anciennes, des enluminures, qui permettaient de faire comme un voyage dans le temps en confrontant deux mêmes lieux, celui qui avait été vu par ces photographes et enlumineurs, et celui qu’on avait sous les yeux. À partir de là, nous avons réalisé un livret payant ; un paysage ne se paye pas, il s’offre, c’est un bien commun.
Pour revenir au théâtre, j’ai parlé de scénographie paysage mais je préfère à présent la notion de territoire. Car qu’est-ce qu’une scène si ce n’est un territoire délimité matériellement, dans lequel le metteur en scène fait pénétrer ses comédiens, dans lequel se passe une action ? Et s’il ne fallait garder qu’une composante, ce serait le sol, la seule chose importante, celle qui ancre le comédien dans ce territoire. De là, il nous donne à voir, raconte, exprime. [Fig. 6]
SD – N’est-ce pas précisément l’enjeu du projet de théâtre mobile que vous concevez actuellement ?
RS – Le ministère de la Culture et le CDNOI (Centre Dramatique National de l’Océan Indien), que dirige Luc Rossello, m’ont commandé en effet un théâtre mobile pour l’île de la Réunion. C’est un territoire particulier, coincé géographiquement entre l’océan Indien et le Piton de la Fournaise. Il y a quatorze théâtres sur cette île, mais personne pour les faire fonctionner et le public n’y vient pas. La commande est celle d’un théâtre transportable, un théâtre de création et non uniquement de diffusion. Ce n’est pas une structure itinérante mais mobile. À partir de cela, pour aller plus loin dans la commande, j’ai proposé que ce théâtre soit conçu de manière à être entièrement autonome énergétiquement ; les ingénieurs étudient actuellement ce point, utilisant l’énergie solaire et éolienne suivant différents relevés climatiques dans le monde. C’est le premier théâtre de ce type jamais conçu. Il est composé de quatre modules que l’on peut positionner en frontal, bifrontal, quadrifrontal et dispose d’une autonomie de trois heures. Son principe repose sur celui du repérage au cinéma – car je travaille aussi pour le cinéma. Il ne s’agit pas de faire du ville à ville en jouant sur des parkings mais de repérer le lieu où l’on veut s’installer afin d’ancrer l’histoire, la musique, la danse. De créer une relation entre ce qui se joue sur scène et l’Autour. Ainsi, que l’on soit à la Réunion, en Afrique du Sud ou en Inde, c’est avant tout une relation qui sera recherchée. À partir de quatre containers, ce théâtre mobile de deux cents places sera composé de deux ateliers, un pour les costumes et un pour les accessoires, de manière à faire avec ce qu’il y a sur place, les tissus, les matériaux.
C’est une boîte à outils voyageuse, offerte aux créateurs : à eux de s’en emparer. Son autonomie énergétique étant limitée à trois heures pour le spectacle, il s’agit aussi de travailler sur la durée du spectacle. Ou si on veut faire plus long, il faudra faire autrement, en travaillant avec et au contact de la lumière du jour, de la nuit. Ce qui est appelé l’écologie aujourd’hui n’est plus juste : parlons d’environnements et de ce qu’ils incluent. Cessons de travailler sur le manque, mais sur ce que l’on possède, ce qui nous entoure. À partir de là, on redevient riche de nos imaginaires. Ce théâtre mobile peut avoir lieu partout, en pleine nature, dans un cadre urbain, une ruine, etc. C’est donc aussi une question de territoires, on crée à partir de ce qui est là, comme des jardiniers qui cultivent leurs terres. [Fig. 7 & 8]
Au fil des siècles, le théâtre n’a eu de cesse de se refermer architecturalement sur lui-même pour nous parler du monde extérieur. Ce mouvement me questionne aujourd’hui, et c’est pourquoi j’ai travaillé ce projet. Les théâtres restent des formes de temples fermés qui n’attirent plus le quidam de la même manière. Nous sommes à l’évidence dans un tournant de civilisation dans notre rapport, notre relation, à ce qui nous entoure. Si au contraire nous convoquions le public dans une expérience d’une forme de théâtre ouvert, incorporé dans un « grand Tout », à l’Autrui et l’Autour, le spectaculaire serait alors ce regard nouveau porté sur ce qui se vit ici, là ou ailleurs.
Notes
[1] Nous avons fait le choix d’accompagner cet entretien uniquement de dessins. Nous renvoyons les lecteurs et lectrices au site internet de Raymond Sarti (https://raymondsarti.com/) abondamment pourvu en photographies.
[2] Spectacle créé le 6 septembre 2022 au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris. Musique d’Émily Loiseau, Lumières d’Anne Vaglio.
[3] Le Jardin Planétaire, Gilles Clément, Raymond Sarti, lumières de Marie-Christine Soma. Exposition à la Grande Halle de la Villette, 15 septembre 1999 – 23 janvier 2000.
[4] Gilles Clément et Raymond Sarti, Carnet de croquis : voyage au Jardin planétaire, Neuilly, Spiralinthe, 1999.
[5] Knud Viktor (1924-2013) était un artiste peintre danois.
[6] Arne Naess, Une Écosophie pour la vie, introduction à l’écologie profonde, Paris, Le Seuil, 2017, p. 195 : « Je deviens davantage une partie de l’environnement et l’environnement une partie de moi. Seul demeure un réseau de relations plus ou moins intimes – c’est ce que j’appelle le “relationnisme” ».
[7] Exposition inaugurale de l’année Marseille, Capitale Européenne de la Culture 2013, 12 janvier-18 mai 2013.
Pour citer cet article
Sandrine Dubouilh, « « Atteindre cette sensation d’appartenir ». Entretien avec Raymond Sarti », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 296 [en ligne], mis à jour le 01/01/2023, URL : https://sht.asso.fr/atteindre-cette-sensation-dappartenir-entretien-avec-raymond-sarti/