Revue d’Histoire du Théâtre • N°259 T3 2013
Avant-propos – Pour une préhistoire des revues de théâtre
Par Sophie Lucet
Résumé
Les années 1870-1914 voient surgir dans le paysage de la presse et des revues françaises un certain nombre de titres de périodiques consacrés au théâtre – certains plus éphémères que d’autres (et pour un grand nombre encore très peu répertoriés) – témoignant de tentatives menées dans des directions diverses pour fonder un espace éditorial neuf. à côté de la critique dramatique des quotidiens et du magistère du feuilleton, à côté d’une presse des spectacles (parfois illustrée) florissante, mais à vocation largement commerciale ou professionnelle, apparaissent des titres dont le projet vise à renouveler la documentation des formes variées et des évolutions du théâtre contemporain, en cherchant à rendre compte du fait théâtral dans sa totalité, dans une perspective artistique et soucieuse d’esthétique théâtrale. C’est à un premier état des lieux de cette émergence de la « revue de théâtre » moderne, telle qu’elle s’affirme par la suite de manières diverses au XXe siècle, qu’est consacré ce dossier.
Texte
Avant-propos
Les années 1870-1914 voient surgir dans le paysage de la presse et des revues françaises un certain nombre de titres de périodiques consacrés au théâtre – certains plus éphémères que d’autres (et pour un grand nombre encore très peu répertoriés) – témoignant de tentatives menées dans des directions diverses pour fonder un espace éditorial neuf. à côté de la critique dramatique des quotidiens et du magistère du feuilleton, à côté d’une presse des spectacles (parfois illustrée) florissante, mais à vocation largement commerciale ou professionnelle, apparaissent des titres dont le projet vise à renouveler la documentation des formes variées et des évolutions du théâtre contemporain, en cherchant à rendre compte du fait théâtral dans sa totalité, dans une perspective artistique et soucieuse d’esthétique théâtrale. C’est à un premier état des lieux de cette émergence de la « revue de théâtre » moderne, telle qu’elle s’affirme par la suite de manières diverses au XXe siècle, qu’est consacré ce dossier.
L’ ouvrage ancien, toujours exemplaire, d’André Veinstein sur l’histoire des théâtres d’art envisagés à partir de leurs périodiques (Librairie théâtrale, 1955), a montré tout l’intérêt de l’étude de ce type de publication, et l’importance des petites revues attachées aux entreprises pionnières d’Antoine, de Paul Fort, et de Lugné-Poe notamment, dans le contexte d’une affirmation nouvelle de l’art de la mise en scène. Au-delà des programmes illustrés du Théâtre d’Art et du Théâtre de L’Œuvre, ceux du Théâtre Libre ainsi que les brochures rédigées par Antoine – dont l’intérêt artistique et théorique a d’ores et déjà fait l’objet de nombreuses études –, l’on peut identifier d’autres titres de revues éphémères que l’apparition de « scènes à côté », comme on les appelait alors, a intéressés, sinon inspirés, de manière privilégiée (parmi lesquels par exemple L’Indépendant théâtral de Gaston Devore en 1888, ou bien L’Art et la scène, revue artistique et théâtrale en 1896-1897). L’on peut aussi réinterroger dans cette perspective le cas de La Revue wagnérienne (1886-1888) – très lue dans les milieux littéraires et artistiques d’avant-garde comme on le sait – et qui fournit l’exemple, sinon le prototype, d’une revue entièrement dédiée à la théorie esthétique et documentant, en matière de théâtre, une utopie réalisée. Les compagnonnages et les solidarités entre les revues d’art et de littérature d’avant-garde (L’Ermitage, Les Entretiens politiques et littéraires, Le Mercure de France, La Revue Blanche…) et les petites scènes, et autres expériences théâtrales « à côté » – dans la mouvance notamment du symbolisme littéraire et artistique – sont par ailleurs un fait caractéristique d’une fin de siècle où les modalités de reconfiguration du champ artistique et l’urgence de positionnements de rupture, permettent d’établir le principe d’une homologie entre les « petites revues » (selon la formule de Remy de Gourmont) et les « petites scènes ».
Enfin, dans la perspective d’une préhistoire de la revue de théâtre, il faudrait également regarder en amont de la période considérée, et remonter jusqu’au Monde dramatique de Gérard de Nerval, qui propose, en 1835, la formule pionnière d’un journal de critique dramatique, et constitue l’un des moments fondateurs probablement de l’histoire qui nous intéresse ici.
Pour s’en tenir à la fin de siècle et au tournant du siècle, il est indispensable d’élargir l’enquête à d’autres titres, à d’autres modèles éditoriaux, dans le contexte d’une expansion sans précédent de la presse spécialisée. L’apparition d’une revue de type encyclopédique comme La Revue d’art dramatique, fondée sur le modèle de La Revue des Deux Mondes, est représentative, par exemple, des évolutions et des tentatives de l’époque, puisque entre 1886 et 1909, elle connaît des formules très différentes (entre revue institutionnelle et revue indépendante, revue généraliste, revue d’art et revue militante). Par ailleurs – et avant que Comoedia, quotidien uniquement consacré au théâtre, ne voie le jour en 1907 – de nombreuses autres revues de théâtre sont en concurrence les unes avec les autres, un phénomène rendu probablement plus aigu par l’entrée en force de la photographie dans l’espace de la revue, comme en témoignent les exemples du Théâtre (1897-1921) et de L’ Art du théâtre (1901-1907). à côté de ces périodiques de théâtre, plus ou moins solidement implantés dans le paysage de la presse – et en amont, leur traçant la voie en quelque sorte – l’on peut identifier bien d’autres projets de revues consacrés aux « choses de théâtre », plus éphémères et très variés, qui doivent également retenir l’attention : parmi tant d’exemples, Le Théâtre de Jules Bonassies en 1874 ; Les Premières illustrées de Raoul Toché (1882-1888) ; Le Scapin (1885-1887) ; Mascarille (1892) ; La Vie théâtrale d’Emile Mas (1894) ; La Rampe illustrée (1898-1908), L’Album comique (1907-1908), etc.
Le dossier qu’accueille aujourd’hui dans ses pages le numéro 259 de la Revue d’histoire du théâtre ne prétend aucunement épuiser le sujet, mais en montrer l’intérêt, dans la perspective d’un renouvellement de l’historiographie de la période. Dans le premier article, proposant un essai de synthèse (Sophie Lucet, Romain Piana), il s’agit d’esquisser la cartographie d’un territoire peu exploré, en montrant comment la nécessité d’une critique théâtrale d’art s’affirme dans le contexte de spécialisation, de diversification de la presse fin-de-siècle, et de développement de la presse illustrée : d’un côté les revues d’art et de littérature d’avant-garde affirment de nouvelles exigences théoriques et critiques en matière de théâtre, et l’expression d’affinités avec les théâtres à côté qui peuvent aller jusqu’au militantisme ; de l’autre, des revues exclusivement consacrées au théâtre tentent de voir le jour, sur le modèle des revues d’art, en donnant une part accrue à l’image (grâce aux avancées des procédés d’impression et de reproduction), ouvrant les possibilités d’une documentation renouvelée de la partie visuelle du théâtre, et de l’art de la mise en scène. La difficulté paraît grande, toutefois, dans un contexte de plus en plus concurrentiel, de trouver à la fois un modèle éditorial pertinent et une formule économique viable, permettant d’assurer l’indépendance et la pérennité d’une publication artistiquement exigeante sur le théâtre. Les mécanismes de collusions interpersonnelles et économiques entre le monde de la presse et celui du théâtre, qui n’ont cessé de s’aggraver tout au long du XIXe siècle – et notamment dans la période libérale du Second Empire – expliquent en partie ces difficultés, comme le montre ensuite (article de Jean-Claude Yon) la présentation et l’étude du rapport de Jules Maret-Leriche adressé à la direction des Beaux-Arts en 1872, – un document d’archives inédit et méconnu qui présente un bilan accablant sur l’état de la presse théâtrale, et indique la nécessité de moraliser les pratiques journalistiques, en confiant, le cas échéant, aux pouvoirs publics le soin de piloter un Moniteur des théâtres indépendant.
Deux études de cas permettent ensuite de préciser certains questionnements : en proposant une radiographie de la revue de Jean Jullien, Art et critique (1889-1892), Simona Martini s’intéresse à une revue d’art et de littérature d’avant-garde, inscrite dans la mouvance du Théâtre Libre, sans lui être inféodée ; et parce que Jean Jullien est théoricien et dramaturge, cette revue éphémère qui n’est pas à proprement parler une revue de théâtre, affirme des préoccupations et une hauteur de vue intellectuelle et théorique préfiguratrices à certains égards des conceptions éditoriales d’un Copeau. Alice Folco s’emploie, de son côté, à interroger les objectifs du Bulletin de L’Œuvre, qui accompagne l’activité théâtrale et les tournées de Lugné-Poe entre 1909 et 1914 : derrière les pétitions de principe qui affichent les préoccupations d’une revue d’art, la revue de Lugné-Poe dans cette période peine à renouveler ses perspectives dans un rapport actif au théâtre de son temps, plus occupé d’auto-promotion que de réflexion, et lié à certaines formes de mondanité. Dès lors l’intérêt principal de ce bulletin tient-il sans doute à la manière dont il célèbre le passé héroïque du Théâtre de L’Œuvre, contribuant à sa façon à en écrire l’histoire.
L’ensemble des contributions de ce dossier vise ainsi à montrer la pertinence des études revuistes portant sur la vie théâtrale avant 1914, en prenant la mesure de la richesse et de la diversité du corpus à défricher. Elargissant le geste traditionnel de la critique dramatique, les revues de théâtre à la fin du XIXe et au tournant du siècle proposent des modalités très variées d’accompagnement du mouvement théâtral ; elles prennent acte également de leur inscription propre dans une histoire du théâtre, et travaillent diversement à renouveler les questionnements sur la mémoire de l’éphémère et les archives du spectacle[1].
| Sophie Lucet
Notes
[1] Le projet d’une recherche sur les revues de théâtre de la fin du XIXe siècle a été initié lors d’un colloque international, qui s’est tenu à L’Université du Maine (Le Mans) les 29 et 30 novembre 2007, intitulé « Les revues laboratoires de la critique 1880-1920 » dans le cadre duquel Romain Piana et Sophie Lucet avaient présenté une première étude sur la critique théâtrale d’art et sur les revues de théâtre (et l’ébauche d’un répertoire des revues de théâtre du tournant du siècle). Dans la lignée des séminaires du Groupe inter-universitaire et interdisciplinaire sur les revues de théâtre au XXe siècle, fondé en 2011 par Marco Consolini, Romain Piana et moi-même, une journée d’étude sur « la préhistoire de la revue de théâtre » s’est tenue le 16 juin 2012 à la Bibliothèque Seebacher de l’Université Paris-Diderot. Le présent dossier, limité dans sa quantité, ne reprend qu’une partie des contributions présentées lors de cet événement : Marco Consolini avait évoqué « La notion de « mise en scène » dans les revues Le Metteur en scène (1881) et Le Costume au théâtre et à la ville. Revue de la mise en scène (1886-1890) ». Luce Abélès avait travaillé sur « Les Premières illustrées, une revue théâtrale composite ». Filippo Bruschi avait évoqué « La Revue wagnérienne : évolution et esthétique ». Anne-Laetitia Garcia avait travaillé sur « Les beaux gestes perdus : la photographie comme témoignage dans Le Théâtre ». Que tous soient remerciés ici pour ces travaux, comme pour leur contribution à la dynamique collective d’une recherche en cours.
Pour citer cet article
Sophie Lucet, « Avant-propos – Pour une préhistoire des revues de théâtre », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 259 [en ligne], mis à jour le 01/03/2013, URL : https://sht.asso.fr/avant-propos-pour-une-prehistoire-des-revues-de-theatre/