Revue d’Histoire du Théâtre • N°291 T3 2021
Entretien avec Renaud Cojo
Résumé
Entretien réalisé par Marion Chénetier-Alev
Texte
Renaud Cojo est auteur, comédien, metteur en scène, réalisateur et photographe. Il rencontre le théâtre par la musique et fonde en 1991 le label Ouvre le chien avec lequel il dirige plusieurs projets. Il invente des formes libres, avant d’expérimenter une facture plus attendue de spectacles en montant d’abord Pour Louis de Funès de Valère Novarina, au Théâtre de la Bastille, puis une trilogie constituée de trois textes d’auteurs contemporains : L’Amour de Phèdre de Sarah Kane, créé en France en 2000 au théâtre de la Bastille ; La Marche de l’architecte de Daniel Keene, pour le Festival d’Avignon en 2002 ; Sniper de Pavel Hak, dans un dispositif électro-acoustique, à la ferme du Buisson en 2005. Citons aussi sa mise en scène d’Elephant People de Daniel Keene en 2007. Renaud Cojo se situe dans le champ du théâtre-performance, et son travail est étroitement lié à la musique. Il a démarré en particulier une recherche autour du mouvement punk et travaille actuellement, pour l’opéra de Bordeaux, sur des textes de Lester Bangs.
Dans quelles circonstances avez-vous rencontré le théâtre de Sarah Kane ? Pourquoi avoir choisi de monter cette œuvre en particulier, la moins montée parmi ses pièces ?
J’ai rencontré Phaedra’s Love grâce à sa traductrice, Séverine Magois, qui venait de remettre le manuscrit à son éditeur. Cette pièce n’avait jamais été montée en France. Son caractère d’urgence, l’écriture incisive, la radicalité du propos m’ont amené à demander les droits de mise en scène très rapidement.
Quelles résonances particulières la pièce avait-elle pour vous ?
Ce qui m’intéressait était de sortir le monstre de la tragédie et de lui donner une autre peau. Une famille royale d’aujourd’hui par exemple.
Le fait que Claude Degliame ait interprété Phèdre en 1989 a-t-il été déterminant dans la distribution ? Songiez-vous d’emblée à cette comédienne lorsque vous avez décidé de monter L’Amour de Phèdre ?
J’avais rencontré Claude sur un travail précédent que j’avais également monté au Théâtre de la Bastille, le Pour Louis de Funès de Valère Novarina avec Dominique Pinon. Elle était venue en spectatrice. Je lui ai parlé de mon projet Kane et nous nous sommes entendus rapidement.
Quelle(s) difficulté(s) particulière(s) offraient l’écriture et la dramaturgie de cette pièce pour vous ?
La principale difficulté était de ne pas tomber dans le piège du naturalisme, tout en créant une sorte d’oralité « naturelle » de la langue. Il fallait trouver une forme stylistique. Pour cela il s’agissait de travailler également sur le corps incisif, et de donner un caractère radical à la scénographie par exemple.
Comment avez-vous compris cette adaptation que Kane faisait de la Phèdre de Sénèque ?
La difficulté demeure le caractère hyper elliptique du projet d’écriture de Sarah Kane. À aucun moment je n’ai souhaité questionner mes propres connaissances de la tragédie grecque. Ce n’était pas l’enjeu.
Quelles ont été vos principales orientations pour cette mise en scène ?
J’ai voulu préserver une sorte d’effroi dans le chaos. Je me souviens d’avoir fait travailler les intentions de jeu à partir de morceaux de musique, pour ne surtout pas faire entrer la tragédie seulement dans le verbe mais également dans le vertige des corps.
Les spectateurs étaient très proches du plateau dans cette salle du Théâtre de la Bastille, cela a-t-il orienté votre conception de la mise en scène et du jeu ?
Je n’ai pas eu conscience de cela pendant les répétitions, et me suis rendu compte de cette proximité au fur et à mesure des représentations. Les comédiennes et comédiens ont
dû aussi « fabriquer » avec cette proximité.
Je me souviens de la longueur et de la beauté de la scène de fellation de Phèdre à Hippolyte. Comment avez-vous traité cette séquence périlleuse pour parvenir à lui conserver sa force de trouble et éviter toute vulgarité ?
C’est justement la « longueur » de la scène qui créait cette sensation de malaise car cela se rapprochait d’une certaine « vérité ». Il ne fallait pas expédier ce moment clef, qui devait avoir la même intention qu’un long monologue.
Je me souviens aussi que la mise en scène reposait sur la couleur rouge, de façon très marquée.
La robe de Phèdre était rouge, le décor également, tous les costumes étaient nuancés de rouge. Le sang était partout mais le canapé sur lequel était assis Hippolyte était noir.
Y avait-il une bande son dans le spectacle ?
Oui, le son était comme toujours dans mes spectacles très présent. Je me souviens d’avoir utilisé le Requiem d’Alfred Bruneau et un morceau de Nine Inch Nails (entre autres). Le son est une immédiateté, une force immédiate.
La scène finale de la pièce, où Hippolyte et Strophe sont mis en pièces par la foule, pose d’évidents problèmes au plateau, que vous avez remarquablement résolus. Pourriez-vous revenir sur la manière dont vous l’avez traitée ?
Cette scène de lynchage injouable (nous ne sommes pas dans la tragédie grecque où le crime est commis dans les coulisses) a été traitée sous forme de film. Comme si les caméras de surveillance devant les grilles du palais filmaient en temps réel l’émasculation d’Hippolyte et son meurtre. J’avais pensé que cette manière était susceptible de ramener à une réalité à condition de respecter tous les codes filmiques et sonores de la restitution de ces caméras qui émergeaient à l’époque : images saccadées, défauts de focus, rythme des caméras entre elles, etc.
Kane appelait cette pièce sa « comédie » : partagez-vous cette conception et avez-vous cherché à la rendre sensible dans votre spectacle ?
Non, je n’ai rien cherché dans ce sens. Les mots de Sarah Kane suffisaient. Il y a effectivement des moments de pure comédie dans cette pièce, notamment quand le prêtre s’agenouille devant Hyppolite pour lui prodiguer également une fellation. Je me souviens de quelques rires malgré la tragédie de l’instant.
Quelle a été la réception de votre mise en scène ?
Très tranchée comme d’habitude. J’aimerais que tous les spectacles aujourd’hui offrent le même potentiel, mais cela n’existe plus. Le marché a tout mangé. C’était tranché autant du côté du public que de celui de la critique.
Voyez-vous, lisez-vous aujourd’hui la pièce d’un œil différent de celui que vous portiez sur elle il y a vingt ans ? la remonteriez-vous aujourd’hui ?
Excellente question ! Je ne sais pas. L’exercice serait de refaire exactement la même chose, mais j’en suis bien incapable. J’ai vieilli.
Quelle a été la place de ce spectacle dans votre parcours ?
Il a été le point de départ d’un certain nombre de projets autour de l’acceptation de notre monstruosité. Il ne peut y avoir communauté sans l’acceptation de cette humanité-là.
Pour citer cet article
Marion Chénetier-Alev, « Entretien avec Renaud Cojo », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 291 [en ligne], mis à jour le 01/03/2021, URL : https://sht.asso.fr/entretien-avec-renaud-cojo/