Expositions Virtuelles

Jouvet et son histoire du théâtre

Présentation

Louis Jouvet et « son » histoire du théâtre

 

Interrogée par Paul-Louis Mignon au cours d’une table ronde organisée en 1987, Rose-Marie Moudouès, qui avait travaillé avec Louis Jouvet à l’époque de sa présidence de la Société d’Histoire du Théâtre, répondit très spontanément : « Il n’y avait aucune différence pour lui, j’en ai eu du moins l’impression, entre l’histoire du théâtre et le théâtre; il ne les dissociait pas. Pour répondre à ses interrogations successives, l’histoire était d’un grand secours. Il avait le souci constant de remonter aux origines de son art et de chercher à renouer avec tous les maillons possibles depuis la plus haute antiquité. L’histoire n’était pas un autre compartiment de sa vie, elle était un moyen d’aider le théâtre à vivre. Parmi les objectifs qu’il avait fixés à la Société d’histoire du théâtre – dont il était un des membres fondateurs – celle-ci ne devait pas être considérée comme une sorte de musée où on engrangerait les documents afin qu’ils ne soient pas perdus : ils devaient être une source d’enrichissement, pour la pratique du théâtre. (…) L’histoire du théâtre lui apparaissait comme un énorme réservoir, un énorme vivier dans lequel ceux qui viendraient demain – qu’ils se préoccupent de l’art du comédien, de l’art du metteur en scène ou de l’art du décorateur – pourraient puiser[1] ».

Cette réflexion éclaire parfaitement notre propos, dans la mesure où elle souligne le caractère spontané des rapports que Louis Jouvet a pu entretenir avec l’histoire du théâtre, passé, présent (et avenir ?) réunis dans une seule coulée temporelle et patrimoniale. Dans l’exercice de son métier de metteur en scène, cette volonté de prendre en compte la plasticité historique du théâtre, on en trouverait peut-être une preuve – sous la forme d’un clin d’œil décoratif – dans l’utilisation des cinq lustres du Grand Siècle pour le décor de L’École des femmes. Nous sommes bien au siècle de Louis XIV, semblent-ils nous dire. Bien sûr nous sommes aussi au théâtre, dans un espace de jeu, mais alors que signifient ces accessoires, incongrus et inutiles en eux-mêmes ? En réalité, ils ne s’imposent ici que par référence implicite à notre regard sur la scène classique, à notre connaissance de son éclairage et, d’une manière générale, à notre mémoire de cette scène-là, celle de Molière. Jouvet semble être ainsi parvenu à illustrer les deux temporalités dont parlait Rose-Marie Moudouès : celle du « ici et maintenant », du jeu au présent sur le plateau, mêlée à celle de l’histoire, et installer entre les deux une osmose, une interpénétration dynamique et porteuse de sens.

Mettre en scène une pièce de Molière ressortit à la fois d’une approche totalement « naïve » ou vierge du texte (dans la mesure du possible), et d’une lecture approfondie de l’archéologie livresque accumulée sur elle depuis près de trois siècles. D’où la demande qu’il faisait à ses proches – notamment à Michel Etcheverry – de lire pour lui des dizaines d’ouvrages consacrés à Dom Juan ou à Tartuffe, qui lui permettaient de construire une sorte d’assise historique à son travail, ce que confirme l’existence de la considérable bibliothèque qu’il possédait quai Blériot, et dont certains volumes sont annotés de sa main. On y trouve ainsi, parmi de multiples éditions collectives, un Théâtre de Molière en sept tomes reliés pièce par pièce en trente-cinq fascicules parus chez Garnier en 1867 et comportant de nombreuses remarques, des commentaires, des croquis, et même des mouvements d’acteurs ou des propositions de costumes, etc. Cela prouve que, pour Jouvet, la lecture renouvelée et active des pièces de Molière et des livres d’analyse qui leur ont été consacrés (et figurant aussi dans sa bibliothèque) fait partie intégrante de la pratique de son métier ; que la fréquentation du passé, de l’histoire du théâtre, s’inscrit dans le mouvement même de sa vie d’animateur et de comédien du XXe siècle.

Tout cela nous ramène encore une fois au spectacle décidément singulier que fut cette École des femmes, si emblématique à ses yeux qu’il en a fait un exemple essentiel de son intervention, «Problèmes de la mise en scène des comédies classiques», donnée en mai 1951 devant la Société d’Histoire du Théâtre à la Sorbonne, et dont Ève Mascarau a publié un long passage dans Louis Jouvet[2]. Il y analyse en particulier le « point de vue pratique » qui doit guider le metteur en scène de cette pièce dont l’action se situe alternativement sur une place et dans la maison d’Agnès, mais dont la didascalie initiale indique un seul lieu, une place. Or, écrit Jouvet, « au moment où Agnès vient de subir les semonces d’Arnolphe, arrive Horace qui rencontre quatre fois successivement son rival, au même endroit. Il n’est pas possible que ce soit dans le même lieu, cela ne s’entend pas, ne se comprend pas[3] ». D’où la nécessité d’inventer un double lieu, ce qu’il fit avec l’aide de Christian Bérard. Autre exemple : au XVIIe siècle, lorsqu’Arnolphe disait : « Un siège, ici, au frais », alors même qu’il n’est guère logique, constate Jouvet, qu’on « porte une chaise sur une place publique, (…) à l’époque de Molière, cela ne dérangeait personne[4] ». Pour dire cela, il s’appuie sur sa connaissance intime de l’histoire du théâtre, sur la certitude qu’il a acquise que le spectateur de Molière n’appréhendait pas une représentation de la même manière que celui d’aujourd’hui. Ainsi, « le public actuel, affirme-t-il, qui est, disons-le, un public de cinéma, a l’habitude de voir les choses beaucoup plus que de les entendre – ce qui n’était pas le cas du spectateur du XVIIe siècle qui entendait plus qu’il ne voyait[5] ». Là encore, Jouvet peut s’appuyer sur son érudition, sur une bibliographie abordant, entre autres, la question de la sensibilité des publics du passé.

Dès lors, il est permis d’associer semblables réflexions à l’élaboration de son point de vue d’homme de théâtre moderne : rendre L’École des femmes parfaitement lisible, acceptable, claire, intéressante, alors même que sa structure (pour ne pas parler de son sujet) en a fait, depuis des générations, un objet presque inaccessible, incompréhensible. Et si lui-même, Louis Jouvet, est parvenu à lui redonner sa vérité, sa légitimité, à la jouer en série (comme une pièce contemporaine), c’est bien parce qu’il a d’abord cherché à comprendre sa réception à l’époque de sa création (c’est de l’histoire…), puis envisagé – à partir de ces mêmes éléments historiques – la possibilité d’une réception actuelle (c’est de la mise en scène…) : mouvement de balancier exercé constamment entre le XXe siècle et celui de Molière et dessinant les principales lignes de force du spectacle de 1936.

Mais c’est sans doute pour Dom Juan, dix ans plus tard, que Louis Jouvet se livrera (et nous conviera) à un véritable tour d’horizon de l’histoire d’un mythe, d’un personnage et de ses multiples incarnations scéniques. C’est d’ailleurs en regardant d’un peu plus près ce qu’il nous dit de cette pièce dans sa conférence des Annales, « Pourquoi j’ai monté Dom Juan », que nous saisirons pleinement – plus encore qu’avec L’École des femmes – ce que représentait pour Jouvet l’histoire du théâtre et, une fois encore, comment il entendait l’assimiler et s’en nourrir quotidiennement. Ceci dans les limites bien comprises de la préparation de la mise en scène d’une pièce, et qui n’excluait nullement l’intérêt qu’il portait à tous les aspects historiques du théâtre (scénographie, architecture, répertoire, troupes, etc), auxquels la Société d’Histoire du Théâtre devait se consacrer.

Revenons à ce Dom Juan, dont il nous dit d’emblée qu’il en existe 150, et que ce chiffre indique assez le succès renouvelé de cette pièce à machines, très souvent présente sur les scènes italienne et française, avant et pendant la vie de Molière. Cette large recension conduit Jouvet à nous parler, entre autres, des Italiens de Tibério Fiorilli, des canevas notés par Domenico Biancolelli, des pièces de comédiens (Pierre de Dorimon ou le Sieur de Villiers), jouées une dizaine d’années à peine avant celle de Molière, et elles-mêmes tributaires d’œuvres précédentes, dont il cite d’ailleurs plusieurs titres. Cette accumulation de noms, cette longue liste que Jouvet se plaît à commenter plus ou moins longuement, quelle est la raison qui l’a amené à la présenter aux Annales? Pourquoi pareil exposé, digne d’un étudiant de Sorbonne ? Est-ce par simple plaisir d’érudit et pour éblouir son public en jouant au comédien cultivé ? Il n’en est rien, évidemment. Car, même s’il y a bien un peu ici du Jouvet bibliophile et bibliographe, nous retrouvons aussi très vite l’homme de scène, l’amateur passionné du théâtre de Molière, celui qui ne cesse de sonder les mystères de son oeuvre. En effet, dit-il, si on se penche sur toute cette littérature «donjuanesque» répandue sur la France, l’Italie et l’Espagne, alors la pièce de Molière acquiert à contrario toute sa singularité, prend sa vraie place, au-delà de tout ce qui a pu en être dit (« pièce mal faite, disparate, incohérente », selon le célèbre Faguet). Et cela pour la simple raison que son Dom Juan n’a rien à voir avec les nombreuses farces graveleuses, anticléricales, dont il vient de parler : « Molière, en choisissant le sujet de Dom Juan, traite un sujet en vogue. Le public court à chaque représentation que les troupes en donnent. Les phrases sacrilèges n’inquiètent personne, l’athéisme du héros, les conversations qui s’échangent entre la statue de pierre et le gentilhomme ne scandalisent pas  ; tout se résorbe et tout s’arrange au dernier tableau par les flammes de la résine et l’ouverture d’une trappe qui conclut la soirée par une damnation moralisatrice. Disons-le franchement, tout y est puéril et déshonnête à souhait. On ne saurait être plus innocent dans le dévergondage et l’impiété. Ce ne sera pas là le sujet de Molière[6]. » On l’a compris : c’est par une plongée dans le répertoire des innombrables Dom Juan du XVIIe siècle, par la comparaison du valet (et de ses avatars) avec Sganarelle, ou des scènes qui lui proposait ce répertoire oublié et celles de Molière (tirade d’Elvire ou rencontre des paysannes, par exemple) que Jouvet entend nous convaincre que ce Dom Juan-là se situe cent coudées au-dessus de ces soi-disant modèles : « À un thème détrempé jusqu’ici dans le comique et le burlesque, à une histoire truffée de lazzis et de plaisanteries douteuses sur un sujet scabreux, Molière donne soudain une authenticité profonde et un sens véritable. (…) C’est de salut et de damnation qu’il est question dans le Dom Juan de Molière[7]. » Mais pour soutenir cette opinion, pour prétendre que, dans Dom Juan, Molière se révèle « à l’égal de Pascal ou de Bossuet » et qu’il y peint «l’angoisse de l’homme vis-à-vis de son destin[8]», Jouvet a senti la nécessité de parcourir la généalogie de l’œuvre et de son héros. Et ce, afin de mieux percevoir l’originalité foncière du provocateur créé par Molière; de mieux l’isoler de la production courante, dont il est pourtant issu. Seule l’histoire pouvait être ici le guide de sa recherche. Seule l’histoire du théâtre pouvait offrir à Louis Jouvet les arguments lui permettant de célébrer l’assomption du Dom Juan de Molière. Et par la même occasion, justifier son envie de le mettre en scène, bien qu’il ajoute que les sources, les emprunts, les imitations que l’histoire nous a légués ne comptent plus dès lors qu’il s’agit jouer, de représenter le texte même. Alors, à quoi lui a servi une telle plongée dans l’archéologie de l’œuvre et du mythe ? A rien en fait, si ce n’est, dit-il, à affirmer le génie de Molière, le caractère inédit et irréductible de cette pièce : « C’est la générosité et le génie de Molière qui ont porté l’histoire de Don Juan Tenorio au degré d’universalité qu’elle a atteint[9]. »

Nous conclurons ces quelques remarques en espérant avoir ainsi dessiné une part de ce que Louis Jouvet entendait par « histoire du théâtre » ; de ce que, selon Rose-Marie Moudouès, elle représentait pour lui : cet « énorme réservoir, (…) énorme vivier », proposé au praticien qu’il était – et à ses confrères – pour mieux servir le théâtre de leur temps ; pour les relier – lui et ses semblables – au passé de leur art, fût-ce pour le dépasser ou même le contredire.

Olivier Rony

[1] P.-L. Mignon, Louis Jouvet, qui êtesvous? La Manufacture, 1988, p. 162.

[2] Louis Jouvet, coll. « Mettre en scène », Actes Sud-Papiers, 2013, pp.55-59.

[3] Idem, p. 58.

[4] Idem, p. 57.

[5] Idem, p. 59.

[6] Témoignages sur le théâtre, Flammarion, 1952, p.31.

[7] Idem, p.32.

[8] Ibidem.

[9] Idem, p. 47.

Jouvet dans la Revue d’histoire du théâtre 

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