Expositions Virtuelles

Variations Jouvet #1
Interventions sur décors

Présentation

À partir de photographies de décors de Louis Jouvet pour des mises en scène des années 1920 et 1930, extraites du dossier « Décors », conservé par la Société d’histoire du théâtre.

Prendre ses distances

Ces photographies de décors de mises en scène de Louis Jouvet confèrent un sentiment de solennité, d’austérité, et, parfois, d’étrangeté. Elles ont été retenues pour ces caractéristiques, privilégiant en outre l’absence de personnages sur la scène et la monumentalité des décors, évoquant des fantômes de l’histoire. C’est pourquoi les décors antiquisants sont majoritaires. Ceux-ci sont le plus souvent indexés aux pièces de Jean Giraudoux – avec qui Louis Jouvet a effectué sa plus pérenne collaboration artistique – d’Amphitryon 38 (1929) à d’Électre (1937) en passant par La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935).

Ce sont des décors finalisés, dont les photographies ont peut-être été réalisées à la veille du spectacle et, pour certaines d’entre elles, par des photographes professionnel·le·s  reconnu·e·s : Germaine Krull ou Boris Lipnitzki.

Dans le cadre de cette exposition, la première étape a été de sélectionner, pour commencer, quelques photographies de décors. Elles témoignent d’un système formel et théâtral. Nous sommes face à des architectures monumentales, claires, délimitées par des contours géométriques et nets. Ces décors vont à l’encontre des scènes surchargées d’accessoires et de bibelots du théâtre de Boulevard. Mais contre l’inutile, Louis Jouvet ne propose pas une esthétique de l’épure pour autant, en témoignent ces décors qui, littéralement, en « imposent ». Des décors tout en verticalité, des lustres monumentaux, des rideaux dont le tombé impressionne, des colonnades qui rappellent les temples antiques… Au petit et au futile du théâtre vaudevillesque, Jouvet substitue une esthétique architecturale et impressionnante. Les histoires intimistes et mesquines laissent place à une scène mystérieuse, destinée à dévoiler une énigme, destinée à « faire advenir quelque chose »… (Conférence de Louis Jouvet à Boston De Molière à Giraudoux, 1962. Diffusée la 1ère fois le 24/10/1962 sur la Chaîne Nationale)

Mais cette proposition d’exposition se propose d’arrêter là le référencement et le commentaire de ces images. Réfléchir aux archives théâtrales revient très souvent à réfléchir sur « ce qui reste », pour reprendre la belle formule de Jeanne Le Gallic[1]. Ce sera aussi notre point de départ, à la différence près qu’il s’agira non de restituer mais de recréer à partir de ces traces. Ainsi, le « Patron » – comme le modèle en couture, aussi comme référence à la manière dont on appelait Louis Jouvet ou, encore,  à la manière dont peuvent être envisagés ses décors et ses mises en scène – devient un support qui pourra ici être retouché, détourné, en un mot, performé, pour devenir une autre image, qui prendrait ses distances avec sa source.

Les décors perdent leur propre image, « deviennent étrangers à eux-mêmes, sont expropriés […] dans le vertige d’une effigie […] C’est dans cet abandon et dans cette perte que l’homme se trouve […] Il regarde et il écoute comme s’il dormait » (Paul Claudel, cité par Jouvet dans sa De Molière à Giraudoux, 1962. Diffusée la 1ère fois le 24/10/1962 sur la Chaîne Nationale)

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/louis-jouvet-le-theatre-est-un-acte-damour-0

Ruines

Les photographies de ces décors-monuments sont devenues aujourd’hui des archives. Reprenant l’idée de « ce qui reste », nous convoquerons les ruines comme fil directeur de cette proposition. Les ruines sont généralement le témoignage d’une histoire architecturale disparue, dont il ne resterait plus que des traces. En ce sens, les ruines sont un support mélancolique ; ce qui n’est pas sans rapport avec la pensée théâtrale de Louis Jouvet[2].

Ici, la ruine n’est pas celle du décor, monumental et systémique ; bien que le style antiquisant puisse y projeter le spectre de sa périclitation. En dépit de leur verticalité et de leur stabilité, la mélancolie rôde dans ces décors, en particulier dans les étranges intérieurs.

La ruine n’est donc pas celle de l’archive en particulier et, en l’occurrence, de ces magnifiques photographies de décors, mais plutôt de ce qui s’y projette à l’aune plus générale de l’archivistique : une disparition, ou presque, celle du spectacle.

Le leitmotiv de la ruine dans cette exposition virtuelle emblématiserait dès lors une dimension de l’archive que Georges Banu caractérise d’ « indice de la perte »[3]. Les ruines peuvent toutefois être appréhendées autrement. Elles pourraient être les « patrons », au pluriel et sans antonomase, indécis et fragile d’une potentielle alternative de construction. Elles seraient, de cette manière, comme des esquisses qui inviteraient à  « dessine[r] sans restreindre »[4] le trait ni l’invention. De ce point de vue, les ruines seraient alors un support au transport, à la projection et la recréation.

Le principe de cette exposition virtuelle est heuristique. Le but est d’intervenir sur ces archives grâce à une hypothèse de travail qui se concentre sur la ruine dans son acception originale d’« à-refaire » plutôt que de défaite d’une grandeur passée, de « patrons » plutôt que de « Patron », afin de créer d’autres images. En ce sens, il ne s’agit pas de « dénaturer » les archives mais de les « performer ».

C’est pourquoi il n’est pas question de ressusciter, ni même de « retrouver en creux » Louis Jouvet. Nous envisagerons au contraire ce qu’il est possible de faire avec ce qu’il laisse, avec les traces de son travail scénique. C’est le passage d’une « archive de la création » à une archive créatrice et réflexive qui sera ici expérimentée.

Exposition pensée et conçue par Tristan Barberousse

Notes

[1] Jeanne Le Gallic, , « Ceci n’est pas le spectacle ! La trace entre absence et présence… », in Sophie Lucet et Sophie Proust (dir.), Mémoires, traces et archives en création dans les arts de la scène, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 80.

[2] Voir la sous-partie de mon mémoire « Penser poétiquement ? Étude de cas du Comédien Désincarné de Louis Jouvet. Qu’est-ce que sa manière métaphorique engage vis-à-vis de son discours sur l’art ? », à partir de la page 134: https://urlz.fr/drPS

[3] Georges Banu, « De la nécessité des défis », in Sophie Lucet Sophie Proust (dir.), op. cit., p. 11.

[4] Ève Mascarau, « Remonter le fleuve de l’empirisme : Louis Jouvet, le comédien et le personnage de théâtre dans les leçons au Conservatoire (1939-1941 ; 1947-1951) », Thèse de doctorat en Études Théâtrales, sous la direction de Jean-Louis Besson, Paris, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2016, p. 474.

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