Revue d’Historiographie du Théâtre • N°8 T3 2023
Faire éclater le présent dans le passé
Résumé
Entretien avec Brigitte Jaques-Wajeman mené par Myriam Dufour-Maître. La metteuse en scène y revient sur son rapport au canon théâtral, les premières pièces qu’elle a montées, avant de rencontrer le canon grâce à son spectacle Elvire Jouvet 40, qui prend comme matériau dramatique le travail de répétition d’une scène de Dom Juan de Molière par Louis Jouvet, en 1940 au Conservatoire.
Texte
Myriam Dufour-Maître – Vous avez commencé votre carrière par des œuvres étrangères et contemporaines – souvent traduites d’ailleurs par François Regnault qui nous fait le plaisir et l’honneur d’être présent : L’Éveil du printemps de Wedekind en 1974, Le Baladin du monde occidental de Synge, une adaptation de Dickens, La Nuit de l’iguane de Tennessee Williams un petit peu plus tard en 1991. Au fond, il y avait une distance initiale à l’égard du répertoire classique et de la dimension nationale franco-française – le canon, puisque c’est notre objet.
Brigitte Jaques-Wajeman – Je ne pensais pas du tout à monter un quelconque classique à ce moment-là. Je découvrais des pièces qui m’intéressaient très personnellement tout à coup, c’était plutôt une avancée personnelle. J’avais été – c’est très important – l’actrice d’Antoine Vitez, qui avait été mon professeur et avec qui j’ai joué quelques spectacles. C’est lui qui m’a donné envie de faire de la mise en scène. C’est comme ça que cela a commencé. J’avais découvert L’Éveil du printemps de Frank Wedekind, qui est une pièce extraordinaire, montée d’ailleurs aujourd’hui très régulièrement par les metteurs en scène, une pièce terrible sur l’éveil de la sexualité chez les adolescents à la fin du XIXe siècle. Puis j’ai monté Le Baladin du monde occidental, de John Millington Synge ; après avoir traduit L’Éveil du printemps, François a bien voulu traduire Le Baladin du monde occidental qui est une pièce tout à fait géniale […]. Après, je ne sais plus trop ce qui s’est passé. Je suis tombée sur les cours de Louis Jouvet au Conservatoire que j’ai voulu mettre en scène, sous le titre d’Elvire Jouvet 40.
Myriam Dufour-Maître – Ça c’est votre première rencontre avec le canon classique.
Brigitte Jaques-Wajeman – Absolument […]. J’étais frappée par ses leçons sur la seconde scène d’Elvire dans le Dom Juan de Molière. De cette scène, Jouvet dit « c’est la tirade la plus extraordinaire du théâtre classique » ! Il est dans un excès total évidemment ! C’est ça qui est très beau, qui m’a alertée et qui a rendu possible aussi le travail que j’ai pu faire, là-dessus, parce que c’est une scène, dans la pièce, qui m’était totalement opaque. C’est son interprétation, que j’ai trouvée absolument admirable et qui m’a donné envie de montrer ce travail au public. Dans cette scène où Elvire vient dire à Dom Juan « j’ai cessé d’avoir tout désir pour vous mais je viens simplement vous sauver », Elvire n’était pas prise au sérieux par la plupart des metteurs en scène, à l’époque. Tout le monde pensait qu’en réalité elle venait retrouver son amant et que ce discours qu’elle lui tenait cachait finalement son véritable désir. Il y avait une attitude de non duperie d’une certaine manière par rapport à cette scène. Et Jouvet dit non : il faut l’entendre complètement, il faut la croire ; c’est une parole religieuse, dit-il, mais ce pourrait être une parole amoureuse, c’est dans le même ton. Un ton passionné. Voilà, j’ai donc travaillé là-dessus et j’ai fait un spectacle qui a remporté un succès absolument incroyable (y compris maintenant).
Myriam Dufour-Maître – C’est d’ailleurs devenu un classique de l’art dramatique. À ce titre, il figure, je crois, dans tous les cours aujourd’hui, ou devrait y figurer. À partir de cette rencontre avec le théâtre du XVIIe siècle, avec Molière plus particulièrement, vous avancez dans une carrière où vous alternez sans cesse entre les classiques « classiques », anciens, et les classiques que j’appelle « modernes » (Bernanos, Claudel, Ibsen), qui sont déjà des pièces reçues plus ou moins, comme Partage de midi ou Hedda Gabler. Aussi des pièces contemporaines – le magnifique et bouleversant Angels in America de Tony Kuschner, Madame Klein de Nicholas Wright, Ténèbres plus récemment de Henning Mankell en 2006. Et puis une forme peut-être plus nette encore de ce dialogue au fond qui s’instaure de facto, mais peut-être aussi voulu, dans votre travail entre ces différents moments de la création théâtrale, entre le canon et les pièces plus contemporaines moins connues qui ne viennent pas accompagnées de toute cette mémoire, de toute cette archive qui caractérise aussi le canon : je pense en particulier à Tendre et cruel de Martin Crimp en 2013 aux Abbesses puisque c’est une réécriture des Trachiniennes de Sophocle. Est-ce que vous avez voulu ce dialogue entre les temporalités, entre les différents moments du théâtre, classique et plus contemporain ?
Brigitte Jaques-Wajeman – Quand j’ai été nommée directrice du théâtre de la Commune à Aubervilliers, j’ai commencé à réfléchir sur ce que je faisais, avec en particulier François Regnault qui a été mon collaborateur, mon traducteur et à qui j’ai demandé de venir codiriger le théâtre avec moi. On s’est dit tous les deux que le théâtre ancien éclairait le nouveau et que le nouveau éclairait l’ancien et qu’il fallait constamment passer de l’un à l’autre. Au fond, la rencontre du théâtre classique, cela a été plutôt d’essayer de voir comment nous modernes, aujourd’hui, avec nos préoccupations politiques, sociales ou intimes, nous pouvons rendre compte de ces textes. J’étais tombée sur une phrase très belle de Walter Benjamin qui dit qu’il faut faire éclater le présent dans le passé[1] : très vite, je me suis dit que c’était ça le projet. D’autre part, je me suis aperçue, quand j’ai monté Angels in America, de Tony Kushner, que cette pièce m’intéressait parce qu’elle parlait de notre rapport au monde (au politique en particulier) et à l’intime. Toutes les pièces que j’ai montées tournent autour de cette question. Et aussi, chacune d’elles est une interrogation sur le théâtre : C’est cela qui m’a fait aimer Corneille ! Le sujet confronté au Monde. Ma rencontre avec Corneille est très étonnante, d’autant que jeune je n’aimais pas Corneille, je ne le connaissais pas, je n’entendais rien. Jeune actrice, et plutôt encore, me projetant dans l’idée de devenir une actrice, Racine me parlait tout de suite (toutes les femmes de Racine, les jeunes femmes, Hermione, Phèdre évidemment, Bérénice…). C’était du petit lait. Et Corneille, rien. Et puis un hasard a fait que j’ai été nommée professeur de théâtre à la rue Blanche et je me suis dit : « Tu ne connais pas grand-chose quand même, il faut rattraper cette ignorance ». J’ai donc acheté tout le théâtre de Corneille. J’ai commencé à le lire, j’ai commencé par les comédies et puis ensuite je suis tombée sur Médée, j’ai été éblouie par Médée et puis dans les comédies, La Place royale a été un coup au cœur absolument formidable. J’ai commencé à travailler dessus avec mes élèves. C’était à peu près le moment où François Regnault et Jean-Claude Milner faisaient paraître leur traité de l’alexandrin.
Myriam Dufour-Maître – Dire le vers[2].
Brigitte Jaques-Wajeman – Dire le vers qui répondait aussi à beaucoup de questions. C’est ce qui est compliqué quand même quand on commence à monter Racine ou Corneille ou Molière ou d’autres tout à fait intéressants dont on a parlé aujourd’hui : la question de la rencontre avec l’alexandrin. Qu’est-ce qu’on fait avec l’alexandrin ? C’était une époque où la plupart des gens ne voulaient pas entendre l’alexandrin me semble-t-il. On le piétinait. On le massacrait. Ça, ça me semblait une chose très importante à régler avant ou en même temps que j’avançais dans l’univers nouveau pour moi de Corneille.
Myriam Dufour-Maître – Ce massacre de l’alexandrin auquel on a assisté, comment y avez-vous répondu ? Dans ce mouvement du mépris à l’égard des règles classiques, il y avait aussi, à l’horizon, l’excessive solennité, le figement de la diction. Comment avez-vous travaillé cette question entre le respect de ce qu’est le vers et puis cette exigence, comme vous disiez en citant Benjamin, de faire éclater le présent dans cette forme passée et ô combien canonique ?
Brigitte Jaques-Wajeman – C’est assez intéressant parce qu’il s’agit de confronter le corps contemporain de l’acteur, sa voix contemporaine, son souffle et son vécu avec cette langue inouïe qui est à la fois la langue française et en même temps une sorte de langue étrangère à l’intérieur de la langue française. Donc, quand j’ai commencé à travailler avec les acteurs, j’ai été frappée d’abord par la modernité de La Place Royale, de voir ces jeunes gens sans parents, sans duègne, sans personne pour les chapeauter, qui se posent des questions (ça c’est très français) sur l’amour. C’est une pièce aussi qui finit mal, où les protagonistes principaux ne se retrouvent pas alors que d’habitude dans une comédie tout s’arrange, même de manière artificielle, comme on le voit parfois chez Molière. J’étais frappée aussi par le fait que le héros aime la femme qu’il va quitter, et qu’il la quitte par un acte d’une cruauté inattendue, quasiment sadique. Tout cela était très fort, très violent. […] Je me suis dit, si je monte cette pièce avec des costumes XVIIe, le corps, l’os nu de la pièce, va disparaître derrière le costume. Ce n’était pas un hommage au XVIIe qui m’intéressait, si vous voulez […]. Après, j’ai été frappée par le côté étrange et singulier de cette pièce : il y a quelque chose de nouveau dans ce que Corneille fait. Il en est conscient et dans un texte fameux, l’Excusatio, il dit qu’il invente un style de comédie inédit, sans les personnages de la commedia del’arte.
Myriam Dufour-Maître – Sans Matamore, sans le bouffon.
Brigitte Jaques-Wajeman – Absolument. C’est une comédie sur le monde de son temps, sur les jeunes gens de son temps. Il a 28 ans, il y a quelque chose de lui-même qui passe là-dedans, il y a une sorte de subjectivité qui m’intéressait beaucoup. J’ai dit que c’était très français, c’est-à-dire que les personnages vivent des amours contrariées, complexes etc. et en même temps ils pensent dessus, ça pense tout le temps, ça philosophe. Ça commence comme ça, par un dialogue entre deux filles, l’une croyant à l’amour fou et s’y donnant entièrement en disant « tu ne sais pas ce que c’est, c’est magnifique » à son amie, et son amie dit « non, il vaut mieux avoir mille amants et ne pas rentrer dans quelque chose qui puisse vous faire mal ». Elle aura raison quelque part à la fin. Et j’ai comparé cette pièce écrite en 1634 à ce qui s’était passé dans le cinéma de la Nouvelle Vague. J’ai pensé à Godard. C’était le moment où je voyais ses films et j’avais l’impression qu’un nouveau cinéma arrivait en même temps qu’une nouvelle façon d’aborder la question amoureuse. Je me disais qu’il y avait une équivalence incroyable entre La Place Royale et certains films de Rohmer, Godard, Rivette, tout ce monde-là. Et donc j’ai proposé à mes comédiens de porter des costumes qui rappelleraient les années 60, sans insistance cependant. Ces années-là n’étant pas l’enjeu principal. Par ailleurs, sur la question du vers proprement dite, le propos contemporain de la mise en scène permettait aux acteurs de s’exercer à dire le vers tout en montant sur des chaises, s’embrassant par terre, faisant des galipettes. En mettant en scène véritablement les corps d’aujourd’hui, je cherchais à voir ce que ça fait de dire ces vers et de vivre cette histoire aujourd’hui. Puis j’ai découvert un peu plus tard ce que j’appelle le théâtre colonial de Corneille et là-dessus j’ai continué sur ma voie.
Myriam Dufour-Maître – On y vient, à cet antre du grand Corneille. Pour y entrer, il y a une chose qui me frappe quand même dans votre carrière : quand vous abordez le répertoire classique, c’est toujours d’une certaine manière par les pièces qui ne font pas partie du canon. Marivaux, La Surprise de l’amour, pas Le Jeu de l’amour et du hasard ; Molière, bien sûr deux grandes pièces mais quand même les pièces parmi les plus sombres[3] ; La Place royale, la comédie qui finit mal […] ; quand vous abordez le théâtre antique, ce n’est pas Sophocle ni Sénèque que vous mettez en scène, c’est Plaute, pas un auteur mineur évidemment, mais La Marmite par exemple. Vous le faites exprès de prendre ainsi le canon de côté, à rebours, par un petit pas de côté ? Et pour Corneille évidemment, que vous dessinez, que vous créez, que vous découvrez à nos yeux – le Corneille colonial – c’est la même chose : La Mort de Pompée, Sophonisbe, Suréna, Sertorius, Nicomède. Ce sont des pièces que nous avons appris avec vous à lire, à regarder, à étudier. Auparavant, elles restaient, pour beaucoup d’entre elles, non jouées, voire inconnues.
Brigitte Jaques-Wajeman – J’étais heureuse de ce travail sur Corneille car j’avais l’impression d’ouvrir un chantier que personne n’avait encore foulé, fréquenté véritablement. Racine, je l’aimais depuis toujours d’une certaine manière mais tout le monde, ou presque, le montait encore. Et c’est vrai que ce sont les pièces les moins connues de Corneille que j’ai le plus réussi à faire découvrir et à mettre en scène véritablement. J’ai besoin de ne pas fouler les mêmes chemins que d’autres. C’est important de découvrir quelque chose.
Myriam Dufour-Maître – Et vous ne vous interdisez pas bien évidemment de monter les pièces les plus connues, les plus mises en scène. Là aussi, toujours, avec quelque chose d’un pas de côté : quand vous montez Horace de Corneille en 1989, vous le faites précéder de l’Horace de Heiner Müller ; quand vous montez Polyeucte en 2016 aux Abbesses, vous faites terminer la pièce par une phrase de Nietzche qui, d’une certaine manière, déconstruit le dénouement ou en tout cas le problématise considérablement. À chaque fois, on a l’impression que vous cherchez une entrée un peu différente. Racine, ça arrive plus tardivement dans votre carrière – Britannicus en 2004, Phèdre tout récemment en 2020 – alors que c’est la passion de jeunesse. Parce que c’est un théâtre moins directement politique ?
Brigitte Jaques-Wajeman – Britannicus est quand même une pièce où la dimension politique, me semble-t-il, est importante. J’étais fascinée évidemment par l’histoire de ce premier meurtre qui inaugure la carrière de Néron, le rapport monstrueux de la mère et de son fils, par la corruption du pouvoir, par la cruauté de cette pièce. Également pour Phèdre. Elles sont parmi les plus grandes pièces jamais écrites. Je me suis confrontée à cela en tremblant, il faut le dire.
Myriam Dufour-Maître – J’ai l’impression que des deux grands fils que vous avez évoqués tout à l’heure pour le théâtre (le pouvoir et l’amour), il y a cette représentation de la passion amoureuse qui devient de plus en plus importante dans vos mises en scène.
Brigitte Jaques-Wajeman – Oui, parce que la dernière pièce que vous avez vue c’est Phèdre. Évidemment là, on est au cœur de l’amour. Ce n’est pas plus qu’avant, c’est juste que certaines pièces sont plus bouleversantes de ce point de vue-là que d’autres, sur la question à la fois de l’intime et de l’Histoire, avec un grand H. Le sujet m’interpelle et m’intéresse beaucoup dans quasiment toutes les pièces que j’ai pu monter.
Myriam Dufour-Maître – Vous avez fait pleurer au cœur de la comédie, dans La Place royale. Et vous nous faites rire au cœur de la tragédie, dans Nicomède ou Suréna et même dans Phèdre où il y a des friselis de rire.
Brigitte Jaques-Wajeman – J’étais frappée quand j’ai commencé à travailler sur Corneille par la dimension de l’ironie qu’il y a dans toute son œuvre et qui fait qu’il y a des moments comiques à l’intérieur d’une situation qui va finir très mal et qui est tragique surtout du point de vue du pouvoir. Il y a une sorte de distanciation dans Corneille ; il y a un effet brechtien qui m’a toujours portée dans Corneille, d’autant que je l’ai souvent comparé à Brecht. Brecht écrit ses pièces en même temps qu’il mène qu’une réflexion philosophique sur le théâtre très importante ; de même Corneille écrit ses pièces en même temps qu’il réfléchit sur le théâtre, dans ce qu’il appelle les Discours sur le poème dramatique. J’avais réalisé d’ailleurs avec Jacqueline Lichtenstein, qui a disparu maintenant, un spectacle appelé Entretiens avec Pierre Corneille : j’avais pensé à l’entretien que Truffaut fait avec Hitchcock, où il oblige Hitchcock à traverser toute son œuvre et à repenser chacun des films qu’il a réalisés. Il y avait d’ailleurs un certain nombre de conclusions d’Hitchcock qui ressemblaient à celles de Corneille, en particulier sur comment ménager le suspense de telle manière que le public soit complètement captivé et entièrement satisfait, dit-il, en sortant d’une représentation. J’ai eu le sentiment que c’était un auteur qui, à chaque pièce, remettait en chantier toute une réflexion sur le théâtre et qui osait des choses nouvelles très différentes. Cette modernité qui m’a frappée dans l’œuvre de Corneille – modernité qui se mêle de dérision, de comique et de souffrance occasionnée par l’histoire malheureuse de personnages pris dans des situations qu’ils voudraient maîtriser mais qu’ils ne maîtrisent pas – me renvoyait constamment (et je voulais aussi y renvoyer le public) à notre histoire contemporaine.
Myriam Dufour-Maître – Quelques mots maintenant sur ce cycle du Corneille colonial ; le canon fonctionne en forme de podium, de distribution des prix, de palmarès : on va mettre le chef d’œuvre en haut et quelques satellites autour. Vous, vous proposez plutôt la notion d’un cycle dans lequel les pièces ne sont pas hiérarchisées – vous ne les montez pas dans l’ordre chronologique non plus – ce qui est donc quand même une manière, volontaire ou non mais très nette, de déconstruire la fameuse tétralogie cornélienne (Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte) qui constituait la réception totalement figée depuis trois siècles et demi de Corneille. Cette notion de cycle est aussi une manière nouvelle d’aborder l’œuvre, sans pour autant peut-être prêter à Corneille une vision surplombante et un projet d’œuvre dès le départ.
Brigitte Jaques-Wajeman – Vous avez tout à fait raison. Je ne pense pas qu’il y ait de projet global. Quand j’ai commencé à lire Corneille et à le découvrir, j’ai proposé de faire un séminaire avec quelques étudiants que j’avais rue Blanche, et Jacqueline Lichtenstein, qui avait lu beaucoup de choses sur ce siècle et m’a appris énormément : on se réunissait et on lisait systématiquement ces pièces. Peu à peu, on a découvert ensemble que, quand même, entre Pompée qui se passe en Égypte, Sertorius en Lusitanie, Espagne et Portugal, Sophonisbe en Tunisie, Nicomède en Turquie, Suréna en Iran, il y avait des structures communes, comme le rapport à Rome. Il y avait une réflexion sur la dilapidation d’un Empire, de toutes les valeurs qui se défont. Ça va contre un certain canon : ce que j’entendais de Corneille, c’était le héros, la maîtrise absolue ; et tout d’un coup, je découvrais au contraire un monde qui se défaisait complètement. Dans ces pièces, sans que Corneille ait aucun projet global comme vous dites, malgré tout il y a un certain nombre d’invariants et c’est cela que j’ai voulu explorer. D’emblée, j’ai voulu monter les cinq pièces que j’ai appelées « coloniales » et puis ça s’est fait sur vingt ans. Au fond la civilisation romaine est morte, elle a disparu. C’est à partir de cette disparition que Corneille peut écrire. Cela crée quand même une vision pessimiste sur le monde où nous autres, civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles, comme disait l’autre. Puis Nicomède, c’est une des dernières pièces coloniales que j’ai montées : là, le mélange du comique et du tragique est absolument constant. Je me disais « comment on va faire ?» et je suis contente de ce qu’on a pu réussir à sortir de cette pièce géniale. Peu à peu, en effet, c’est un Corneille très différent de ce que j’avais entendu, du canon dont vous parliez, qui m’est apparu et qu’il était intéressant d’interroger, en particulier sur les femmes aussi.
Myriam Dufour-Maître – Vous anticipez la question que je voulais vous poser. Vous contribuez aussi à déconstruire le mythe du héros cornélien masculin en redonnant aux héroïnes de Corneille les places qu’elles méritent.
Brigitte Jaques-Wajeman – Elles sont toutes très différentes mais ce qui se passe dans le théâtre que j’ai monté, c’est un théâtre en guerre où les femmes sont des monnaies d’échange et en même temps, ce sont des femmes fortes. Très souvent (enfin, de ce que j’ai entendu, par exemple sur Youtube où on tombe sur des morceaux de bravoure d’actrice), ces femmes sont jouées comme des viragos qui donnent des leçons à tout le monde, qui ont une maîtrise de tout, d’elles-mêmes, je trouvais ça effrayant. J’étais frappée par le fait que les femmes disent souvent « je veux ceci, je veux cela » ; elles commandent à leurs hommes qui ne sont jamais tout à fait à la hauteur qu’elles désiraient. Elles ont un côté un peu castrateur, c’est vrai. Mais en même temps, cette volonté de maîtrise, elles la proclament, dans une situation de précarité extrême : elles sont monnaie d’échange. Elles ne peuvent pas grand-chose sur elles-mêmes à part dire une volonté qui ne peut pas véritablement s’exercer. C’est ça que j’ai essayé de montrer, rendre une certaine fragilité à ces femmes terribles. Évidemment, je pense immédiatement à Eurydice dans Suréna qui est un personnage sublime.
Je veux sans que la mort ose me conquérir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir
Myriam Dufour-Maître – Catherine Kintzler dit que chez Corneille, il y a une absolue indifférence à la question du gender, c’est-à-dire qu’il ne traite pas les héroïnes différemment des rôles masculins. Il y a une sorte d’universalité. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Brigitte Jaques-Wajeman – Je pense qu’il y a une vraie différence. Il y a les hommes qui ont le pouvoir et elles qui sont des filles au père. Je les appelle les filles au père car elles exaltent souvent leur père mort, qui est une sorte d’horizon pour elles, et à partir duquel elles mesurent d’ailleurs leurs amants la plupart du temps. Comme elles sont des filles au père, elles sont en même temps, en tant que princesses, un objet d’échange dans les guerres, alors que les hommes ont le pouvoir. Je ne suis peut-être pas dans le coup de la question du genre mais il me semble qu’il y a une différence.
Myriam Dufour-Maître – Dans les pièces que vous avez montées effectivement c’est tout à fait clair, elles sont des objets.
Brigitte Jaques-Wajeman – Des objets qui deviennent quand même des sujets en se battant contre ce qui les opprime. Il y a chez elles, une forme de fierté : je trouve ça si beau, ces figures de femmes qui d’une certaine manière ne renoncent à rien tout en étant ballotées par l’Histoire. Sophonisbe, par exemple, Carthage l’a obligée de se séparer du jeune roi qu’elle aimait pour épouser un vieux roi qu’elle va maltraiter. C’est cela qui est très beau, de suivre l’évolution de ce personnage féminin que ce mariage forcé a rendu jaloux et violent. C’est très fort, très complexe. Chez la plupart de ces femmes, le fait d’être frustrées les rend souvent cruelles. Par exemple, on peut penser que ce qui mène Sophonisbe c’est la seule défense de Carthage ; mais ce n’est pas vrai, c’est Carthage et sa vie amoureuse incomplète, dont elle dira à la fin, « c’est ma jalousie qui m’a perdue plus qu’autre chose ». J’ai essayé de chercher ce qu’il y avait de plus étrange et mystérieux dans cette figure féminine. Chez Corneille, j’ai découvert que même si l’action finit tragiquement, il y a une façon de dire non, une sorte de révolte de la vie contre la mort et les malheurs. Alors que chez Racine, c’est autre chose, quand on commence à pénétrer à l’intérieur de l’œuvre, on a l’impression qu’on pénètre dans un abîme sans fond et qu’il y a un truc absolument mortel qui est en jeu. Chez Corneille, il y a une sorte d’héroïsme : ce n’est pas « je suis plus fort que d’autres » ; c’est simplement l’acquiescement à la vie.
Myriam Dufour-Maître – Et la résistance.
Brigitte Jaques-Wajeman – Et la résistance, absolument. Ça m’a énormément plu. Le problème, pour en revenir à la langue, c’est qu’elle est difficile. Chez Racine, elle est sublime, on peut traverser la langue, se mettre dans un fauteuil et le lire avec une sorte de tranquillité ; Corneille, on est arrêté au bout de trois vers en se demandant de qui il parle, qui, que, quoi. Avec François, on a dû (je ne devrais pas le dire) un peu l’aider de temps à autre à rendre les choses plus claires.
Myriam Dufour-Maître – Canonique ne veut pas dire intouchable.
Brigitte Jaques-Wajeman – Ce sont des tout petits points chirurgicaux. Par contre, et je crois que quelqu’un l’a dit tout à l’heure (Julia je crois) : dès le moment où on le lit, il faut le lire à haute voix, il faut le passer au gueuloir, dès qu’on commence à le dire, tout se met en place. Et c’est extraordinaire : le vers tout à coup se dit avec une grande jubilation et une grande force. Racine, on peut le lire tranquillement sans le dire me semble-t-il, trop facilement peut- être ; Corneille, il est illisible. Avec chaque pièce c’est une bataille, combien de fois j’ai envoyé le livre contre les murs !
Myriam Dufour-Maître – Vous remontez en scène les mêmes pièces, plusieurs fois : La Mort de Pompée (vous dites dans le livre sur la compagnie Pandora[4] que vous le remontriez indéfiniment si cela vous était possible). Qu’est-ce qui se passe entre les différentes mises en scène de La Mort de Pompée, de Suréna, de Sophonisbe ?
Brigitte Jaques-Wajeman – Le temps a passé et je me suis dit que trop peu de gens les avaient vues. Je n’aimais pas la deuxième mise en scène que j’avais faite de La Mort de Pompée ; la première était très bien et donc je voulais que la troisième le soit aussi. J’avais envie aussi – j’avais la possibilité grâce au Théâtre de la Ville qui accompagnait mon travail et qui était très intéressé par ce que je faisais – de monter ces pièces en diptyque. J’ai remonté La Mort de Pompée avec Sophonisbe. J’avais la possibilité de montrer au spectateur pourquoi je montais ces pièces : La Mort de Pompée me paraît être la première pièce où l’ironie et le pessimisme profond que je prêtais à Corneille sur la jouissance du pouvoir et sur la corruption apparaissaient clairement. Par exemple, quand on voit César esquisser un sourire devant la tête de Pompée alors qu’on se demande, comme le fait la veuve de Pompée, s’il n’est pas derrière ce meurtre. Corneille est un admirable scénariste, et d’ailleurs j’ai beaucoup comparé les pièces de Corneille à des films. Il y a même un côté Cecil B. DeMille dans La Mort de Pompée qui est incroyable : par exemple, lorsque Achorée vient raconter la mort de Pompée, cela commence par une vision avec plans larges, puis ça se resserre peu à peu sur des gros plans. Cela n’a d’équivalent qu’au cinéma aujourd’hui. Cette ironie constante que je trouve chez Corneille, fait que ces pièces sont des tragédies politiques mais ne sont pas des tragédies dans le sens où Racine a pu aller (là, vraiment, il n’y a rien à faire, c’est plié, on ne peut pas échapper à ce désir de mort).
Myriam Dufour-Maître – On ne peut qu’ouvrir les yeux.
Brigitte Jaques-Wajeman – Ouvrir les yeux et voir. C’est quand même Vitez qui m’a aussi donné le goût de la langue et de la tragédie.
Myriam Dufour-Maître – Vitez qui disait « Tout le théâtre est en vers. »
Brigitte Jaques-Wajeman – Oui, ça c’est magnifique. Quand on travaille sur l’alexandrin, on devient extraordinairement exigeant sur toutes les autres pièces. Il faut de la langue partout. Je disais cela à tous les étudiants avec qui j’ai pu travailler : on entend Beckett merveilleusement quand on a travaillé longuement sur un alexandrin et qu’on a affiné l’oreille. Mais il faut le souffler l’alexandrin, et pas trop le dire : il faut le respirer – la question de la respiration est fondamentale.
Myriam Dufour-Maître – On voit aussi dans la façon dont vous faites travailler les acteurs l’extraordinaire souplesse, la variété magnifique.
Brigitte Jaques-Wajeman – C’est cela qu’il faut trouver. Par exemple, le grand problème, ce sont les longues tirades. Dans les longues tirades, il faut diversifier, si je puis dire, les interlocuteurs – qu’on se parle à soi-même ou qu’on parle à d’autres mais derrière d’autres c’est encore à d’autres. C’est une pensée qui évolue de quatrain en quatrain. Il y a une sorte de bifurcation de la pensée, une redite qui est en réalité un approfondissement. Tout cela est d’une variété infinie. Quand on a fait comprendre ça aux comédiens, ils y vont avec joie et découvrent eux-mêmes des chemins extraordinairement variés alors que quand on commence à lire la tirade, on se dit « C’est quoi ce gros truc ? Qu’est-ce que je vais faire avec ça ? » Ou alors des gens qui se laissent aller au blabla que ça peut devenir. Il faut faire attention à cela. Mais une fois qu’on a touché à la jouissance de le dire – je parlais d’addiction tout à l’heure – tous les comédiens avec qui j’ai travaillé – la plupart en tout cas – en redemandent. C’est pour cela que c’est très dommage que dans les écoles de théâtre on ne l’enseigne plus beaucoup. Les professeurs n’ont plus de goût pour ça, ne savent pas peut-être aussi. C’est dommage car les élèves le voudraient vraiment.
Myriam Dufour-Maître – Finalement, le canon, c’est aussi une acceptabilité morale, sociale, politique, esthétique des pièces, ce qui signifie que s’est éteinte la polémique éventuelle, les querelles violentes qui ont pu accompagner la création de pièces. Je pense emblématiquement au Cid, à Phèdre, à Hernani. La mise en scène a-t-elle pour objet, aussi, de redonner, si elle le peut, à l’œuvre sa puissance de surgissement, de bouleversement, de scandale ?
Brigitte Jaques-Wajeman – Oh de scandale, là, je ne suis pas sûre quand même. Mais de bouleversement, oui. Souvent les spectateurs sortent des mises en scène que j’ai faites, particulièrement de Corneille, en disant « Ah mais jamais on n’aurait imaginé cela ». Donc un sentiment de découverte et de bouleversement dans ce sens-là.
Myriam Dufour-Maître – Dans Le Cid, la rencontre nocturne entre Chimène et Rodrigue, finalement, toute une tradition scolaire l’avait affadie. J’ai le sentiment que vous lui redonnez sa puissance d’étonnement, de scandale, mise en évidence par Hélène Merlin-Kajman. « Qu’est-ce qu’il fait là ? Et qu’est-ce qu’elle lui dit ? »
Brigitte Jaques-Wajeman – Oui c’est vrai. La pièce est d’une audace pas croyable : si on la jouait aujourd’hui, si on écrivait cette histoire en banlieue avec un gamin qui reviendrait après avoir tué le père de sa copine, là ce serait un scandale. C’est gentil de me dire cela car c’est une mise en scène avec laquelle j’ai un peu de mal ; sauf que j’ai vraiment découvert le personnage de Chimène. On est à un moment de torsion et de folie féminine très intéressant : elle est folle. C’est magnifique ! Chimène je l’avais trouvée, le Cid un peu moins. Quant à Phèdre…
Myriam Dufour-Maître – Là aussi il y a de l’audace.
Brigitte Jaques-Wajeman – Là oui !
Myriam Dufour-Maître – Un dernier mot. Vous écriviez il y a quelque temps, « Avancer sans défense dans l’acte théâtral ».
Brigitte Jaques-Wajeman – Oui, c’est important. Il faut se laisser faire.
Myriam Dufour-Maître – Se laisser interpréter par les textes.
Notes
[1] Voir Walter Benjamin, Sur le Concept d’histoire, traduction française par Gandillac et Rusch, Œuvres III, Gallimard, 2000. Benjamin parle plus précisément de l’historien matérialiste qui saurait faire éclater « le continuum de l’histoire ».
[2] Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers : court traité à l’intention des acteurs et des amateurs d’alexandrins, Paris, Verdier, 1987.
[3] Brigitte Jaques-Wajeman monte Dom Juan en 1998 à la Comédie de Genève et Tartuffe au château de Grignan en 2009.
[4] Brigitte Jaques et François Regnault, Le Théâtre de Pandora, Éditions théâtrales, 1999.
Pour citer cet article
Brigitte Jaques-Wajeman, « Faire éclater le présent dans le passé », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 8 [en ligne], mis à jour le 01/03/2023, URL : https://sht.asso.fr/faire-eclater-le-present-dans-le-passe/