Revue d’Histoire du Théâtre • N°290 T2 2021
Introduction : Penser au théâtre. Jean-François Peyret, une œuvre scénique au tournant des XXe et XXIe siècles
Par Julie Valero
Résumé
Intensément producteur d’archives, le théâtre de Jean-François Peyret a conservé et accumulé depuis les années 1980 des documents de différentes natures.
Auteur, traducteur, pédagogue, son théâtre a côtoyé les œuvres de Montaigne, Heiner Müller, Hannah Arendt, Alan Turing, ou encore Sophie Kovalevskaïa, tout en cherchant à inventer des formes, à forger de nouvelles dramaturgies, notamment à travers l’usage des technologies et l’intégration de questionnements scientifiques.
Jean-François Peyret a accepté de nous livrer l’ensemble de ce fonds et de le mettre à la disposition d’une communauté de chercheurs et de chercheuses se livrant au jeu de l’archive : ils et elles ont plongé dans les méandres des carnets, des bouts de partitions, des rushes vidéos et autres notes de répétitions.
Texte
Il existe une intelligence du théâtre qui, comme l’indique l’étymologie, lie ce qui ne l’était pas […] rapproche et conjoint, mais aussi évince ou renonce. […] L’intelligence du théâtre consiste dans la science des solutions particulières. Elle résout des questions insolubles ; insolubles en ce sens qu’aucune réponse juste ne préexiste jamais. Elle est une manière de construire des dispositifs, de se débattre avec les cadres c’est-à-dire de les malmener
ou de les célébrer, d’opérer avec et malgré la grammaire des représentations. Elle organise le chaos – sans l’ordonner sinon il cesse d’être chaos[1].
Archiver : un geste, un souci
Alors que « le théâtre reste un genre encore rétif à conserver une mémoire »[2], l’intérêt de Jean-François Peyret pour les techniques, celles de la mémoire particulièrement – son versant beckettien – l’ont toujours convaincu de garder trace, de conserver carnets, documents, photographies, vidéos, etc. Il y a une raison à cela, et c’est Laurent Chetouane qui en rend compte dans sa très belle lettre adressée à Jean-François Peyret, qu’il nous a aimablement permis de publier : Peyret « écrit du théâtre », plus qu’il ne met en scène. « Faiseur de théâtre », comme il aime à se décrire, il revendique une fabrication lente, faite de multiples lectures :
Un metteur en scène en général prend un texte, le met en scène ; il le traite. Moi, je fabrique mes objets d’un bout à l’autre : ça prend du temps.
Mon modèle : Flaubert qui lit des milliers de livres pour écrire Bouvard et Pécuchet. Aucun texte ne m’attend pour être mis en scène[3].
Cette accumulation, ce temps pris[4] est intensément producteur d’archives : en amont des spectacles, les « matériaux » sont compilés, traduits, réécrits, montés au sein de « partitions ». Puis le travail se poursuit au cours des répétitions, l’écriture du spectacle se construisant à partir de la navigation dans l’ensemble de ces matériaux. À ce travail dramaturgique s’ajoute la tenue d’un journal personnel, disponible en ligne sur le site de la compagnie : www.tf2.re. Mais il faut encore compter sur des Notes de répétitions, qui ne se confondent pas systématiquement avec ce journal, et sur des carnets manuscrits au format sténo ou de type Moleskine, que Jean-François Peyret conserve toujours à portée de main.
La production scripturaire est donc extrêmement dense et prolifique et l’arrivée des ordinateurs personnels puis d’Internet ont entraîné une inflation mécanique de la quantité de documents archivés, témoignant du souci constant, chez l’artiste, de conserver la trace des répétitions par les moyens audiovisuels de son temps. Dès 2000, il atteste que :
l’éphémère a son charme mais comment ne pas déplorer aussi que disparaissent dans l’oubli non seulement les spectacles eux-mêmes mais tous ces matériaux que constituent les répétitions, les rencontres que notre théâtre, lui-même un peu navigateur, faisait à leur occasion avec des invités d’autres disciplines, scientifiques, écrivains, philosophes et que les nouveaux moyens de reproduction avaient permis de conserver ?
Les archives au format papier et électronique se sont ainsi augmentées d’archives audiovisuelles, cumulant des centaines d’heures de répétitions sous des formats vidéo divers, auxquels s’ajoutent les captations des spectacles et autres documentaires[5]. J’ai entrepris le dépouillement de l’ensemble de ces archives en 2015 ; il est, sans surprise, encore en cours. Il a consisté en un inventaire pour chacun des spectacles (accompagné de la numérisation de certains documents papier) et à leur mise en ligne sur une plateforme web[6], à laquelle ont pu accéder l’ensemble des contributeurs et contributrices de ce dossier.
Loin de l’oraison funèbre que Jean-François Peyret redoutait, l’exploration des archives voudrait s’inscrire dans la continuité d’un geste artistique qui a toujours porté le souci de sa propre mémoire. C’est la raison pour laquelle, en marge des traditionnelles contributions scientifiques, quatre professionnels du spectacle vivant, artistes, pédagogue, ont accepté de nous confier les relations entretenues avec cette œuvre. Voulant éviter le format de l’entretien, nous leur avions proposé de s’emparer d’une archive et d’imaginer, librement, une variation autour de celle-ci. Si certains ont déjoué l’exercice, préférant confier des écrits plus personnels – comme le fit Laurent Chetouane en nous autorisant à publier un mail envoyé le 30 décembre 2020 – ou révélant de nouvelles archives – comme le propose Fabrice Pruvost à travers les écrits des apprenti·es comédiens·nes du CRD d’Orléans – Clara Chabalier et Alphonse Clarou ont joué le jeu ; l’une s’attaquant à ce Paysage sous surveillance, emblématique, l’autre reprenant une scène du Journal de 2007. Intercalées dans ce dossier, ces écrits y apportent un regard différent sur l’œuvre, plus intime et confidentiel. Ils témoignent aussi des échos que ce théâtre trouve au sein de générations et de familles d’artistes différentes.
Des archives, une histoire
Jean-François Peyret a eu plusieurs vies théâtrales et, suivant le beau titre de l’article de Séverine Ruset, il s’agissait, à chaque fois de « faire société en bonne compagnie ». L’exercice du théâtre s’est ainsi toujours fait à deux, voire à plusieurs, car après tout « Il y a quand même cette fiction que le théâtre est un lieu de travail et un lieu amical aussi, un lieu d’amitiés »[7].
De 1982 à 1993, c’est donc aux côtés de Jean Jourdheuil que Jean-François Peyret créera ses premiers spectacles. L’alternance de spectacles conçus à partir de textes non-dramatiques et d’autres mis en scène à partir des textes encore mal connus en France de l’allemand Heiner Müller, vont rapidement faire d’eux un « fameux tandem », « Francs-tireurs du théâtre en battle dress d’intellectuels » (La Croix, 26/04/89), reconnus pour leur « raffinement intellectuel et théâtral » (L’Express, 28/05/89), teinté d’irrévérence et d’humour, souvent qualifié de « décapant ». Régulièrement comparés à des « objets théâtraux difficilement identifiables » (L’Humanité, 19/03/90), leurs spectacles surprennent et la presse s’accorde à reconnaître la nouveauté et l’inventivité de ces « défaiseurs de théâtre » (Libération, 25/04/89) : « Un spectacle étrange comme il se doit. Qui ne ressemble à rien, qui ne se résume pas […] qui tient autant de l’objet que du jeu théâtral » (La Croix, 26/04/89)…
Julia Gros de Gasquet, dont la contribution ouvre ce dossier, revient sur cette première période en s’attardant sur un spectacle qu’elle estime « matriciel », le tout premier, imaginé à partir des Essais de Montaigne. Poursuivant sa traversée de l’œuvre, elle donne à lire et comprendre comment ce théâtre de la « re-citation » a forgé une dramaturgie du jeu singulière. Car c’est l’entrée principale choisie par la chercheuse, elle-même comédienne[8], que celle du jeu, de l’élaboration de ce qu’elle nomme une « poétique de l’acteur » ; et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi de placer cette contribution en ouverture. Car au-delà du retour vers les origines historiques du parcours de Peyret, cette contribution, écrite sous la forme d’une lettre, pointe l’un des gestes essentiels de l’œuvre : « Inventer, voir naître des formes, et trouver les corps pour les manifester ». Théâtre de l’essai, du traité, l’œuvre théâtrale de Jean-François Peyret est aussi et surtout un théâtre des corps, un théâtre du jeu, du « contre-jeu », peut-être.
Florence Baillet analyse « La contribution de Jean-François Peyret – dans son tandem avec Jean Jourdheuil – à la réception de Heiner Müller en France », choisissant de privilégier les « choix esthétiques » du duo afin de mieux valoriser les transferts culturels à l’œuvre entre aire germanophone et aire francophone. Partant de l’hypothèse d’un geste de déterritorialisation, Florence Baillet donne à voir comment les mises en scène de Müller par le tandem s’extirpent des débats politiques allemands pour « offrir d’autres cadres de réception pour Müller » : qu’il s’agisse d’inscrire l’œuvre dans la « constellation de la modernité artistique » ou d’en valoriser la dimension corporelle, sensible, le geste de mise en scène se révèle déjà pluriel, interartistique et multimédiatique, ouvrant la voie à une réception plus performative de cette écriture emblématique de la fin du XXe siècle. L’article de Florence Baillet révèle alors comment le travail sur l’œuvre de Müller ne se distingue pas du travail sur d’autres « matériaux », lui rendant sa juste place dans le parcours de Jean-François Peyret.
En 1994, Jean-François Peyret débute une nouvelle aventure conduite par Sophie Loucachevsky : le Théâtre Feuilleton. Si celle-ci fut plus éphémère que la première, elle donnera le ton de la suite : le théâtre « solo » de Jean-François Peyret, sous l’égide de sa compagnie tf2 créée en 1995, ne se fera pas sans complices, sans invités, sans cette bande, ce collectif qui contribue encore et toujours à faire du théâtre ce « lieu d’amitiés ». La contribution de Séverine Ruset intitulée « Du Théâtre-Feuilleton à tf2 : faire société en bonne compagnie » s’attarde sur ce moment constitutif de l’histoire de la compagnie, à partir d’une analyse attentive des archives, notamment administratives, de cet épisode. Selon elle, cette aventure « a permis l’affirmation de préférences créatrices, qui sont devenues indissociables de la signature artistique du metteur en scène ». Sa contribution, qui retrace plusieurs années de travail en compagnie, met ainsi en valeur une histoire moins visible : celle d’un rapport aux institutions et de dynamiques professionnelles formant une « société composite » terreau indispensable du travail de création.
C’est dans l’effervescence de ces échanges artistiques et de ces rencontres plurielles que se créeront les spectacles suivants, entre 1995 et 2000, amenant progressivement un questionnement de plus en plus pressant, celui d’une « réflexion inquiète sur l’actualité contemporaine », pour reprendre les mots de Thomas Boccon-Gibod. Sa contribution, intitulée « Théâtre du vivant et politique de l’amitié », fait pendant à celle de Séverine Ruset : elle s’attarde sur des périodes similaires et, comme elle, prend en compte l’amitié, cette fois-ci d’un point de vue philosophique, comme moteur du travail. Mais ce qu’introduit cette contribution c’est aussi le tournant vers une préoccupation qui ne quittera plus Jean-François Peyret, celle du vivant. Analysé comme une question tant d’ordre scientifique, que moral – « qu’est-ce que vivre ? » – ou esthétique – « qu’est-ce qu’un théâtre vivant ? » – le vivant n’est ainsi plus une simple thématique traversant l’œuvre : « Ce qui se joue dans cette entreprise n’est pas seulement la pensée du vivant mais la pensée vivante. Le théâtre lui-même ne mérite son titre de spectacle vivant que s’il parvient à être cette mise en scène de la pensée vivante », nous explique le philosophe. S’intéressant aux notes manuscrites et aux écrits publiés du metteur en scène, Thomas Boccon-Gibod analyse comment s’articule cette pensée du vivant, de Descartes à Turing, au sein d’un parcours théâtral dont le choix des œuvres et des thématiques traitées ne semble plus rien devoir au hasard.
La contribution d’Anyssa Kapelusz s’inscrit dans la continuité chronologique avec la précédente, focalisant son attention sur la rencontre qui en découla : celle avec Alain Prochiantz[9], et à travers lui avec la biologie. L’autrice prend en compte les effets de cette collaboration, plus largement de la rencontre avec les sciences expérimentales, sur l’esthétique peyretienne. Dans ce texte, intitulé « Le spectateur, la spectatrice, “et son trouble” : de l’expérience dans le théâtre de Jean-François Peyret », Anyssa Kapelusz envisage la notion d’« expérience » dans l’ensemble de ses acceptions, auscultant la façon dont ces « frottements » avec la science ont tout à la fois confirmé et infléchi une pratique théâtrale déjà singulière. Par là, se construisent un geste, une dramaturgie inédites et, in fine, une expérience spectatoriale déroutante car il s’agit avant tout de « bousculer la fabrique du théâtre mental des spectateurs, de reconfigurer des mouvements perceptifs et de questionner leur lien à l’émotion. »
Si la science a pris une telle part dans la dramaturgie peyrettienne, elle n’en a pas pour autant chassé la littérature, bien au contraire. C’est à ce penchant littéraire que se consacre la contribution de Romaric Gergorin : « Vous ne saurez jamais qui je suis. Jean-François Peyret, tisseur d’un théâtre fait de pensées sans en penser aucune ». D’emblée, l’auteur rappelle l’importance chez Peyret de la littérature mais bien plus encore du geste de l’écriture, une « démarche d’auteur [qui] le place dans une position inédite car il se prive sciemment des béquilles du répertoire », signale-t-il. Considérant les spectacles tour à tour comme des « méta-œuvres littéraires » ou des « spectacles-mondes », il explore ce rapport à la parole littéraire du Traité des Passions aux Variations Darwin, faisant la part belle à la question de la réception.
Le dossier se clôt sur deux contributions mettant en leur centre une réflexion plus proprement tournée vers la nature de l’archive théâtrale. Avec « Le “tapis roulant” – mouvement et écriture dans les archives de répétitions de tf2 », Victor Thimonier propose d’entrer plus avant dans la fabrique de ce théâtre singulier en décortiquant les vidéos de répétitions, appelant une réflexion d’ordre épistémologique sur les outils dont nous disposons pour les analyser. Il place au cœur de son travail l’observation de ces corps voués à disparaître, dans le processus de création, parce que périphériques à la scène : metteur en scène, photographe, scénographe. L’analyse de leurs mouvements permet d’esquisser les contours d’une écriture des répétitions, marquée par la mobilité de la pensée et des métaphores comme celles du sentier ou du voyage.
De mon côté, je retrace, dans un article co-écrit avec Gillian Borrell et intitulé « Le web : une autre scène ? », la façon dont l’artiste Agnès de Cayeux, pionnière de l’introduction du web dans la fabrique théâtrale, a pensé et mis en œuvre une écriture web de l’archive scénique, en marge des créations de tf2 de 2000 à 2013.
Enfin, en forme de postface, Jean-François Peyret ouvre une discussion avec Olivier Neveux, qui apporte un éclairage plus politique sur l’ensemble de ses choix artistiques, tout en invitant à une réflexion, toujours en mouvement, autour des effets actuels du « néo-libéralisme » sur les modalités de production et de création théâtrales.
Que révèle l’archive ?
Il va de soi que le dossier présenté ici ne constitue qu’une infime part des possibilités d’études qu’offre l’ensemble de ces archives. On constatera ainsi que la place accordée à la science n’est pas représentative de l’importance effective qu’elle y occupe depuis deux décennies[10], tout comme la musique à laquelle nous aurions pu consacrer une contribution à part entière tant elle est essentielle au sein des procédés scéniques. Toutefois, il n’est pas inutile de mettre en lumière quelques éléments émergeant du travail collectif et collaboratif mené autour de ces archives, aussi incomplet soit-il.
Sans surprise, la constitution du fonds est révélatrice de l’évolution des technologies de reproduction de l’écrit : les inventaires restent assez pauvres dans les années 80, surtout constitués de quelques ouvrages, de photocopies et de carnets de notes manuscrites (parfois dactylographiés), parfois d’articles de presse, directement découpés dans le journal ou la revue où ils sont parus. Les seuls spectacles échappant à cette pénurie sont les mises en scène des pièces de Müller qui révèlent des archives plus fournies, composées de nombreuses versions dactylographiées des textes traduits, d’entretiens photocopiés de Müller en allemand et français, de textes divers, de feuillets manuscrits contenant des notes de répétitions, de documents de production type planning de répétitions ou devis.
À partir des années 1990, le fonds s’enrichit de textes imprimés et les partitions des spectacles font leur apparition. Les archives des trois volets des Traité des Passions marquent une transition, celle entre archives physiques et numériques ; il s’agit des premiers spectacles pour lesquels nous disposons de disquettes sur lesquelles furent entreposées l’ensemble des documents. Toutefois la production papier est encore importante, augmentée de nombreux carnets manuscrits. Ces années correspondent aussi au début des captations vidéo produites de manière systématique sur l’ensemble des spectacles[11]. Les contributeurs et contributrices ne s’y sont pas trompés, cette période étant l’une des plus représentées dans le dossier.
Enfin, la fin des années 1990 correspond à une rencontre décisive, celle avec l’artiste web Agnès de Cayeux. Parce que son travail fut souvent marginalisé – puisque périphérique au plateau, bien que pionnier – il m’importait de lui consacrer quelques-unes des pages de ce dossier. Dossier dont elle a par ailleurs accompagné la réalisation, en confectionnant un nouveau site internet, www.tf2.re, sur lequel elle a réactivé dès que c’était possible les pages web des spectacles des années 2000, versé l’ensemble des captations ainsi que les journaux de Jean-François Peyret. Massivement sollicité par les auteurs et autrices du dossier, ce site a ainsi constitué un appui non négligeable à la mise en visibilité du fonds étudié.
Signalons que, malgré les réticences d’usage du milieu, tant universitaire qu’artistique, vis-à-vis des captations vidéo, ce sont elles qui furent le plus massivement plébiscitées par les contributeurs et contributrices pour réaliser leurs travaux. Encouragé·es à travailler sur des spectacles qu’ils ou elles n’avaient aucune chance d’avoir vus, ils·elles furent nombreux·ses à combler cette lacune par le visionnage de la captation, quelle que soit la qualité de celle-ci. Par là, le·la chercheur·e ambitionne sans doute d’échapper à ce que Victor Thimonier nomme avec justesse la « sédentarité de l’archive », c’est-à-dire la perte de l’éphémère, de la mobilité qui fait cet art vivant qu’est le théâtre.
L’autre « archive » massivement investie fut le Journal, et plus largement les « écrits personnels »[12], qui, comme le souligne Anyssa Kapelusz, constituent « un témoignage précieux et finalement assez rare du mouvement presque ininterrompu de la pensée d’un artiste au travail, pendant vingt ans ». Privilégiés aux dépends d’autres documents, tels que les différents états des partitions, on peut imaginer qu’il bénéficie d’un atout de poids ; au sein d’un travail nécessairement collectif, il est la seule archive non « partagée » promettant d’accéder à la chambre la plus secrète : celle des pensées du metteur en scène au travail.
« Moi, c’est “théâtre et science”, il ne s’agit pas qu’on me donne des sous pour faire un spectacle sur les pâquerettes » confie l’artiste dans son échange avec Olivier Neveux qui clôt ce dossier. Et ce n’est pas la moindre qualité de cette conversation que d’avoir démontré à quel point cette œuvre théâtrale se lit aisément à travers d’autres prismes : la singularité des processus de création, mis en valeur par des contributions comme celles de Julia Gros de Gasquet, Séverine Ruset ou Victor Thimonier, la plurimédialité d’une œuvre pionnière que la collaboration avec Müller a nourri, comme le rappelle Florence Baillet, et qui fait de la réception de chaque spectacle une aventure singulière, tel que nous l’expose Anyssa Kapelusz côtoient la force poétique et philosophique, la « pensée vivante » à l’œuvre dans tous les spectacles et mises au jour par Thomas Boccon-Gibod ou Romaric Gergorin. Chaque spectacle s’incarne alors comme une « solution particulière », pour reprendre les mots d’Olivier Neveux cités en ouverture, un nouvel « essai », au sens montaignien du terme, qui vise à faire émerger des questions insolubles au sein d’un dispositif singulier. De la même façon rappeler que ce théâtre est un théâtre des corps, théâtre mental sans doute, mais d’une pensée qui marche et se déploie dans des corps joueurs n’était pas tout à fait inutile. Comme dire, encore et encore, qu’avant tout Jean-François Peyret est un auteur de théâtre, qui trace des sillons singuliers et inattendus dans un paysage théâtral souvent trop convenu.
À travers les résonnances d’un article à l’autre, on espère aussi que ce dossier aura su révéler la profonde cohérence de cette œuvre théâtrale, construite patiemment au fil des « milliers de livres » lus et des rencontres intellectuelles et amicales, portant en elle un souci d’actualité, tant dans l’expérimentation des formes – osons dire qu’il s’agit d’une œuvre pionnière à de multiples égards – que dans les questions formulées. Exigeant, inflexible, Jean-François Peyret n’aura jamais cherché à esquiver cette position inconfortable qu’identifie Romaric Gergorin – se passer des « béquilles » du répertoire – et qui le contraint, à chaque nouvelle création, à une forme de réinvention dramaturgique vertigineuse. Dans Le Théâtre épique, Brecht justifie ainsi la nécessité, l’urgence de l’invention d’une « nouvelle dramaturgie » :
Vous vous trouvez aujourd’hui dans un théâtre. La représentation a commencé à 8 heures […] vers 8 heures et demie, vous avez comme un sentiment d’oppression psychique, et à 9 heures, au plus tard, la sensation qu’il vous faut absolument sortir, sur-le-champ. Cette impression vous ne l’avez pas parce que ce qui se fait là n’est pas très bon, mais bien que cela soit très bon. Simplement, ce n’est pas ce qui vous convient. Et pourtant, pratiquement, vous ne sortez jamais, ni vous ni moi ni personne. Et sur le plan théorique aussi, il est très difficile d’opposer quoi que ce soit à ce théâtre […] Pour le liquider, c’est-à-dire le solder, l’écarter, l’éliminer, il nous faut faire appel à la science »[13] (Le Théâtre épique, p. 204)
C’est à cela que s’est attelé patiemment, inlassablement Jean-François Peyret tout au long des spectacles : faire de l’expérience théâtrale autre chose que cette sortie convenue, sans échappatoire possible, décriée par Brecht. Accepter d’être en marge, « faire appel à la science » ont fait de lui celui qui trouble, qui perturbe. Beaux, exigeants, inattendus, difficiles, déroutants, parfois incompréhensibles : ces spectacles sont tout cela à la fois. Et chacun a été et continue d’être une façon d’opposer quelque chose à « ce théâtre » : autant d’essais d’écrire un autre théâtre, un théâtre qui pense nos temps.
Notes
[1] O. Neveux, Contre le théâtre politique, La Fabrique, 2019, p. 237-238.
[2] M. Martinez Thomas et S. Proust Ed., La notation du travail théâtral : du manuscrit au numérique (Carnières-Morlanwelz : Lansmann Editeurs, 2016, p. 5).
[3] « En faire ou ne pas en faire : considérations sur la “mise en scène” », Entretien avec J. Valero, in G. Girot et I. Pluta, Metteur en scène aujourd’hui – Identité artistique en question, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 331-342.
[4] De la fondation de sa compagnie tf2 en 1995 jusqu’en 2008 (année de la création de Tournant autour de Galilée), Peyret créera environ un spectacle par saison, les étés étant largement aspirés par la préparation dramaturgique des spectacles. Au-delà de cette date, des difficultés de production de plusieurs ordres contribueront à espacer le rythme des créations.
[5] Une génisse en gésine, film de Jacquie Bablet (2003, 55 minutes, En ligne : http ://www.film-documentaire.fr/4daction/w _fiche _film/14387 _1) ; voir aussi les « Bouts de rushes », réalisés par Stéphanie Cléau lors des répétitions du spectacle Ex vivo / in vitro (en ligne : https ://vimeo.com/32257600).
[6] Initiée par le service elan de l’umr Litt&Arts, qui regroupe des ingénieur·es de recherche et propose des « outils, méthodes et techniques numériques pour les projets du laboratoire », cette plateforme est le fruit du travail collectif et interdisciplinaire du groupe opsis, et rassemble aujourd’hui plusieurs fonds d’archives du spectacle vivant : http ://archives-plurielles.elan-numerique.fr/ (consulté le 28/01/21).
[7] « En faire ou ne pas en faire : considérations sur la mise en scène », loc. cit., p. 335.
[8] Elle joua sous la direction de Jean-François Peyret dans un spectacle plus récent Antigone la Peste, crée en mars 2015 à Madagascar.
[9] Neurobiologiste, il a occupé, de 2007 à 2019, la chaire des Processus morphogénétiques au Collège de France dont il a présidé l’Assemblée de 2015 à 2019. Membre de l’Académie des sciences depuis 2003, il fut le complice de presque tous les spectacles depuis La génisse et le pythagoricien en 2002 ; co-signataire des textes, il revendique la fréquentation de la salle de répétitions comme une façon de prolonger l’exercice expérimental de sa pensée scientifique.
[10] À ce sujet, on pourra se reporter aux références suivantes : L. Campos dir., « Côté sciences », in Alternatives théâtrales, № 102-103, 2009 ; l’ensemble des ouvrages publiés par J.-F. Peyret aux éditions Odile Jacob (Avec J.-D. Vincent, Faust, Une histoire naturelle, 2000 ; avec A. Prochiantz, La Génisse et le pythagoricien, 2002 et Les Variations Darwin, 2005) ; J.-F. Peyret, Mind the gap, Fondation Calouste Gulbankian, 2015 ; J. Valero, « Le théâtre, “cuisine nocturne” de la science ? », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, № 16/3A, 2015, p. 115 à 125, [en ligne] url : https ://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-a/10-le-theatre-cuisine-nocturne-de-la-science (consulté le 4/02/21).
[11] Avant le Traité des passions, seul le rocher la lande la librairie bénéficia d’une captation.
[12] Je me permets ici de renvoyer à mon travail, déjà ancien, sur ces matériaux : Le Théâtre au jour le jour (Paris, L’Harmattan, 2013).
[13] B. Brecht, Le Théâtre Épique, Paris, Gallimard/La Pléiade, 2000, p. 204.
Pour citer cet article
Julie Valero, « Introduction : Penser au théâtre. Jean-François Peyret, une œuvre scénique au tournant des XXe et XXIe siècles », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 290 [en ligne], mis à jour le 01/02/2021, URL : https://sht.asso.fr/introduction-penser-au-theatre-jean-francois-peyret-une-oeuvre-scenique-au-tournant-des-xxe-et-xxie-siecles/