Revue d’Historiographie du Théâtre • N°3 T1 2017
Introduction – Saisir les origines du théâtre : enjeux d’une fascination
Par Lise Michel, Éric Eigenmann
Résumé
Qu’est-ce donc que le théâtre originaire ? un mythe ? un fantasme ? Du mythe, il partage le caractère narrativisable d’un récit des origines, la réapparition constante sous des formes et dans des versions différentes, la valeur fondatrice, et l’ambivalence par rapport à l’Histoire – mais non les invariants constitutifs, sans doute. Du fantasme, au sens que la psychanalyse a pu donner à ce terme, il possède le lien étroit avec l’imaginaire, la fonction critique, émancipatrice et créatrice et la souplesse à se voir investi des aspirations, voire des désirs, de ceux qui sans cesse le réinventent – pas toujours le rapport à l’inconscient.
Texte
Saisir les origines du théâtre
| enjeux d’une fascination
Créé en 2015 au Théâtre Vidy-Lausanne, le spectacle du metteur en scène suisse Guillaume Béguin Le Théâtre sauvage avait pour ambition, non sans réminiscence rousseauiste, de « revenir aux sources du théâtre. De revenir à ce jour au cours duquel un individu s’est posté devant son groupe, et, sous la forme d’une proto-cérémonie en train de s’inventer, a pour la première fois imité quelqu’un d’autre[1] ». Dans la continuité d’un spectacle qui, l’année précédente, renonçait au texte pour remonter « en amont de la parole, à l’origine de l’homme, de la culture et de la société[2] », le motif du retour aux origines surgissait à nouveau au cœur du projet créateur. Quelles origines cherchait-on exactement à rejouer ou à évoquer ? Celles de la pratique théâtrale ? de l’humanité ? de la société ? du langage même ? En postulant un lien entre ces différents aspects, le projet visait à restituer une forme d’essentialité du geste dramatique.
Ce motif n’est pas nouveau. L’idée qu’a existé un théâtre « originaire », incarnation à la fois historique et paradigmatique du drame, surgit à chaque époque de l’histoire du théâtre. Plus qu’une notion chronologique, elle vise une forme brute et souvent idéale. Elle informe à la fois les pratiques et les discours théoriques. La volonté de faire ressurgir des formes originelles est à la vérité, pour chaque époque, l’expression de la quête d’une « essence » de la théâtralité. La référence aux origines, dans le travail scénique, les poétiques et les théories du drame, est toujours pensée – et alléguée – comme genèse.
C’est à la question des usages théoriques et pratiques du recours aux origines du théâtre qu’est consacré le présent dossier. Dans une perspective transhistorique, du XVIIe siècle à nos jours, le volume interroge et met à l’épreuve quelques exemples de réflexions ou de réalisations scéniques qui se réclamèrent – ou se réclament – d’une forme de retour ou de saisie des origines[3]. Les contributions réunies ici cherchent toutes à éclairer le lien entre l’imaginaire d’un théâtre originaire[4] et les perspectives argumentatives, les contextes socio-historiques, épistémologiques ou esthétiques qui le sous-tendent. On peut, d’une façon très générale, distinguer deux grands types de recours aux origines du théâtre : le premier s’accompagne de la revendication d’une hyper-conscience historique, avec tous les effets de déférence ou de distance que supposent les démarches de réappropriation. Dans la pratique, les tentatives actuelles de restitutions plus ou moins libres de spectacles du XVIIe siècle « à l’ancienne » participent sans doute de cette manière[5]. Le second type met en avant la quête d’une forme ou d’un langage original, rapportée à l’idée d’une essence du théâtre, dans une temporalité vague sinon abolie : ainsi, par exemple, Georges Banu comprenait-il le dépouillement scénique et le dénuement que revendique Peter Brook[6]. Mais cette distinction ne dessine que des tendances[7]. Que l’origine du théâtre soit conçue comme forme première, passée ou primitive, comme source, jeunesse ou élément précurseur, un même constat s’est en effet imposé au cours des différentes enquêtes menées lors de cette réflexion collective[8] : les projets de retour aux origines du genre, comme ceux qui prétendent retrouver, réactualiser ou réinventer ces origines, recouvrent toujours, à un degré ou un autre, une quête des éléments constituants essentiels des formes théâtrales, voire du principe même de leur originalité[9]. Inversement, la quête d’une essence s’exprime souvent en termes historiques. Invoquer les origines du théâtre, c’est mobiliser simultanément, à des degrés variables, l’antériorité, la causalité, et le principe du drame.
La question des reconfigurations que la littérature opère, en son sein, sur son propre passé, constitue un objet central d’études désormais classiques sur la « mémoire » des œuvres[10], et sur les formes d’écriture de l’imaginaire des origines et de la fondation[11]. L’idée que l’origine du théâtre en constitue aussi le fondement a ouvert, dans une perspective philosophique[12], à des interrogations radicales sur l’essence même des composantes du fait théâtral[13]. Les perspectives récentes de l’historiographie théâtrale, en interrogeant les enjeux et les moyens de la réflexion proprement disciplinaire sur l’histoire du théâtre[14], invitent toutefois à penser plus spécifiquement, à nouveaux frais, le statut du recours au passé dans les discours sur le théâtre. Dans ce contexte, les (re)constructions historiographiques ou esthétiques de la genèse du théâtre, si elles ne constituent pas encore un champ d’étude très développé, ont néanmoins fait l’objet d’analyses particulièrement éclairantes ces dernières années : les plus significatives d’entre elles ont notamment montré comment les historiens et philosophes du XIXe siècle avaient construit de toutes pièces les origines fantasmées du théâtre médiéval[15], et comment le renouvellement de la pensée du théâtre lié à l’émergence de la mise en scène à partir de la fin de ce même XIXe siècle a pu susciter le fantasme d’un théâtre grec qui comporterait tous les traits de notre modernité[16]. Dans le sillage de ces questionnements sur l’imaginaire de l’histoire du théâtre, la présente investigation souhaite poursuivre l’enquête sur une période plus large, de l’époque classique à nos jours, et sous un angle plus spécifique : à travers le fantasme d’un théâtre des origines, elle traque la permanence d’une pensée essentialisante du genre dramatique au cœur de démarches qui se définissent comme historiques ou du moins comme ancrées dans l’Histoire.
Les raisons qui motivent, dans la théorie et la pratique du théâtre, le recours aux origines, telles que les envisagent les différents articles réunis ici, se révèlent nombreuses. Elles présentent toutefois des points communs évidents. Le geste relève d’abord d’une démarche argumentative : si les commencements valent cause, raison et essence, alléguer les origines du théâtre, c’est faire usage d’une forme d’argument d’autorité[17], notamment lorsque l’on cherche à défendre des positions esthétiques novatrices ou polémiques. C’est, en particulier, l’un des arguments les plus efficaces pour penser ou proposer une refondation du drame. Au-delà de sa fonction argumentative, l’idée d’un théâtre originaire, parce qu’elle porte en elle celle d’un jaillissement premier, d’un moment initial, entre en résonance avec l’idée d’une ré-initialisation et d’une réformation du théâtre, voire permet d’en penser le geste même. Le recours aux origines du théâtre coïncide en général avec un geste de fondation, de refondation ou d’innovation.
La détermination des moments et des lieux considérés comme originaires varie au cours de l’histoire du théâtre selon les contextes socio-historiques et esthétiques, et selon les finalités des discours qui les invoquent. La distinction entre Histoire et fantasme de l’Histoire est, dans le cas des origines, difficile à établir. Aristote renvoyait déjà, pour fonder la distinction entre comédie et tragédie, à un débat qui aurait eu lieu entre Doriens et Mégariens. Au XVIIe siècle, comme le relèvent plusieurs contributions du présent volume, bien que le théâtre latin soit plus lu que le théâtre grec, c’est surtout ce dernier qui incarne un passé fondateur. « Utopie théâtrale[18] », il semble de fait posséder une plasticité proportionnelle au défaut de connaissance directe que l’on peut en avoir. Chaque époque, voire chaque individu, repense en réalité à sa façon les origines grecques du théâtre. La plupart du temps, les auteurs et créateurs ne cherchent pas tant à revenir aux origines du théâtre grec qu’à s’en réclamer[19]. Dans sa contribution, Clotilde Thouret montre précisément comment, dans le contexte de la France et de l’Angleterre du début du XVIIe siècle, le théâtre antique est aussi bien allégué par les détracteurs que par les défenseurs du théâtre, et souligne à quel point la référence aux origines s’inscrit chez ces derniers dans un besoin de légitimation de la pratique. Dans la Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac, comme l’explique Marc Vuillermoz, la référence à la période de Sophocle sert aussi une défense du théâtre refondé de son époque. Origines réinventées, en grande partie : l’idée qu’il propose du théâtre antique, précise-t-il, ne repose pas sur une lecture attentive des sources disponibles, mais « sur une appropriation rapide de celles-ci, accompagnée d’un puissant effort d’imagination » : c’est en tant qu’« apôtre de l’ordre et de la rationalité » que d’Aubignac idéalise en effet un certain théâtre grec, par opposition à un autre, le « théâtre des turpitudes » des IIIe et Ve siècles de notre ère. Marc Escola, rappelant quant à lui combien le « fantasme grec » du XVIIIe siècle est étroitement lié à l’image qu’en véhicule le Théâtre des Grecs du Père Brumoy, souligne aussi que la fonction de la référence au théâtre grec est d’abord, chez Diderot, un moyen d’en penser une réforme. Il montre à quel point, pour Diderot comme pour Rousseau, l’origine du drame n’est pensée comme grecque que pour autant que ce théâtre peut coïncider avec l’idée qu’ils se font de ce qu’est – et doit être – une véritable communauté. L’origine se déplace dès que le théâtre grec ne peut fournir le modèle de leurs aspirations. On sait que les origines que chante Nietzche appartiennent à une époque sacrée pré-euripidéene, elle-même héritière d’un âge d’or. Les dimensions dionysiaque et apollinienne en constitueraient une rémanence chez Eschyle et Sophocle. Geste critique, encore, que la fiction récurrente d’un théâtre des origines analysée par Natacha Allet chez Antonin Artaud, à l’encontre d’un certain théâtre psychologique. Dans sa quête d’un théâtre libéré de toute contrainte, permettant de rendre palpables les énergies primitives qui suscitent le drame, c’est au drame eschyléen, considéré comme pré-rationnel, que remonte Antonin Artaud. Mais il (re)viendra finalement à l’idée, comme l’explique Natacha Allet, que « le vrai théâtre date d’avant Eschyle ». Sur un autre mode, les échos d’un certain théâtre grec traversent encore, sur le plan de la structure comme des thèmes et des caractères, toute l’œuvre de Michel Vinaver : Catherine Brun montre ici qu’ils relèvent d’une forme de nostalgie d’un « âge d’or du théâtre », repérable dans le « discours d’une plénitude fictive perdue », qui correspond en réalité à la reconnaissance de certains traits – aspect communautaire, rapport entre la scène et le public – que Vinaver valorise lui-même dans son travail d’écriture[20].
La référence au théâtre du Moyen Âge est l’autre domaine majeur où se déploie le fantasme de l’origine. Les formes et pratiques dramatiques médiévales ont très tôt été associées à une liberté qu’aurait ensuite bridée l’aristotélisme renaissant. Beaucoup de dramaturges et de penseurs du théâtre ont voulu reconnaître l’essence du genre dans la distinction peu marquée entre les comédiens et les spectateurs, l’absence de coulisses et la co-présence de toute la communauté urbaine en un rassemblement populaire. Ces images sont plus ou moins fondées historiquement, mais on ne s’étonnera pas que l’idée d’un théâtre médiéval fondateur de la modernité théâtrale ait été inventé au cours du XIXe siècle, avec l’avènement de la Seconde République[21] en France. Ni qu’on ait voulu y lire aux XXe et XXIe siècles, à partir d’Edward Gordon Craig[22], une forme d’exhibition de l’artificialité de la fiction théâtrale. Daniel Maggetti montre avec quel enthousiasme Fernand Chavannes, qui s’est voulu le fondateur d’un théâtre suisse romand authentique, s’est tourné en 1916 vers le théâtre médiéval et l’ « art rustre des fabliaux » dans lequel il voyait un état pré-rationnel, caractérisé par le dépouillement et la simplicité. à propos du Mystère d’Abraham, créé en 1916, il montre que le projet de Chavannes naît en grande partie d’une insatisfaction par rapport au théâtre suisse de son temps, relégué au registre « campagnard ». Le titre, qui évoque Le Sacrifice d’Abraham, première tragédie en langue française, publiée en 1550, est du reste éloquent sur la fonction fondatrice que Chavannes prête à sa propre oeuvre.
Mais si l’identification des origines repose sur la reconnaissance de valeurs communes saisies au moment de leur émergence, alors tout moment de l’histoire du théâtre, y compris récente, peut être pensé comme originaire, s’il fait surgir des figures de précurseurs. à la même époque et dans les mêmes territoires, certaines formes seront originaires, d’autres non. Ainsi Alexandre Hardy, mort en 1632, est-il considéré pendant tout le XVIIe siècle comme un poète suranné et archaïque, tandis que Tristan L’Hermite, son cadet de trente ans seulement, mais dont la langue et la dramaturgie ramassée et fondée sur une nouvelle forme d’expression des passions ont constitué un tournant esthétique durable, incarne dans l’imaginaire critique de ces mêmes générations la jeunesse sacrée de la tragédie[23]. Romain Jobez montre ici même le déplacement de l’origine opéré par Walter Benjamin à propos du théâtre allemand, des Lumières au Trauerspiel, dans lequel Benjamin identifie les traits constituants d’une véritable théâtralité. Certains dramaturges, du reste, ont considéré leur propre époque ou leur propre théâtre comme originaire, ou devant l’être[24]. Patrick Suter analyse notamment comment, chez Wajdi Mouawad, la fondation est en droit aussi bien tournée vers le passé que vers le futur.
La pensée de l’origine du théâtre est donc étroitement liée à une manière de penser le temps – temps historique mais aussi « régime d’historicité[25] » des œuvres – et la place de sa propre démarche esthétique dans l’Histoire. Selon les termes de Marc Vuillermoz, elle est étroitement dépendante de « la valeur accordée au temps : corrupteur ou tourné vers le progrès ». Mais elle est parfois aussi déliée d’une référence à un moment historique particulier. On la cherche dans un ailleurs culturel : l’Asie est pour Antonin Artaud le lieu d’un théâtre non (encore) contraint par la parole, le Japon, pour Claudel ou, comme le montre Daniel Maggetti, pour Chavannes, celui où la présence scénique n’est pas soumise au joug de l’action. Martin Mégevand souligne que, dans la pensée de Walter Benjamin, l’origine n’est pas un point fixe mais dynamique, qui s’apparente à l’originalité. « Sous le rapport du temps, l’origine jaillit dans le présent », écrit-il : « en cela, elle se distingue de l’archaïque, Benjamin dissociant la notion d’origine de l’idée d’un commencement. »
Ce geste de refondation du théâtre, à différentes époques et en différents lieux, s’inscrit parfois aussi dans une volonté plus large de refondation d’une société, ou de revendication d’une identité culturelle. Ce sont les origines de la cité, ses épisodes fondateurs, que rejoue chaque année lors des fêtes de l’Ascension le « Théâtre de Béziers » des années 1610-1650 étudié par Bénédicte Louvat-Molozay dans sa contribution. Commémorant certains épisodes de l’histoire locale, ce théâtre reproduit à volonté le scénario originel du rétablissement de l’ordre et célèbre l’« antiquité » de la ville de Béziers, qui passe « par la réactivation de formes répétées depuis toujours ». Michel Bertrand montre aussi comment le dramaturge Emmanuel Genvrin, en produisant des fictions dramatiques qui mettent en scène la naissance du théâtre à la Réunion, « interroge les origines de la civilisation réunionnaise en questionnant les origines de son théâtre ». Et c’est en partant du constat d’un déficit de fondation dans les civilisations contemporaines que Martin Mégevand cherche à identifier et à définir des dramaturgies « de la reconstruction ». Désolidarisant l’origine du commencement, au sens temporel, il voit une pensée de l’originaire dans certaines œuvres qui surgissent « dans des moments d’effondrement historique où l’on ne parvient à nommer ce qui advient qu’à la condition de recourir à une forme esthétique alternative, radicalement nouvelle ».
À l’époque classique, les éléments du fait théâtral sur lesquels semble se focaliser l’idée d’une origine à ressusciter ou à prendre comme modèle relèvent plutôt des conditions de sa pratique, de son organisation dans la cité, de son but moral et des mythes qui le fondent. Par la suite, et notamment à partir du XXe siècle, c’est dans le rapport au geste ainsi qu’au langage et à la parole que l’origine semble la plus radicalement pensée comme retour vers une forme d’authenticité. Selon Daniel Maggetti, la langue paysanne de Chavannes « préfigure, au théâtre, la conception ramuzienne d’une « langue-geste » vivante, en adéquation avec le substrat d’où elle est issue, donc avec l’usage parlé, et opposée à la « langue-signe » de l’institution scolaire ». Marie-Hélène Boblet souligne que « les adjectifs rupestre et pariétal par lesquels Novarina qualifie sa propre langue pointent une certaine primitivité », de même que les syntagmes « théâtre des oreilles » ou « théâtre des paroles ». Elle suggère que la pensée du langage mise en œuvre dans le théâtre de Novarina repose sur le fantasme d’une forme première, de « sensible audible, précédant même le théâtre mimétique ».
Sur le plan théorique, on le voit, les modalités de rapport au théâtre des origines sont diverses, selon que l’on cherche à en réactiver des structures, des thèmes, des figures ou des formes, à en raconter la naissance, à faire de son propre théâtre une origine, ou selon que l’on lie cette origine à soi par un rapport d’analogie, de causalité, ou d’antériorité. Si la plupart des cas envisagés dans ce volume rêvent de ressusciter, d’une manière ou d’une autre, ces origines, d’autres – comme Catherine Brun le montre à propos de Michel Vinaver – « travaille[nt] la distance » dans une « mise en regard critique d’autrefois et d’aujourd’hui ».
Qu’est-ce donc que le théâtre originaire ? un mythe ? un fantasme ? Du mythe, il partage le caractère narrativisable d’un récit des origines, la réapparition constante sous des formes et dans des versions différentes, la valeur fondatrice, et l’ambivalence par rapport à l’Histoire – mais non les invariants constitutifs, sans doute. Du fantasme, au sens que la psychanalyse a pu donner à ce terme, il possède le lien étroit avec l’imaginaire, la fonction critique, émancipatrice et créatrice, et la souplesse à se voir investi des aspirations, voire des désirs, de ceux qui sans cesse le réinventent – pas toujours le rapport à l’inconscient. Quoi qu’il en soit, le fait même que le recours à l’idée – appelons-la ainsi – d’un théâtre originaire soit à ce point récurrent doit aussi être perçu comme un symptôme de la manière particulière que nous avons de penser le théâtre. Le roman se réclame-t-il à ce point de ses antécédents historiques lorsqu’il explore de nouvelles formes ? Les historiens de l’art se tournent-ils vers les peintures rupestres pour chercher l’essence de l’art visuel ? Le fait est que dans les arts de la scène, le recours aux origines est un moteur de conceptualisation et d’invention particulièrement puissant. Le théâtre, au sens que chaque époque donne à ce terme, est sans aucun doute l’un des arts où la quête d’une essence générique a subsisté le plus longtemps, et continue à nourrir la création.
| Lise Michel et Éric Eigenmann
Les coordinateurs du numéro remercient Romain Bionda pour son aide dans la relecture éditoriale du volume.
Notes
[1] Compagnie De Nuit comme de Jour (Guillaume Béguin), Le Théâtre sauvage, « Présentation », www.denuitcommedejour.ch
[2] Id., Le Baiser et la morsure, « Présentation », dossier de presse « Le Théâtre sauvage / Le Baiser et la morsure », p. 3.
[3] L’étude porte principalement sur les domaines français et francophone. Certaines des contributions s’étendent à l’Angleterre et à l’Allemagne.
[4] D’abord attesté dans un sens local métaphorique, « originaire » réfère la plupart du temps, au XVIIe siècle, à l’extraction géographique ou à la naissance. Employé absolument, il porte déjà la triple valeur de source (préfixe ur-), de cause, et de raison (archè), comme le terme « origine » lui-même (« ce dont une chose vient et prend son principe », Furetière, 1690). On le trouve souvent – mais non exclusivement – dans un contexte biblique où il réfère à une origine d’avant la Chute, au même sens qu’ « originel ». Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, ce sont toutefois plutôt les expressions « théâtre des origines » ou « théâtre de nos ancêtres » qui sont employées pour renvoyer à un premier théâtre fondateur, voire simplement les « origines du théâtre ». La notion de « théâtre originaire » bien qu’attestée plus tôt ne se généralise qu’à partir du XXe siècle, en partie en un sens psychanalytique (voir Paul-Laurent Assoun, « L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre », Insistance 1, 2006, no 2, p. 27-37) qui n’est pas celui que nous lui donnons ici.
[5] Les différentes démarches qui les sous-tendent sont analysées dans le présent recueil par Céline Candiard.
[6] « Autour d’un espace libéré de la référence à des styles, ou à la tradition d’un répertoire, construire une relation ici et maintenant entre un acteur et un spectateur délivrés de la mémoire du théâtre, cela signifie pour Brook retrouver la force perdue d’un théâtre originaire ». (Georges Banu, Brook, Les Voix de la création théâtrale, Paris, édition du CNRS, 1985, p. 122).
[7] à certains égards, et sur un corpus plus vaste, les deux pôles évoquent ceux que dessine Patrice Pavis lorsque, transposant dans la mise en scène contemporaine la distinction que fait Jacques Derrida entre deux types de démarches interprétatives, il oppose un Claude Régy qui ne « déconstruit pas » les signes de la fiction théâtrale mais « cherche au fond une origine d’avant la parole et l’histoire » dans « une nostalgie de la parole pleine, poétique, universelle, naïvement humaniste » et d’autres comme Vitez, Marthaler ou Casdorf qui « travaillent au contraire le jeu de la répétition, de la citation et de l’ironie » (La Mise en scène contemporaine. Origines, tendances, perspectives, Paris, A. Colin, 2007, p 168).
[8] Les articles réunis ici sont issus du colloque Le Fantasme d’un théâtre originaire dans la théorie et la pratique dramatique qui s’est tenu à l’Université de Lausanne et à l’Université de Genève en octobre 2013.
[9] C’est-à-dire de leur « génie » : voir Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie. Les secrets de l’archive, Paris, Galilée, 2003 [sur l’œuvre d’H. Cixous]. Voir aussi Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (Paris, PUF, 1990) où Derrida reconnaît que la réponse à la question même de l’origine – « Comment l’originarité d’un fondement peut-elle être une synthèse a priori ? » (p. 12) – constitue une « difficulté de méthode » (p. 31).
[10] En plus des travaux de Georges Didi-Huberman, on pense en particulier aux ouvrages de Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres [1992], Paris, Verdier, 2008, et Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, 2010.
[11] John D. Lyons, The tragedy of origins. Pierre Corneille and historical perspective, Stanford, Stanford University Press, 1996 ; Christophe Martin, Fictions de l’origine, 1650-1800, Paris, Desjonquères, 2012 ; Philippe Bourdin, « Du théâtre historique au théâtre politique : la régénération en débat (1748-1791) », Parlement[s], Revue d’histoire politique 3/ 2012 (n° HS 8), p. 53-65 ; Anne Bouvier Cavoret (dir.), Théâtre et mémoire, Paris, Ophrys, 2002. Voir aussi la passionnante étude que Gilles Siouffi a consacrée à l’imaginaire de la fondation de (et dans) la langue française : Le génie de la langue française. Étude sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’âge classique, Paris, Champion, 2010.
[12] Voir notamment Philippe Lacoue-Labarthe, « La scène de l’origine » et « Le théâtre antérieur » dans Poétique de l’histoire, Galilée, 2002.
[13] Denis Guénoun, « La scène est-elle primitive ? », dans Livraison et délivrance. Théâtre, politique, philosophie, Paris, Belin, 2009, p. 337-351.
[14] Voir notamment Roxane Martin et Marina Nordera [dir.], Les Arts de la scène à l’épreuve de l’histoire : les objets et les méthodes de l’historiographie, Paris, Champion, 2011 ; M. Denizot, L’écriture de l’histoire du théâtre et ses enjeux mémoriels, Revue d’Historiographie du Théâtre, 1, sept. 2013 ; Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Les études théâtrales : objet ou discipline ? » : http://www.diffusion.ens.fr/databis/diffusion/bonus/2006_06_10_mervant.pdf (publication en ligne, ENS, 2006 ). Voir aussi Luc Fraisse, Les fondements de l’histoire littéraire, Paris, Champion, 2002.
[15] Marie Bouhaïk-Gironès, Véronique Dominguez, et Jelle Koopmans [dir.], Les Pères du théâtre médiéval. Examen critique de la constitution d’un savoir académique, PUR, 2010 ; Michèle Gally et Marie-Claude Hubert, Le Médiéval sur la scène contemporaine, Presses Universitaires de Provence, 2014.
[16] Voir Patricia Vasseur-Legangneux, Les Tragédies grecques sur la scène moderne : une utopie théâtrale, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004 et Bénédicte Boisson, « L’assemblée idéale du théâtre grec antique », dans L’écriture de l’histoire du théâtre et ses enjeux mémoriels, op. cit., p. 18-26. Voir aussi Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Le Chœur dans le théâtre contemporain (1970-2000), Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2009.
[17] C’est le cas a fortiori à l’époque classique où, comme le note Clotilde Thouret dans le présent volume, « les Anciens sont à la fois des modèles et des garants ».
[18] Selon l’expression qui fait le titre de l’ouvrage cité de P. Vasseur-Legangneux.
[19] Jean-Luc Nancy note qu’il y a « comme une exemplarité inatteignable de la tragédie : nous pensons […] pouvoir ou devoir tout rapporter à quelque chose d’elle : c’est-à-dire qu’il nous est nécessaire de penser qu’en elle se nouait le nœud élémentaire de l’existence […]. Mais […] ce nœud ne peut plus être noué pour nous […]. » (« Après la tragédie » [2002 / 2008], dans Demande. Littérature et philosophie, Galilée, 2015, p. 244-245). Une « provenance » ou un « être issu de » relèverait toujours à la fois « d’une coupure et [d’] une transmission » (p. 246).
[20] Si le théâtre grec a sans conteste été, des théâtres antiques, le plus pensé comme originaire, il faut remarquer – le fait est tout aussi significatif – que le tournant actuel des études théâtrales vers les arts de la scène invite certains historiens ou théoriciens du théâtre à lui substituer un autre théâtre antique originaire, le théâtre latin. C’est la démarche de Florence Dupont : « Quand acceptera-t-on qu’un théâtre des origines, qui fut un théâtre du jeu, et rien qu’un théâtre du jeu, fasse irruption sur notre horizon intellectuel et bouscule bien des fausses évidences, bien des naïvetés historiques ? » (L’Orateur sans visage : essai sur le théâtre romain et son masque, Paris, P.U.F., 2000, introduction, p. 1 ) « Ce théâtre du jeu, qui est d’aujourd’hui, le théâtre de Tadeusz Kantor ou de Bob Wilson était déjà là, caché dans notre mémoire refoulée des scènes romaines, comme une alternative à l’idéologie majoritaire de la représentation. » (ibid).
[21] C’est ce que montre le volume dirigé en 2010 par M.Bouhaïk-Gironès, V.Dominguez et J.Koopmans, Voir ci-dessus note 15.
[22] Voir Edward Gordon Craig, De l’Art du théâtre [1905/ trad. Française 1911], Circé, 1999, p. 140. Sur l’ambition bien plus radicale de Craig de « retrouver l’art perdu du théâtre », qui constitue l’objet de tout l’ouvrage, voir plus particulièrement ibid. p.139-141 et p.186-201. Voir aussi l’article de Didier Plassard « L' »art de monter et de voiler », ou le mythe des origines du théâtre selon E. G. Craig », Puck : la marionnette et les autres arts, 14, 2006, p. 83-92.
[23] Lise Michel, « Le passé présent : le « temps » de Pyrame et Thisbé dans l’imaginaire critique du XVIIe siècle », Arrêt sur scène / Scene Focus [revue en ligne], n°1, 2012.
[24] Les deux démarches sont sans doute solidaires. J..-L. Nancy estime que nous oscillons toujours entre deux postulations : celle de la « nostalgie d’un à-jamais-perdu qui sans doute jamais ne fut présent », et celle qui voudrait « faire surgir un absolument-à-venir qu’aucune espèce de présence ne pourrait précéder » (article cité, p. 239).
[25] François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.
Pour citer cet article
Lise Michel, Éric Eigenmann, « Introduction – Saisir les origines du théâtre : enjeux d’une fascination », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 3 [en ligne], mis à jour le 01/01/2017, URL : https://sht.asso.fr/introduction-saisir-les-origines-du-theatre-enjeux-dune-fascination/