Revue d’Histoire du Théâtre • N°287 T3 2020
« Montrer ce qui échappe » : une écriture entre mime, théâtre et cinéma. Portrait de la compagnie Troisième Génération
Par Troisième Génération, Véronique Muscianisi
Résumé
Troisième Génération mène une recherche singulière à travers une activité de pédagogie et de création, pour développer une écriture gestuelle à la croisée du mime, du théâtre et du cinéma. Sergi Emiliano i Griell et Agnès Delachair, co-fondateurs de la compagnie, œuvrent à un art écarté de toute abstraction et de toute symbolique. Ils abordent des thèmes où les mécanismes du pouvoir, et le sentiment d’inaptitude à y faire face, sont mis en jeu.
Texte
La compagnie Troisième Génération, constituée en 2009 à Paris, connaît son premier succès en se produisant lors de scénettes de rue sur la place du Palais des Papes à Avignon, en 2010. Cette année-là, la 64e édition du Festival d’Avignon mettait à l’honneur les Arts du Mime et du Geste, à travers des conférences, des démonstrations, et des débats pour la reconnaissance de ces arts et la présentation publique d’un Manifeste. Un certain nombre de compagnies étaient venues pour l’occasion, dont la jeune Troisième Génération, constituée d’anciens élèves de cours de mime. Une compagnie militante qui incarne par son nom une filiation avec les maîtres du mime corporel – une troisième génération de disciples – tout en affirmant une identité propre. Dix ans après, elle acquière la reconnaissance du milieu artistique et emporte plusieurs prix français1 et européen2, ainsi que le soutien du Ministère de la Culture (Direction générale de la création artistique), pour un projet de recherche-création en théâtre et arts associés3.
Troisième Génération mène une recherche singulière à travers une activité de pédagogie et de création, pour développer une écriture gestuelle à la croisée du mime, du théâtre et du cinéma. Sergi Emiliano i Griell et Agnès Delachair, co-fondateurs de la compagnie, œuvrent à un art écarté de toute abstraction et de toute symbolique. Ils abordent des thèmes où les mécanismes du pouvoir, et le sentiment d’inaptitude à y faire face, sont mis en jeu. Ainsi en est-il des spectacles There Is No Alternative (2014), Les illusions perdues (2016) ou plus récemment La vie automatique (2018), qui abordent le désenchantement de la jeunesse et l’inertie face à l’histoire politique, les illusions que l’on se construit pour ne pas sombrer ou le recouvrement de sa propre singularité par une vie façonnée d’automatismes. Un regard sceptique et ironique porté sur le monde, mais non sans espoir. La compagnie ménage une part irréductible à l’humour, au décalage et au traitement rythmique des situations.
Formé au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Barcelone, où il rencontre notamment le Théâtre du Mouvement, Sergi Emiliano i Griell y travaille plusieurs années avec Anne Dennis4, puis à Paris avec la compagnie Pas de Dieux, dirigée par Leela Alaniz et Won Kim5. Il complète sa formation en accédant à l’École Internationale de Mime Corporel Dramatique, dirigée par Ivan Bacciocchi.
Agnès Delachair suit des cours de mime corporel à Paris avec la compagnie Pas de Dieux, le Théâtre du Mouvement – pour qui elle assurera plusieurs assistanats à la mise en scène – et l’École Internationale de Mime Corporel Dramatique, dont elle est diplômée. En parallèle elle tourne dans divers projets audiovisuels à la télévision et au cinéma. Tous deux enseignent régulièrement la technique du mime à travers des ateliers donnés par leur compagnie, comme en écoles professionnelles (Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Barcelone, Atelier Blanche Salant et Paul Weaver, École des Gobelins à Paris).
Nourrie par un parcours qui traverse plusieurs techniques de jeu issues du mime, du théâtre et du cinéma, la compagnie place l’acteur au centre du plateau. Leur recherche est en particulier menée sur la détente dans le jeu : « La détente est en apparence synonyme de passivité, mais elle permet en réalité la réception des choses, alors que le mime est d’abord dans l’action. La détente permet d’être dans la relation de façon sensible [avec le partenaire]. Tu reçois, et après tu réagis. Nous recherchons ce goût du jeu, sans que la technique ne prenne le dessus »6. Par ailleurs, c’est en se questionnant ces dernières années sur ce qui rend le jeu d’un mime unique, que les deux artistes ont pointé le principe de dissociation, un principe qui pourrait faire référence à la technique du mime corporel mais qu’ils invoquent davantage pour définir l’articulation entre un geste mécanique et un geste vivant7. Leur recherche dramaturgique en cours – depuis La vie automatique – porte sur la confrontation des arts du montage – bande dessinée, cinéma – et des arts du mime8. Des questions similaires se posent en effet sur la façon de faire parvenir les mouvements aux spectateurs : qu’est-ce qui bouge et comment, qu’est-ce qui est bougé, qu’est-ce que la caméra filme, comment arrêter les personnages au bon moment ?
Le changement successif de plans dans les arts de l’image leur inspire des types de coupures dans l’écriture scénique, inhabituelles au théâtre. Ils permettent d’apporter de l’étrangeté, qui résonne pour ces artistes avec la formule d’Oscar Wilde, « on devrait toujours être légèrement improbable », invitant à des jeux de décalages et d’ellipses : « L’ellipse de temps, comme celle de mouvement (elles fonctionnement toujours ensemble) créent de l’étrangeté parfois quasi imperceptible mais bien présente dans la réception du spectateur […] C’est également une manière de jouer avec le temps : ce qui t’échappe dans la vie [comme un geste, une intention], tu peux le maîtriser sur scène, tu arrêtes le temps. Ce qui nous intéresse c’est de montrer en temps réel l’engrenage en train de se faire. Montrer ce qui échappe »9.
Troisième Génération puise dans la technique du mime corporel, dans le jeu cinématographique et les principes de montage des arts de l’image. Elle explore une écriture scénique où action physique, parole, image et musique se côtoient et interagissent. La compagnie convoque ainsi des gestes qui ne finissent pas ou se fragmentent, des immobilités atemporelles ou des attitudes transportées d’un plan à un autre, conviant sur scène des personnages insaisissables, mélancoliques ou burlesques.
Notes
1 La compagnie obtient le Premier Prix du Plateau du Groupe Geste(s) en 2013 pour There Is No Alternative. En 2017, elle est de nouveau lauréate du Prix du Plateau du Groupe Geste(s) pour son adaptation du roman de Christian Oster, La vie automatique.
2 La compagnie obtient le Prix Européen Move Award Label de Qualité en 2011 pour L’heure où l’on ne savait rien l’un de l’autre.
3 Projet « La méthode du montage. Croiser les arts du mime et du geste, le cinéma et la bande dessinée pour enrichir les écritures scéniques contemporaines », soutenu en 2020 par la DGCA.
4 Anne Dennis, pédagogue et metteuse en scène américaine, formée au mime et au théâtre dans une approche brechtienne.
5 Leela Alaniz, pédagogue et metteuse en scène brésilienne, formée au mime par Thomas Leabhart et croisant les principes de l’anthropologie théâtrale d’Eugenio Barba ; Won Kim se forme au mime auprès de Leela Alaniz et Thomas Leabhart.
6 Propos de Sergi Emiliano i Griell et Agnès Delachair, recueillis par Véronique Muscianisi le 19 juin 2020 à Montreuil.
7 Au-delà de la technique du mime corporel qui apprend à décomposer un mouvement et à isoler une partie du corps par rapport à l’autre, ils désignent sous la formule principe de dissociation la capacité singulière et propre d’un acteur-mime de donner à voir deux choses différentes en même temps.
8 La vie automatique est mise en scène tel un plateau de cinéma avec des effets de changements de plans et de travelling.
9 Propos de Sergi Emiliano i Griell et d’Agnès Delachair, recueillis par Véronique Muscianisi le 19 juin 2020 à Montreuil.
Pour citer cet article
Troisième Génération, Véronique Muscianisi, « « Montrer ce qui échappe » : une écriture entre mime, théâtre et cinéma. Portrait de la compagnie Troisième Génération », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 287 [en ligne], mis à jour le 01/03/2020, URL : https://sht.asso.fr/montrer-ce-qui-echappe-une-ecriture-entre-mime-theatre-et-cinema-portrait-de-la-compagnie-troisieme-generation/