Revue d’Histoire du Théâtre • N°296 T1 2023
Préface. Les paysages de l’âme
Par Richard Peduzzi
Résumé
Le numéro inaugural de cette nouvelle séquence de notre histoire est consacré à la fabrique du paysage au théâtre, aux questions nouvelles qui se posent aujourd’hui, mais aussi sur les permanences que la perspective historique permet justement de débusquer. Il est préface par le scénographe Richard Peduzzi qui revient sur ces souvenirs paysagers.
Texte
J’ai toujours griffonné n’importe où avec plus ou moins de grâce. Le dessin m’aide à comprendre ce que je vois, ce que j’aimerais voir surgir devant mes yeux. Je n’ai jamais vraiment appris à dessiner selon les règles. Mes intuitions et ma sensibilité curieuse me tiennent lieu de guides. Ce qui compte pour moi dans le dessin, c’est le dessin. Bon ou mauvais, c’est l’effort, la joie et la douleur de le sortir de soi, de trouer la page, le faire naître devant ses yeux, l’épurer, le transposer jusqu’à ce qu’il montre le paysage qui vient de nos profondeurs, celui que l’on ne connaît pas mais qu’en même temps l’on reconnaît.
Dans ma prime jeunesse, en arrivant à Paris, les rares fois où j’allais au théâtre, je m’ennuyais, n’arrêtais pas de bouger, ne tenais pas en place sur mon siège. Je me souviens d’une représentation du Marchand de Venise de William Shakespeare interprété par le très grand acteur Daniel Sorano. Je l’écoutais en fermant les yeux pour ne pas avoir à regarder les décors en carton-pâte. Mon esprit s’envolait et je me surprenais à penser à tout autre chose. Je n’avais qu’une envie, celle de m’enfuir du théâtre, de retrouver la rue. J’étais loin de m’imaginer que le théâtre me permettrait une immense partie de ma vie de dessiner, de peindre, de voyager au cœur de mes énigmes, d’aller visiter mes rêves, de les transposer et les peindre dans une cage de scène, d’aller à la découverte de mes visions, de mes inquiétudes quotidiennes, venues des lieux les plus composites de mon enfance. J’avais besoin de les voir se dresser, bouger devant mes yeux, de les rendre actuels, vivants, qu’ils cessent de me hanter, d’être des fantômes. J’aurais voulu voir apparaître dans mes dessins Le Havre, la mer et ses colères, les gouffres et les collines de gravats, les murs et les grillages infranchissables de la prison de ma mère, les palais italiens et les rêves de mon père : chacun de ces paysages bâtis sur les sables mouvants des souvenirs qui s’entrecroisaient dans ma tête, je voulais les rassembler, qu’ils se connaissent, s’apprivoisent, se réconcilient, faire que mes paradis perdus au fond de ce gouffre inconnu se battent en duel, que les geôles et les palais vivent et se promènent ensemble sur une feuille de papier. J’aime travailler sur le papier. Sa surface me fait penser à la peau et la peau au reflet de l’âme.
À dix-huit ans, j’ai eu la chance de rencontrer le sculpteur Charles Auffret, de l’avoir comme maître. Pour lui, le dessin était l’épine dorsale, la base de l’éducation artistique. J’ai compris à ses côtés que la première chose à faire était d’apprendre à regarder, comprendre ce que l’on voyait afin de l’interpréter, éduquer son œil, exercer sa mémoire. Il m’expliquait la façon dont la lumière courait sur un visage et un corps, passant d’un point extrême au sommet du crâne à un autre point se prolongeant par l’ombre au-delà de la plante du pied, traçant un plan droit, équilibré et donnant naissance à la forme. Cet ordre existe selon moi pour les figures humaines autant que dans la nature, pour les arbres et la végétation autant que pour l’architecture et pour tout paysage. Toute chose naît devant nous, nous apparaît, se transforme au cours des heures dans un jeu sans fin entre l’ombre et la lumière, le froid et le chaud.
Avec Le Massacre à Paris de Christopher Marlowe (Théâtre National Populaire de Villeurbanne, 1972, mise en scène de Patrice Chéreau), pour la première fois, j’ai fait apparaître mes souvenirs du Havre. J’avais ouvert la vanne des rêves et des visions enfouis au fond de moi depuis l’aube de ma vie. Je voulais les voir renaître sur le plateau, les mélanger à plusieurs mondes, à différentes époques. Le décor était une juxtaposition d’éléments de la Renaissance, tours de combat de l’Antiquité, quais et bâtiments de l’archéologie industrielle du XIXe siècle se réfléchissant à la surface d’une eau plane, le tout couronné d’un ciel étoilé faisant penser à une aquarelle de Dürer. Tout cela formait un monde hétéroclite, composite, qui n’en faisait qu’un : le nôtre. Celui de Patrice Chéreau et le mien. J’ai souvent eu l’impression que, comme certains peintres primitifs flamands ou du Quattrocento italien, en travaillant sur un spectacle, nous peignions à deux sur le même tableau. Cette vision commune nous a conduits à l’intersection d’une même perspective, au pied d’un même point de fuite devenu le terrain où bâtir nos histoires. Si différents l’un de l’autre, nous avons tout de suite compris que de cette différence nous ferions notre force, notre terrain de combat, qu’elle nous permettrait de bâtir un monde autant commun que propre à chacun.
Des peintres ont passé des vies entières à se confronter à la nature et à leur toile vierge. Cette lutte, je la livre avec un texte, mes dessins, mes peintures et le parallélépipède de la scène vide. Ma préoccupation n’est pas de remplir ce vide mais de l’habiter sans le déranger.
Souvent, le matin, après avoir arpenté la scène vide d’un nouveau théâtre dans lequel je dois travailler, je vais m’assoir dans la salle tel un spectateur oublié la veille. Il m’est arrivé de rester longtemps dans cette position, seul, silencieux, de me dire que ce vide est si troublant. Pourquoi au fond y mettre un décor ? Les murs, les trappes, les fils, les poulies, la machinerie de la scène suffiraient. Mais la plupart du temps, en lisant le texte, en écoutant la musique, en parlant de la mise en scène, inévitablement une architecture ou un paysage finissent par surgir dans mon esprit. Le dernier spectacle sur lequel j’ai travaillé avec Patrice est Comme il vous plaira de William Shakespeare qui devait être donné aux Ateliers Berthier au printemps 2014. Dans cette œuvre, il y a trois lieux : le domaine de l’usurpateur, un chemin et une forêt où se déroule presque toute l’action. Un matin nous avions rendez-vous dans un café rue Rambuteau avec Patrice. Je ne l’avais pas vu depuis longtemps. Nous n’avions encore rien décidé sur le sens et la forme que devait prendre le décor. J’avais eu, je crois, pendant l’été, une idée. J’ai eu un moment d’hésitation avant de lui en parler. À la lecture du récit, on imagine une forêt profonde, vierge, insondable, un lieu où l’on se cache, où l’on pénètre sans comprendre comment on va en sortir. C’était un lieu extrêmement difficile à réaliser. L’espace de jeu des Ateliers Berthier, avec ses gradins en bi-frontal, n’aurait pu permettre de donner profondeur et densité à cette forêt : on se serait heurté tout de suite à la présence des murs. Cette forêt épaisse serait devenue une silhouette plate, inerte, plaquée au fond de la salle : autrement dit, des arbres de théâtre. Les troncs des arbres dans la nature me font souvent penser à des corps noués, enlacés, qui se serrent et s’embrassent. Aucun arbre n’est pareil. Soudain, la forêt de cette histoire m’est apparue comme un seul arbre, un chêne, le roi des forêts, debout comme un pilier, tendant ses branches vers le ciel comme pour soutenir le poids du monde. Un arbre en marche, qui nous accompagne, rit, pleure et souffre avec nous, qui voit, qui vit, qui aime, sous lequel on vient s’abriter, se reposer, la tête tournée vers les étoiles.
Étrangement, Patrice, en même temps que je parlais, a sorti en souriant une photographie de son agenda sur laquelle on pouvait voir un chêne dressé le long d’un chemin : un seul arbre. Sans nous concerter nous avions eu la même idée.
Au cours de la première et dernière séance de travail à l’Odéon, en présence des assistants, des techniciens et des constructeurs, on se posait des questions sur les mouvements de cet arbre, sur ce à quoi il devait servir : peut-on se cacher à l’intérieur, monter sur ses branches, sera-t-il praticable, comment allait-il se déplacer, sa vitesse ? Comment le suivre avec la lumière, le faire avancer dans les nuits et les jours en un peu plus d’une heure ? Comprendre la vitesse et la lenteur du temps. Après un court instant, Patrice me dit : « Au fond, il faudrait qu’on l’oublie. »
Depuis son départ, je continue à imaginer la trajectoire de cet arbre. Je le vois disparaître par la porte de secours, prendre le Boulevard Berthier qui longe le théâtre et se retrouver sur le périphérique, perdu dans les embouteillages, se confondant dans la multitude.
J’aime marcher et me perdre à travers des rues que je ne connais pas, croiser des silhouettes et des regards que je ne reverrai jamais plus, fixer dans ma mémoire des impressions, en laisser d’autres s’envoler… Marcher et observer, fermer les yeux, s’immerger dans l’inconnu, arriver inéluctablement au pied d’un mur auquel je devrai me mesurer. Quelle muraille devrai-je franchir, quel nouvel horizon vais-je découvrir ? Les visions se forment, se superposent comme des voiles colorés, juste le temps d’être ébloui par des lumières nouvelles, surpris par d’autres continents, et de me laisser emporter avec eux vers des architectures et des paysages que je ferai miens. Ces idées qui voyagent en moi m’offrent parfois la sensation innocente d’être invincible, capable de voler au-dessus des obstacles.
Puis, assis à ma table à dessin, les rêves s’évanouissent avec la même rapidité qui les avait fait apparaître. Alors je dois revenir sur mes pas, chercher avec mes crayons et mes couleurs à réunir ce que peu avant, comme un voleur, j’avais dérobé sur mon parcours. Retrouver une émotion avec un dessin, une architecture demande un immense effort. Il faut avoir la force de s’enfoncer dedans, d’affronter les crayons et les couleurs déposés en vrac sur sa table, d’être à la fois libre et enfermé dans sa solitude. Toute œuvre artistique nous confronte à l’obscur et à l’inexpliqué. Elle nous dévoile quelques-uns des mystères de l’existence, nous apprend à confondre le quotidien, les instants, avec l’infini. L’œuvre d’art interprète la vérité qui ressort de la nature, nous fait ressentir la profondeur d’un regard. Les lignes et les masses, la lumière et les couleurs ne sont là que pour exalter notre vision de la réalité. Ce qui se présente comme de la rouille et de la terre poussiéreuse de charbon se retrouve soudain face à un champ de blé écrasé de soleil. Dans la composition des paysages, on distingue les reflets de la nature humaine, de la cime éloignée des arbres l’on voit apparaître de la bonté, dans la brume qui monte au-dessus des lacs, de l’humidité, et de la chaleur des prairies se dégagent de la joie, de la nostalgie ou de la résignation.
Les sols et les plafonds des cages de scène vides me donnent toujours la même impression de silence : la sensation d’avoir laissé tout ce que je connaissais à l’entrée d’un désert, l’urgence de rebâtir pour inventer, à chaque fois, un nouvel horizon. Le théâtre est une boîte à rêves carnivore, nourrie par les constructions, les paysages et les personnages qui l’habitent. Il est à la fois une prison, une forteresse étouffante, un observatoire aveugle qui s’emploie à étudier le monde, il est un toit, un abri où viennent se mouvoir, vivre, s’écraser, disparaître rochers, montagnes, cascades, orages, naufrages et naufragés. Je crois qu’un décor doit respirer, vivre et bouger avec la pièce et les acteurs. Il est le gardien muet de l’histoire qui se raconte. Qu’il soit un mur aveugle abandonné au milieu du désert, une maison silencieuse, un plan d’eau immobile, un arbre planté au détour d’un chemin, le plancher d’une simple cage de scène vide éclairé par une lumière de service, le décor est un personnage à part entière. Il doit pouvoir se faire oublier et réapparaître sous une autre forme le temps d’un battement de cœur. Une scène succède à une autre sans bruit comme les paysages que l’on voit surgir et s’évanouir à travers la fenêtre d’un train.
Même si le ciel, la terre, l’eau nous encerclent tout en nous donnant l’illusion de liberté, ils nous emprisonnent dans nos îles désertes, nous chahutent, nous prennent, nous jettent et nous reprennent selon le moment venu. Nos théâtres font barrage au temps qui glisse sous nos pas. Ils sont des boîtes secrètes posées à même la terre, ils nous protègent. À l’intérieur, nous reconstituons des histoires, nos histoires, l’histoire de tous. Nous y construisons nos ciels, nos murs, nos rêves et nos océans, nous y exposons avec crainte, avec joie, avec pudeur, parfois sans pudeur, nos doutes et nos passions. Le théâtre est une maison qui filtre et fige le temps pour un instant, lui demande d’attendre un moment à la porte. Il est un bouclier derrière lequel des femmes et des hommes nous disent : « venez vous abriter sous notre arbre, vous reposer, réfléchir, venez prendre le temps de nous entendre, le temps d’arrêter le temps un instant ».
Pour citer cet article
Richard Peduzzi, « Préface. Les paysages de l’âme », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 296 [en ligne], mis à jour le 01/01/2023, URL : https://sht.asso.fr/preface-les-paysages-de-lame/