Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires

Recensions publiées dans la Revue d'Histoire du Théâtre

Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires. France, XVIIIe-XXIe siècle, Éditions CNRS, 2020

Recension par Marion Denizot

L’ouvrage de Pascale Goetschel retrace un large pan de l’histoire du théâtre en France à partir d’un prisme singulier : la « crise du théâtre ». La chronologie (XVIII-XXIe siècle) est en effet gouvernée par l’analyse du discours rhétorique de crise, en lien avec les ruptures politiques, les mutations sociales et la succession des mouvements artistiques. À partir d’une diversité de sources (archives, rapports institutionnels, presse, écrits d’artiste, ouvrages théoriques…), le propos croise réalités de la vie théâtrale – sous tous ses aspects : artistique, institutionnel, économique, social et politique – et appréhension d’un motif littéraire qui connait un grand succès éditorial et médiatique.

Les deux premiers chapitres, construits de manière linéaire sous forme de récit, retracent l’émergence et la structuration du discours de crise du théâtre à partir du milieu du XVIIIe siècle puis son développement et son acmé depuis les années 1890 jusqu’aux années 1930.

Ce large panorama historique met au jour des « postures récurrentes » (page 182) ; en fonction des contextes et des événements historiques, des inflexions apparaissent, mais le sentiment dominant reste celui de la continuité, voire de « déjà vu ». Les arguments constitutifs du discours, qui n’hésitent pas à emprunter au registre de la maladie, se stabilisent au milieu du XIXe siècle : accusation de décadence, qui fait écho à cette « haine du théâtre » qui émerge dès la fin de l’Antiquité ; critique des effets de l’industrialisation et de l’urbanisation des modes de vie ; dénonciation de l’amoralité de certains genres ; appel à un devoir d’éducation du peuple… Si la querelle peut porter sur des enjeux esthétiques, selon le schéma reconnu de la lutte des Anciens contre les Modernes (éclatement des genres au XIXe siècle, apparition d’une succession d’avant-gardes à la charnière des XIXe et XXe siècles), elle ressort bien davantage d’enjeux politiques qui touchent au rayonnement de la France dans le monde. En effet, il est intéressant de noter la proximité du discours de la crise du théâtre et de celui du déclin national, qui témoigne de la forte intrication entre le dramatique et le politique – ce que Jean-Claude Yon avait développé sous le terme de « dramatocratie » pour caractériser le rôle du théâtre au sein de la société au XIXe siècle [1].

Centré sur une étude de discours – qui pointe bien la différence entre le « sentiment » de crise et la réalité des données, du moins jusque dans les années 1930, au cours desquelles le nombre de théâtre diminue effectivement – l’ouvrage rend compte de la vitalité de la presse et de l’importance des périodiques qui deviennent un champ de forces contradictoires dans l’espace public. Deux fils conducteurs principaux tissent l’écriture : les rapports entre théâtre et argent, qui permettent de souligner les tensions entre logiques mercantiles et revendication de l’autonomie du champ artistique, et les rapports entre théâtre et pouvoirs politiques, qui témoignent des enjeux de reconnaissance et de légitimité auxquels est confronté un secteur professionnel et un art qui ont pu historiquement faire l’objet de profonds rejets.

Dans la suite des travaux entrepris sur les directeurs de théâtre [2], l’autrice aborde les enjeux sociaux et syndicaux, mais aussi économiques de la représentation, tout comme les conditions matérielles de la sortie au spectacle et les évolutions des attentes et des pratiques des spectateurs. Ainsi, par exemple, l’analyse chiffrée concernant le coût de la sortie au théâtre dans les années 1920, assortie d’une longue citation d’André Antoine sur les « à-côtés » de la soirée (pages 194-196) permet de mieux saisir le succès après la Seconde Guerre mondiale de la suppression de tous les services (ouvreuse, vestiaire…) au sein des centres dramatiques nationaux ou du Théâtre National Populaire dirigé par Jean Vilar à partir de 1952.

La troisième partie de l’ouvrage se présente comme une synthèse des motifs structurants du discours sur la crise du théâtre. Revendiquant d’embrasser la totalité de la chronologie (page 18), elle parcourt plus spécifiquement la période du XXe et du début du XXIe siècle – même si, il est vrai, que ces époques sont plus rapidement évoquées. Le premier chapitre traite de la question du spectaculaire – et de son rejet – pour saisir la virulence des attaques contre le théâtre à la charnière des XIXe et XXe siècles. Analysant la transformation de l’espace urbain, le développement de la mode mais aussi de la publicité, qui concourent à « l’exposition de soi » aussi bien des spectateurs que des artistes , il explicite les oppositions entre une conception littéraire du théâtre et une approche spectaculaire de ce dernier – dialectique qui nourrit durablement les débats qui traversent le champ théâtral autour de la notion de « représentation » – et rend compte de la perte d’influence symbolique de la « dramatocratie », au profit de la reconnaissance de l’association théâtre-loisirs. Le deuxième chapitre poursuit l’approche en termes de loisirs en interrogeant les « formes de la compétition médiatique » suite à l’apparition du cinéma muet, puis parlant, du téléphone et de la radio. Cette perspective intermédiale conclut davantage à une forme de complémentarité et d’enrichissement mutuel qu’à une concurrence délétère. Enfin, le troisième chapitre, qui traite des rapports du théâtre à l’État, renoue avec une perspective chronologique, en décrivant une nouvelle séquence, marquée par l’institutionnalisation de l’intervention publique à partir du Front populaire. Désormais, face au constat de dysfonctionnements du paysage théâtral, les pouvoirs publics interviennent ; la référence à « la crise du théâtre » pour solliciter l’intervention publique devient moins pressant, l’État ayant pris à bras le corps les enjeux de démocratisation de l’accès à l’art et à la culture. D’autant que les enjeux du théâtre ne forment plus un support pertinent pour convoquer l’identité nationale ou la place de la France dans le concert des nations. De fait, la mobilisation du registre de la crise du théâtre pour contrer les attaques récurrentes contre le régime de l’intermittence du spectacle demeure un épiphénomène, le débat s’inscrivant davantage dans la perspective des luttes sociales et syndicales.

La conclusion, joliment intitulée « L’art de la conversation comme objet », constitue une synthèse de l’ouvrage ; elle reprend les principaux résultats auxquels ce parcours dans plus de trois siècles d’histoire du théâtre nous conduit : la « continuité argumentative » (page 364) autour de la notion de « crise du théâtre », qui semble d’ailleurs souvent relever davantage d’un « sentiment » de crise que d’une réalité objective et l’étroite imbrication entre le discours sur le théâtre et celui sur la société, qui justifie la proximité entre des enjeux artistiques, culturels, institutionnels, sociaux, politiques et/ou internationaux.

L’approche chronologique permet alors de constater que le théâtre ne joue plus dans les sociétés contemporaines le rôle qu’il a pu tenir à partir du XVIIIe siècle dans le débat social et politique – alors, il faut le rappeler, que le débat politique, lié à l’émergence d’un espace public critique, était confisqué par l’élite intellectuelle et économique. La démocratisation du théâtre après la Seconde Guerre mondiale est ainsi concomitante de la reconnaissance du suffrage universel (droit de vote des femmes acquis en 1944), mais aussi de la généralisation de la notion de « loisirs » (Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, 1962), qui transforme le rapport aux pratiques culturelles. D’une pratique aristocratique postulant l’émancipation et l’élévation de l’individu par le rapport à l’art – posture qui nourrit le développement du théâtre populaire –, le théâtre devient une pratique culturelle parmi d’autres, au sein d’une offre pléthorique et concurrentielle. Dans cette perspective, il n’est pas sûr que l’apparente résurgence observée à l’occasion de la crise sanitaire de 2020-2021, qui a conduit effectivement à une présence marquée et remarquée des artistes sur la scène médiatique, inquiets devant la situation totalement inédite de fermeture des lieux de spectacle et de convivialité, ne soit autre chose que l’expression d’un appel à la puissance économique publique dans un contexte objectif de crise – comme cela a pu être le cas pour bien des secteurs, notamment la gastronomie ou le monde de la nuit. Face à l’économie numérique et aux industries de contenus, le théâtre fait désormais figure de pratique culturelle de niche ; les temps de la dramatocratie sont bien terminés.

L’ouvrage de Pascale Goetschel, passionnant de bout en bout, témoigne de la richesse d’une écriture de l’histoire du théâtre à partir d’un angle spécifique, qui permet néanmoins d’appréhender la diversité des aspects de la vie et des pratiques théâtrales.

L’ancrage disciplinaire en histoire culturelle et en histoire sociale donne la part belle aux enjeux de représentations, de pratiques mais aussi d’organisation sectorielle et de professions. Si l’on s’accorde à constater que l’histoire du théâtre, telle qu’elle est le plus souvent appréhendée et enseignée, est constituée à partir des courants et des ruptures artistiques, ce livre offre bien une « autre » histoire du théâtre. Il renoue paradoxalement avec les orientations des fondateurs de la discipline des études théâtrales qui, contrairement au récit postérieur qui a pu s’imposer, dépassent la dimension « internaliste » du spectacle (« c’est-à-dire dont les termes demeurent internes à l’analyse du spectacle [3] »), pour s’intéresser au « fait théâtral », entendu comme la prise en compte de la représentation théâtrale comme « événement inscrit dans la vie sociale [4] ».

Notes

[1] Jean-Claude Yon, Une Histoire du théâtre à Paris. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Éditions Aubier, 2012.

[2] Pascale Goetschel et Jean-Claude Yon (dir.), Directeurs de théâtre XIXe-XXe siècles. Histoire d’une profession, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008.

[3] Catherine Brun, Jeanyves Guérin et Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Introduction », dans Catherine Brun, Jeanyves Guérin et Marie-Madeleine Mervant-Roux (dir.), Genèses des études théâtrales en France. XIXe-XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2019, p. 11.

[4] Catherine Brun, Jeanyves Guérin et Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Conclusion. Une histoire ample et inachevée, un récit opérant », dans Ibid., p. 387.