Revue d’Histoire du Théâtre • N°276 T4 2017
Recensions
Par Agnès Curel, Ève-Marie Rollinat-Levasseur, Odette Aslan
Résumé
Comptes rendus des ouvrages suivants :
Miloš Mistrík (dir), Jacques Copeau hier et aujourd’hui, Bratislava/Paris, VEDA/L’Amandier, 2014
Catherine Brun, Michel Vinaver : une pensée du théâtre, Champion, 2015
Roger Planchon, Introduction et choix de textes par Michel Bataillon, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. « Mettre en scène », octobre 2016
Texte
Recensions
Miloš Mistrík (dir), Jacques Copeau hier et aujourd’hui, Bratislava/Paris, VEDA/L’Amandier, 2014
Qu’avons-nous encore à dire sur Jacques Copeau ? Cet ouvrage collectif, issu d’un colloque international qui s’est tenu à Bratislava en mai 2009, prend à bras le corps cette question et ouvre de nouvelles perspectives de recherches sur Jacques Copeau et ses nombreux et parfois surprenants héritiers. Déjà auteur, en 2006, d’un livre consacré à Copeau, malheureusement encore non traduit en français, Miloš Mistrík a su s’entourer d’une équipe internationale de quinze chercheurs (États-Unis, France, Italie, Japon, Pologne, Slovaquie) pour développer de nouvelles réflexions sur le metteur en scène et pédagogue. Les contributions, en préface et postface, de Jacques Lassalle et Catherine Dasté permettent de compléter ce parcours en offrant d’intéressants contre-points, qui expriment à la fois la fascination et les réserves face au personnage. Comme l’explique la petite-fille du Patron, Copeau peut en effet apparaître comme un « dieu dévorateur et exigeant ». En proposant un nouveau regard sur ce « dieu » qui hier encore pouvait intimider, il s’agit alors d’actualiser nos connaissances, qui tiennent parfois des idées reçues, sur l’homme de théâtre.
Si la première partie de l’ouvrage s’attache à éclairer plusieurs aspects de son parcours artistique, en lien parfois avec d’autres figures de son temps, celle-ci cherche à éviter tout panégyrique. S’attaquer au « monument Copeau », le déconstruire pour mieux le redécouvrir, telle est l’ambition de ces différentes contributions. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Marco Consolini : « Le premier et plus important service que nous devons rendre à Copeau, c’est de cesser de lui ériger des monuments, car les monuments pétrifient et créent des stéréotypes, en provoquant des admirations excessives tout comme des hostilités excessives » (p. 129). En cela, la contribution de Jacques Lassalle permet d’emblée d’évoquer la lente redécouverte de Jacques Copeau, notamment grâce à la publication des Registres. Jacques Lassalle retrace son propre parcours, sa méconnaissance de Copeau, sa découverte tardive de ses textes, ses enthousiasmes et ses réserves à son égard. Son regard de créateur, de lecteur et d’ancien administrateur de la Comédie-Française permet de confronter les époques et les discours, et de livrer par là-même une clé de lecture pour cet ouvrage, qui interroge Copeau, de ses débuts à ses héritages – et ses héritiers.
Personnage singulier et contradictoire, comme le montre Marc Sorlot à l’aide d’une étude biographique concentrée sur ses années de jeunesse, Jacques Copeau n’en reste pas moins un homme de théâtre de son temps, dont les préoccupations entrent en résonance avec d’autres créateurs. Trois études comparatives particulièrement riches permettent ainsi de lier l’art et les idées du Patron avec les intérêts et les innovations théâtrales du début du XXe siècle, notamment en ce qui concerne la formation et le jeu du comédien. Thomas John Donahue démontre la proximité des idées de Copeau et de Jacques Rouché, « réformateurs jumeaux » qui partagent un même intérêt pour la scénographie et la formation pédagogique des artistes. Pierre Philippe-Méden, quant à lui, vient apporter un intéressant complément aux connaissances que nous avons déjà sur la place du travail corporel dans le théâtre de Copeau. Si le nom d’Émile Jaques-Dalcroze est souvent cité à ce propos, Pierre-Philippe Méden rappelle que la Méthode Naturelle de Georges Hébert a sans doute été bien plus significative pour Jacques Copeau, qui l’a même incluse dans son programme d’enseignement au Vieux-Colombier. De son côté, Gessica Scapin insiste sur l’équilibre entre improvisation, liberté et technique dans la poétique de Jacques Copeau. Enfin, la troisième étude comparative analyse avec finesse le regard que portait Antoine sur le travail de Copeau. Simona Montini souligne les points de convergence et de divergence entre les deux metteurs en scène. Pour Antoine, qui a été le maître de Copeau, le Vieux-Colombier constitue en effet un lieu d’avant-garde, ce qui ne l’empêche pas ensuite de devenir bien plus critique, reprochant notamment à son ancien disciple l’écart entre l’idéal théorique qu’il affirme et la réalisation pratique à laquelle il parvient.
La période suivant la fermeture du Vieux-Colombier est abondamment traitée dans l’ouvrage et réserve quelques belles réflexions et documents intéressants. Miloš Mistrík apporte un éclairage stimulant sur la période des « Copiaus sans Copeau », montrant la vitalité de la troupe alors même que Copeau ne fait plus que de très brèves apparitions en Bourgogne après l’échec d’un premier spectacle à Lille en janvier 1925 et sa conversion la même année. Les « orphelins de Copeau » s’obstinent et semblent trouver la comédie nouvelle que le Patron appelait de ses vœux. On découvre ainsi, grâce à un travail documentaire précis, La Danse de la Ville et des Champs, que les Copiaus présentent pour la première fois en 1928 et Les Jeunes Gens et l’Araignée ou la Tragédie Imaginaire, joué en 1929, et dont Miloš Mistrík propose une intéressante interprétation. Le succès des Copiaus (qui rencontrent cependant eux aussi leur lot de doutes et de dissensions) est paradoxal quand on pense à la traversée du désert que vit Jacques Copeau dans les années trente, et qu’analyse Marco Consolini à travers trois projets avortés : la tentative de « conquête » de la Comédie-Française en 1929-1930, le projet d’Union des théâtres d’art en 1930-1932 et enfin la chimère du Théâtre Jacques Copeau, que le Patron a imaginé en 1935. Cette relecture d’une décennie périlleuse pour Copeau est l’occasion de déconstruire l’idée que Jacques Copeau aurait été le père de la décentralisation. Nulle intention de « proto-décentralisaton » par exemple quand il part pour la Bourgogne. En revanche, sa volonté de s’opposer aux théâtres commerciaux et de créer des structures qui permettent d’échapper à « l’engrenage de la production-exploitation » constitue un point central pour comprendre le véritable héritage copélien. Les rêveries de Copeau « esquissent les contours d’un système de production qui préfigure le théâtre public d’après-guerre », et c’est ce qui fait de lui, d’après Marco Consolini, « un père du théâtre public français et européen ».
Comme en réponse à cette analyse sur les difficultés rencontrées dans le début des années trente, Maria Ines Aliverti propose une étude au long cours sur l’importance de la ville de Florence dans le parcours artistique de Copeau, des débuts de sa carrière théâtrale jusqu’à « son retour au théâtre ‘‘majeur’’ dans les années trente ». Il s’agit ainsi de remettre en question l’idée établie, et déjà fortement nuancée dans l’article précédent, que le reste de son parcours, après le départ en Bourgogne puis sa conversion religieuse en 1925, n’aurait été qu’une suite d’échecs et de trahisons. En effet, après avoir retracé son premier voyage à Florence en 1915, d’abord motivé par des ambitions littéraires et qui se modifie peu à peu au contact de Craig, Maria Ines Aliverti tire le bilan de cette première rencontre sur les choix artistiques de Copeau (réflexion autour du lieu théâtral, souci pédagogique) tout en montrant que le retour à Florence dans les années trente constitue une nouvelle étape dans la réflexion du Patron « sur la pensée de Craig et sur le lien établi par ce créateur entre l’espace urbain, l’architecture et le théâtre » (p. 155). De retour à Florence, entre 1933 et 1938, Jacques Copeau met en effet en scène trois spectacles de « théâtre de plein air » dans le cadre du Maggio Musicale : Rappresentazione de Santa Uliva (1933), Savonarola (1935), et enfin Come vi garba (1938). Ces trois spectacles sont autant de jalons qui marquent le début de la réflexion de Copeau autour du « théâtre pour les masses », qu’il dissocie du « théâtre des masses ».
Ce passage en Italie – où il constate par ailleurs les dangers du spectaculaire recherché par le régime fasciste – permet ainsi de comprendre d’autant mieux la complexe généalogie du « théâtre populaire » que Marion Denizot met au jour. Si l’intérêt de Jacques Copeau pour le théâtre populaire (en témoigne la parution du Théâtre Populaire en 1941), ne peut pas être imputé à l’influence vichyste, Marion Denizot montre en revanche qu’il prend ses racines dans la tradition barrésienne. Jacques Copeau rêve d’un « Théâtre de la Nation », qui permette de répondre à la crise de civilisation que le pays traverse en tentant de « recréer une communauté » par le théâtre, avec le souci constant d’éduquer le peuple. Pensé depuis les débuts du Vieux-Colombier en 1913, le théâtre populaire porté par Jacques Copeau n’a donc rien d’une lubie opportuniste commandée par les événements mais tient d’une réflexion ancienne. Comme de nombreux autres artistes, Copeau a d’abord décidé d’accorder sa confiance au régime de Vichy, espérant que celui-ci permette le changement social nécessaire au renouveau théâtral qu’il cherchait alors depuis de nombreuses années.
Ce réexamen du « monument Copeau » laisse ainsi apparaître un autre portrait du Patron, à l’image peut-être de son parcours artistique, riche de propositions mais également de contradictions, de fulgurances et d’errances.
La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse davantage aux ramifications de l’héritage copélien. Signe peut-être qu’il s’agit là encore d’une question à explorer, les contributions sont plus courtes, mais mettent cependant en lumière des aspects inédits du parcours de Copeau, en France et à l’étranger. Yukie Mase montre par exemple que le Japon, avec notamment le nô, a joué un rôle discret mais tenace dans les réflexions de Jacques Copeau et Louis Jouvet. Keiko Miyamoto évoque pour sa part Kunio Kishida, son unique disciple japonais. À son arrivée à Paris en 1920, Kunio Kishida est frappé par « la magie et la beauté du langage parlé » sur les scènes de théâtre. Il est rapidement présenté à Copeau, et il se met à fréquenter le Vieux-Colombier aux heures les plus riches du théâtre-école. De retour au Japon en 1923, encore fortement empreint du travail de Copeau, Kunio Kishida signe le premier ouvrage de théorie dramatique dans son pays. « Ce que Copeau recherchait en France, Kishida aspira à l’achever à travers le théâtre authentique au Japon » note ainsi Keiko Miyamoto. En revanche, la réception du travail théorique et esthétique de Jacques Copeau se fait bien plus discrète en Pologne, comme le montre Zbigniew Osiński.
Enfin, deux itinéraires d’élèves de Copeau font valoir l’extrême richesse de cette constellation d’artistes qui ont croisé sa route, ont suivi son enseignement ou joué sous son regard exigeant. Vincenzo Mazza montre le rôle de Copeau dans « l’envol professionnel de Jean-Louis Barrault ». Barrault, alors au théâtre de l’Atelier de Dullin, rencontre Copeau et joue des petits rôles dans sa mise en scène de Rosalinde, en 1934, avant de remplacer au pied levé Arthur Devère, l’acteur qui jouait le grand clown Pierre de Touche. Mazza retrace, à partir de cette date, les relations entre Barrault et Copeau, et l’influence que ce dernier a pu avoir sur les débuts de sa carrière, notamment en le faisant démobiliser puis entrer à la Comédie Française en 1940.
L’étude de Maryline Romain offre une enquête sur Jean Villard-Gilles, héritier encore trop méconnu. Membre des Copiaus, Jean Villard-Gilles devient ensuite chansonnier, particulièrement acclamé en Suisse romande où il mène une partie de sa carrière artistique. Considéré comme le rénovateur du music-hall durant l’entre-deux-guerres, il est également reconnu comme le père de la chanson française à texte. Sur la scène du music-hall, Jean Villard-Gilles peut alors mettre en application les grands principes esthétiques qu’il a appris auprès de Copeau : l’espace vide de la scène de music-hall rappelle le tréteau nu de Copeau, l’interaction avec le public fait écho à la communion que cherchait le metteur en scène entre la scène et la salle. Maryline Romain voit ainsi beaucoup de points communs entre le spectacle total recherché par les Copiaus et les spectacles de cabaret proposés par Jean Villard-Gilles.
La troisième et dernière partie est une des belles surprises de l’ouvrage : on y découvre la pièce inédite des Copiaus Les Jeunes Gens et l’Araignée, écrite par Jean Villard-Gilles et Michel Saint-Denis, présentée pour la première fois à Beaune en avril 1929, et éditée par Miloš Mistrík à partir du manuscrit conservé au Département des Arts du Spectacle de la Bibliothèque nationale de France. Le texte de la pièce permet de mieux saisir la tonalité du travail des Copiaus en Bourgogne. Suivant l’idée de la comédie nouvelle, « elle contient des pantomimes, des danses, des sketchs comiques et […] deux personnages fixes » (p. 118), joués par Michel Saint-Denis et Jean Dasté. Rappelant parfois le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare et La Colonie de Marivaux, Les Jeunes Gens et l’Araignée laisse sentir la vitalité et l’inventivité des Copiaus.
Au terme de ce parcours, Jacques Copeau hier et aujourd’hui semble confirmer deux axes possibles dans les recherches autour de Jacques Copeau. D’une part, et dans la lignée des travaux réunis par Marco Consolini et Raphaëlle Doyon (voir Jacques Copeau, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, n°12, Paris, La Comédie-Française – L’avant-scène théâtre, octobre 2014), cet ouvrage réaffirme une nécessaire réévaluation du « monument Copeau », qui a trop longtemps empêché de saisir, dans ses finesses et ses nuances, les œuvres théoriques et artistiques de Copeau. D’autre part, de nombreuses pistes sont encore à suivre du côté des multiples et étonnants compagnons et héritiers du Patron. On peut d’ailleurs regretter à ce sujet que nul article ne soit consacré aux collaborateurs et collaboratrices de Jacques Copeau, et en tout premier lieu à Suzanne Bing. Une prochaine étape dans les études sur Copeau sera peut-être de ne plus le considérer comme unique source de l’œuvre théâtrale et pédagogique qui lui est attribué, mais d’examiner aussi le réseau dans lequel il s’insérait et qui a contribué au développement et à l’aboutissement de ses théories. Maryline Romain propose d’ailleurs comme hypothèse stimulante que « la fécondité exceptionnelle du Vieux-Colombier [est] liée non seulement à la stature de Copeau et à son œuvre […], mais aussi pour une large part à son inachèvement » (p. 211-212). En cela, il faut lire la contribution de Simone Drouin, qui présente le fonds Jacques Copeau conservé à la BnF, comme une invitation à de futures recherches.
| par Agnès Curel
Catherine Brun, Michel Vinaver : une pensée du théâtre, Champion, 2015
Si l’œuvre de Michel Vinaver a déjà fait l’objet de plusieurs études importantes, sa pensée sur le théâtre n’avait pas encore été abordée pour elle-même : c’est sans doute parce que le dramaturge n’a eu de cesse d’affirmer l’effacement de sa position auctoriale, embarrassant d’emblée toute tentative de s’y hasarder. Mais c’est précisément le risque que prend Catherine Brun : elle s’aventure à retracer une pensée qui se dérobe autant qu’elle s’affirme, et se confronte à une œuvre qui va d’un passé encore récent jusqu’à aujourd’hui ; elle affronte la difficulté de mettre en perspective le contemporain qui nous échappe déjà et qu’il est encore difficile de mesurer. Soulignant la contradiction entre le prétendu retrait théorique du dramaturge et l’abondance de ses écrits critiques, elle a cherché à reconstituer le mouvement de la pensée de Vinaver sur le théâtre à partir des textes qu’il a publiés, notamment : les deux importants volumes où sont rassemblés ses Écrits sur le théâtre ; Le Compte rendu d’Avignon, résultat de l’enquête qu’il a menée en 1987 sur la situation de l’édition théâtrale ; et Écritures dramatiques, qui se présente comme une méthode d’approche des textes de théâtre. Catherine Brun s’appuie aussi sur les nombreux textes, publiés ou inédits, de Michel Vinaver, sur les dossiers préparatoires de ses œuvres ou encore sur leur réception, corpus qu’elle connaît intimement pour avoir dressé le pré-inventaire du fonds d’archives Vinaver lors de leur dépôt à l’IMEC, ce qui contribue grandement à l’intérêt de cette monographie. Catherine Brun ouvre au lecteur la possibilité de circuler à travers les fragments composites de la pensée d’un auteur, lui offrant d’entrer dans la dimension vivante d’une réflexion qui s’est élaborée sur plus d’une soixantaine d’années à force de déplacements critiques. Le plaisir de la lecture de Michel Vinaver : une pensée du théâtre relève ainsi d’abord de celui que l’on a à suivre passionnément les détails d’une enquête avec les rebondissements, les contradictions qu’elle ménage, et les liens qu’elle découvre. Mais cet ouvrage permet surtout de découvrir comment le théâtre de Vinaver est un « théâtre pensé », pour reprendre l’expression de Barthes, et que la pensée sur le théâtre de Vinaver a « une valeur créative ».
Dans un premier chapitre intitulé « Dedans/dehors », Catherine Brun part de la biographie de Vinaver afin d’analyser la façon dont il a fait jouer ce qu’il a éprouvé comme une double identité constitutive pour construire son œuvre dramatique et sa pensée sur le théâtre. L’homme d’affaire – il a été PDG de Gillette – et auteur dramatique a occupé différentes fonctions parallèles tout au long de sa carrière, ce qui lui a permis d’être à l’intérieur de chacune d’elles tout en restant à l’extérieur. La mise en tension entre ces fonctions a participé à creuser un écart, sorte d’atopie : c’est précisément là qu’il se situe comme auteur. Le rapport que Michel Vinaver entretient aux arts, à la peinture, au cinéma, à la musique, à la danse, procède de même : la confrontation à l’altérité lui est nécessaire, donnant une impulsion à la construction de son œuvre ainsi qu’à l’élaboration de sa position et de sa stratégie auctoriales. Ses très nombreux écrits sur le théâtre témoignent du soin de Vinaver à traverser la complexité du fait théâtral sans vouloir la réduire à un point de vue. Pour autant, c’est un auteur qui prend position, et Catherine Brun le montre, par exemple, en resituant dans son contexte l’appel au « n’importe quoi » (p. 37) : cette expression que Vinaver a employée dans deux lettres adressées à Camus a notamment conduit à considérer qu’il avait refusé d’être un auteur engagé alors qu’il a toujours travaillé à déplacer le lieu de l’engagement, faisant surgir une responsabilité de la forme poétique. Car, jusque dans sa volonté de soustraction, la position de Vinaver a la puissance d’un refus : elle perturbe l’ordre établi. Ainsi ne peut-on réduire son œuvre à un simple théâtre clinique et donc inoffensif, sous prétexte que le dramaturge s’effacerait devant les paroles fragmentaires de ses personnages. Le refus d’intention et d’adhésion lui donne la force d’un théâtre « réfractaire » (p. 56) et manifeste précisément la vitalité du geste auctorial vinavérien.
Le second chapitre, « Situations », s’attache à dégager comment Michel Vinaver s’inscrit dans l’histoire du théâtre. S’il se reconnaît comme héritier, par exemple du théâtre grec, le dramaturge est néanmoins de ceux pour qui « c’est l’héritier qui fait l’héritage » par l’usage qu’il fait de ses lectures, par sa perception de l’irréductible fracture du temps. Le parcours des auteurs auxquels il fait référence témoigne de son goût profond pour le théâtre de texte. Il aime tout particulièrement les auteurs dramatiques qui, tel Shakespeare, osent mettre en œuvre toutes sortes d’expérimentations, les auteurs dont l’écriture est marquée par une grande liberté et par le déploiement d’une parole active (p. 118). Concernant le théâtre contemporain, Catherine Brun nous permet de suivre le cheminement des nombreux articles que Vinaver a publiés dans différentes revues critiques engagées, en particulier Théâtre populaire et Théâtre/Public. Les interventions du dramaturge sont nombreuses, parfois polémiques et iconoclastes. Mais s’il affirme toujours sa singularité et sa marginalité, Vinaver n’en a pas moins su s’assurer de nombreux alliés qui participent à constituer la reconnaissance dont il jouit dans le paysage théâtral. Sa carrière à l’université, à partir de 1982, lui a permis d’être en dialogue vif et constant avec les chercheurs qui élaborent les études théâtrales comme discipline et de contribuer à ce qu’une place y soit ménagée pour l’écriture dramatique. Vinaver s’est aussi ménagé des soutiens parmi les acteurs-clés de l’enseignement secondaire, pivot important pour la diffusion de son œuvre. Comme président de la Commission Théâtre du Centre national des lettres, il a demandé que soit établi un rapport sur l’édition théâtrale. Il a ainsi trouvé le moyen de redonner une place aux textes et de faire entendre la voix des auteurs dramatiques dans le théâtre contemporain. De fait, il est lui-même parvenu à gagner une reconnaissance comme auteur de théâtre. L’enquête de Catherine Brun montre ainsi que le dramaturge a pleinement réussi à être un des acteurs des combats de la vie théâtrale et intellectuelle de ces soixante dernières années.
C’est aussi « une poétique » que les écrits sur le théâtre révèlent et à laquelle est consacré le troisième chapitre : car, pour Vinaver, le regard critique est impliqué dans le processus d’écriture, tant des œuvres que de leur commentaire, si bien que « la poétique de l’œuvre participe du geste créatif » (p. 196). Cette pensée procède des mots : en attestent les dossiers génétiques de ses pièces, où les listes de mots abondent, tout comme le lexique que Vinaver forge, manifestant dans ses définitions qu’il en établit « le fonctionnement à la fois associatif et disjonctif », caractéristique de sa « pensée au travail » (p. 197). Dans cette recherche d’un vocabulaire neuf, souvent issu d’autres champs, en particulier scientifique, Vinaver témoigne bien de sa volonté d’élaborer une rénovation du lexique théâtral. Et si, du fait de son caractère didactique, Écritures dramatiques est l’ouvrage où se concentrent ces définitions, le dramaturge n’hésite pas à les faire évoluer au fur et à mesure de la réception critique de ces concepts. L’analyse génétique de son lexique et de sa poétique conduit ainsi Catherine Brun à faire apparaître des principes à l’œuvre dans l’écriture critique de Vinaver : le dramaturge établit le quotidien en « lieu de résistance » (p. 257) et son écriture consiste à « transformer [l’]amorphie [de la parole quotidienne] en courant de sens » (p. 259) ; la puissance de son étonnement donne à voir l’incongruité ; il se documente, rassemble coupures de presse ou autres matériaux, paroles du quotidien qu’il peut rythmer, composer, mettre en musique (p. 229) ; la dynamique de cette expérience établit pleinement l’objet d’une nouvelle connaissance, une connaissance poétique ; la « parole-action » instaurée par Vinaver avec son théâtre de l’immédiateté en finit certes avec le personnage mais ouvre un espace de jeu à travers « l’entrelacs » des lignes de conversations, c’est-à-dire à travers le travail d’altérité, de discordance et de différence qui surgit alors dans le télescopage « des éclats de discours que le temps et l’espace séparent » (p. 247) ; à une époque où l’image scénique prend une importance de plus en plus grande dans la création, Vinaver travaille à composer un théâtre de la parole, attentif à ce que le spectateur puisse bien l’entendre : et s’il semble vouloir dégager les possibilités de lecture de ses textes dramatiques, ce que révèle l’étude de la mise en page matérielle de ses textes ainsi que l’usage de la ponctuation ou des didascalies, c’est que Vinaver n’en laisse pas moins transparaître la volonté de garder la maîtrise de la lecture de son œuvre.
Ce sont donc des relations ambivalentes que Michel Vinaver entretient avec la scène. Catherine Brun situe les positions du dramaturge au fur et à mesure des soubresauts de l’histoire du rapport entre le texte et le spectacle au cours du deuxième XXe siècle – positions qui ont oscillé entre le plus grand enthousiasme et la franche hostilité pour le spectacle théâtral. Et elle les confronte aux relations qu’il a entretenues avec Planchon, Vitez, Françon, Dougnac, Joris, Lassalle, Schiaretti, Cantarella, Meunier, Yersin, Gilone Brun lors de leur travail sur ses textes, tout en analysant les différents rôles que Vinaver a lui-même joués dans les créations et les différentes mises en scène de ses œuvres : s’il a parfois préféré le retrait, il a aussi pu réécrire ses textes pour des metteurs en scène – ainsi pour Par dessus bord ou Iphigénie –, faire des séances de lecture à la table, co-signer plusieurs mises en scène, intervenir comme dramaturge, conduire un atelier à l’invitation de Catherine Anne… Le quatrième chapitre, « Le texte et la scène », permet ainsi de ne pas réduire la position de Vinaver à son brillant jeu de mots qualifiant la mise en scène de « mise en trop » : l’expression, qui date de 1988, résume le mouvement qui a conduit Vinaver durant cette décennie des années 1980 à durcir son discours contre « l’hypertrophie scénique » induite par « la course [des metteurs en scène] à la reconnaissance publique et institutionnelle » (p. 286), le dramaturge regrettant le triomphe d’une nouvelle esthétique tournée vers l’image et le non-verbal (p. 283) ou la tendance à porter sur scène des lectures idéologiques au lieu de laisser entendre la littérarité des textes et de chercher la « justesse » (p. 297). Or, s’il a semblé affirmer une position toujours plus textocentriste, Vinaver n’en a pas moins cessé de rechercher la scène. Le montre, d’emblée, le nombre de ses notes sur les mises en scène de ses textes. Mais Catherine Brun fait aussi voir que la façon dont Vinaver intervient auprès des metteurs en scène et des comédiens révèle une implication qui va bien au-delà d’un simple passage de relais : ses formes parfois proches de l’activisme manifestent le désir qu’il a de contrôler le devenir scénique de ses textes dramatiques. Une méthode de jeu se révèle aussi à travers l’ensemble de ses textes et de ses entretiens. Ce jeu vinavérien, qui « récuse le naturalisme et la psychologie », qui réclame une « présence à l’instant » (p. 333), qui procède de la mise en rythme, qui est impulsé par la lecture, veut faire du théâtre un lieu d’exploration.
Pour qui écrit Michel Vinaver ? Le dernier chapitre, « Une utopie de la réception », cherche à répondre à cette question : la poser indique d’emblée sa complexité. Catherine Brun commence par rappeler l’attachement de Vinaver au caractère insoluble du texte de théâtre, qualification qui apparaît très tôt dans ses propres écrits, qu’il a cru découvrir ensuite sous la plume de Vitez et que le dramaturge a dès lors fait sienne : pour Vinaver, l’insolubilité du texte est sa résistance face à l’actualisation scénique que fige toute mise en scène, entraînant avec elle une dissolution herméneutique. Pourtant, Vinaver n’a parfois pas hésité à faire évoluer ses textes, pièces et écrits sur le théâtre, au fil de leurs créations scéniques ou de leur réception, la réalité des interactions avec la scène l’emportant sur le désir d’insolubilité. Catherine Brun le montre : lorsqu’il réécrit ses pièces en différents formats pour des metteurs en scène ou lorsqu’il se lance dans de nouvelles formes d’écriture, par exemple avec le « Théâtre de chambre », qui pourrait apparaître plus adapté aux contraintes de la scène, le dramaturge ne cesse de travailler à l’irréductibilité de ses textes, révélant le soin qu’il a de donner des prolongements par déplacements à son œuvre sans pour autant la laisser se dissoudre. Aussi la forme imprimée est-elle capitale pour Vinaver : ce sont les livres qui donnent à voir ses textes. Et Vinaver de veiller à éditer et faire rééditer ses pièces dans leurs différents formats. Dans ses écrits, Vinaver pense d’abord au « consommateur » de textes de théâtre, spectateur, comédien, metteur en scène. Il paraît ne s’intéresser au lecteur qu’au cours des années 1980, lorsqu’il forge une méthode d’approche du texte théâtral, d’abord à travers ses cours, son habilitation à diriger des recherches, puis lors d’un projet pédagogique sur les écritures contemporaines dont il s’empare et qui le conduit à concevoir l’ouvrage collectif Écritures dramatiques. Il invente un mode d’analyse de fragments de théâtre pour saisir le processus d’écriture à l’œuvre : il s’agit de rester en surface de l’agencement des répliques au plus près de l’entrelacs des énoncés, des jointures, du montage. Mettant à distance toute tentation herméneutique, le procédé renforce l’irréductibilité textuelle. Catherine Brun achève son ouvrage en mettant en évidence le fait que cette méthode conduit Vinaver à évoquer la liberté du spectateur, peut-être parce que la position de spectateur est inoffensive, mais surtout à guider ses lecteurs, praticiens de théâtre ou lecteurs éclairés. Cette méthode d’approche des textes dramatiques, voyage au plus près de l’écriture, révèle ainsi tout le déploiement d’une auctorialité soucieuse du devenir de son œuvre.
Le lecteur de Michel Vinaver : une pensée du théâtre découvrira une mise en perspective des écrits théoriques d’un dramaturge, il pourra évaluer son œuvre à leur aune et analyser sa stratégie auctoriale. Il pourra consulter fort utilement la bibliographie où sont référencés non seulement les écrits de Vinaver, mais aussi les entretiens et les ateliers d’écriture théâtrale qu’il a donnés, les traductions/adaptations qu’il a faites ou encore les créations scéniques de ses œuvres, celles qu’il a co-signées, outre la recension des ouvrages et articles sur son œuvre. Mais, au-delà de la carrière de Vinaver, l’essai de Catherine Brun permet aussi au lecteur de saisir l’entrelacs du théâtre contemporain, de voir au travail un auteur dramatique avec des metteurs en scène et des comédiens, de découvrir les formes de porosité entre l’écriture théâtrale, le théâtre professionnel ainsi que le théâtre amateur et scolaire ou encore la formation professionnelle des comédiens, d’entrer dans le jeu des réseaux entre le monde de la culture et de l’éducation, de suivre les répercussions d’un contexte politique ou économique sur la création théâtrale. Le foisonnement de l’ouvrage permet à chaque lecteur d’y trouver ce qui entre en correspondance avec ses recherches, sur le théâtre contemporain ou sur l’écriture dramatique. Pour moi, qui suis venue aux études théâtrales éblouie par les tragédies de Racine, qui ai ensuite aimé le théâtre de Vinaver et qui ressens, en dépit des apparences, une profonde parenté entre leurs œuvres, j’aurai ainsi pu apprendre que Vinaver a d’abord considéré les tragédies de Racine trop « fabriquées » et « trop ficelées », mais a décelé en quoi le dramaturge classique écrivait « à contre-courant » (p. 99-100) ; surtout, mon attention a été attirée par sa volonté d’écrire un « théâtre pour l’oreille », avec un souci aigu du rythme et du montage, ce qui me paraît tisser un lien entre ces deux écrivains ; Vinaver aime faire des lectures publiques de ses œuvres dramatiques et a parfois fait répéter ses textes réplique par réplique à des comédiens, comme, dit-on, Racine le faisait avec la Champmeslé ; je retrouve aussi ce choix d’écrire pour la scène, de s’effacer derrière des personnages, tout en mettant tout son zèle à garder un contrôle sur les lectures de son œuvre par l’écriture, l’impression et les rééditions de ses textes ; et cet ouvrage sur Vinaver agit comme un détour qui m’invite à relire l’œuvre de Racine ainsi que celle de Vinaver… Voici donc ce qu’offre l’essai de Catherine Brun : une belle ouverture sur le théâtre, revitalisant notre regard sur les écritures dramatiques.
| par Ève-Marie Rollinat-Levasseur
Roger Planchon, Introduction et choix de textes par Michel Bataillon, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. « Mettre en scène », octobre 2016
Michel Bataillon sait tout de Roger Planchon, dont il fut le dramaturge. Le Défi en province – quatre tomes qu’il avait publiés aux éditions Marval – est une somme magistrale. Comment choisir alors, dans l’espace restreint d’un volume de la collection « Mettre en scène », le plus significatif de ce qu’a pu dire ou écrire Roger Planchon sur la mise en scène, au long d’une cinquantaine d’années ?
« Les écrits théoriques, je les écris pour moi. Vous ne les verrez jamais », avait-il déclaré. Michel Bataillon s’est donc reporté à des entretiens du metteur en scène-auteur avec des étudiants ou des critiques.
Chaque volume de la collection « Mettre en scène » diffère selon l’artiste concerné. Après l’introduction, au lieu de la parole seule du metteur en scène, Michel Bataillon tisse une trame continue, contextualisant chaque texte, chaque entretien, avec la précision d’historien qui le caractérise. On suit tout autant un parcours de vie qu’un parcours artistique.
L’ordre est chronologique et non pas thématique, ce qui suscite de légères redites. On reconnaît au passage des textes devenus classiques (les quatre qualités idéales d’un metteur en scène, ou les lettres à René Allio pour les décors de Tartuffe), on en découvre d’autres. Roger Planchon avait une telle activité, tant d’idées, de réflexions jalonnent son parcours. On se souvient de ce qu’il disait de son rapport à Brecht, à Vilar, de son analyse de Bérénice. De ses notes dans des programmes.
Fasciné par L’École des femmes dans la mise en scène de Jouvet, il rejoint celui-ci (ou s’en inspire ?) en ce qui concerne la nécessité, pour l’acteur, d’étudier la respiration d’un auteur. On retiendra Édouard II, dont il fait la mise en scène et les acteurs la mise en place, ce qui ne laisse pas de surprendre, mais évite, dit-il, les décalages au long des représentations.
Il s’interroge sur la marche du monde, et sur la poésie. Il est aussi attentif à Brecht qu’à Bob Wilson ; on glane également quelques définitions : « La mise en scène est le regard d’une époque sur une œuvre », on retrouve son goût des images et son activité cinématographique. Infatigable lecteur d’une même pièce, décryptant l’écriture scénique, étudiant jusqu’à l’entre-deux des répliques, il devient auteur lui-même. Écrire/mettre en scène, cette double vocation préside aux derniers textes présentés.
On s’intéressera à la Chronologie où Michel Bataillon se démarque de celles, plus synthétiques, qu’on voit habituellement dans cette collection. Un long développement inédit, pouvant aller jusqu’à une page ou une demi-page, permet de suivre, avec détail du jour et du mois, un ou plusieurs événements majeurs qui ont ponctué chaque année de la vie et de l’activité de Planchon. C’est la première fois que de tels détails nous sont donnés sur sa famille, ses débuts, sa première compagnie, ses succès, jusqu’à la reconnaissance officielle qui lui permit de prendre la direction artistique du TNP à Villeurbanne. Au fil de ses rencontres, de ses tournées, c’est également tout le théâtre alentour qui s’esquisse. On retrouve aussi son rôle de rassembleur en 1968 lors de la plateforme de Villeurbanne où il avait convié metteurs en scène et directeurs de théâtre, ses combats avec les autorités de tutelle. Autant de choses qu’il fallait remettre en mémoire, d’où cette Chronologie exceptionnellement dense.
On peut lire, enfin, quelques pages de notes, découvertes après sa disparition. Témoignant de sa pensée qui ne s’arrêtait jamais, sa parole apparaît ici dans sa nudité, concise, exigeante. Sa question au sujet de la lecture d’une œuvre : « Si cette œuvre me concerne, qu’ai-je alors à changer dans ma vie ? » en dit long.
| par Odette Aslan
Pour citer cet article
Agnès Curel, Ève-Marie Rollinat-Levasseur, Odette Aslan, « Recensions », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 276 [en ligne], mis à jour le 01/04/2017, URL : https://sht.asso.fr/recensions-276/