Revue d’Historiographie du Théâtre • N°5 T1 2020
Vers la décolonisation de l’histoire du théâtre. Les spectacles à Saint-Domingue, 1764-1791
Par Julia Prest
Résumé
Saint-Domingue (dans l’actuelle Haïti) fut l’une des colonies esclavagistes les plus brutales et les plus lucratives. Au dix-huitième siècle, elle abritait également la tradition théâtrale la plus considérable de la région. Nous connaissons cette tradition grâce principalement aux journaux locaux qui annoncèrent des centaines de représentations théâtrales programmées dans plusieurs villes à Saint-Domingue, notamment au Cap-Français (désormais Cap-Haïtien) et à Port-au-Prince. En l’absence quasi-totale de registres ou de livres de comptes, ces annonces parues dans la presse représentent la source d’information la plus complète sur le théâtre public à Saint-Domingue.
Pour faire mieux connaître cette tradition théâtrale riche mais encore négligée, nous avons créé une base de données des représentations à Saint-Domingue à partir des annonces publiées dans les journaux locaux entre 1764 (date marquant le début de la production imprimée locale) et 1791 (date à laquelle éclatèrent les révoltes d’esclaves qui mèneront à la Révolution haïtienne). Initialement, la base de données fut bilingue (anglais-français). Ensuite, l’on a ajouté une option en créole haïtien (kreyòl) afin d’essayer de décoloniser un peu l’histoire du théâtre de l’époque coloniale et de mettre en valeur son statut de tradition théâtrale locale, caribéenne et Créole.
Abstract :
Saint-Domingue (in present-day Haiti) was one of the most brutal – as well as one of the most lucrative – Caribbean slave colonies. In the eighteenth century, the colony was also home to the most extensive public theatre tradition in the region. We know this tradition thanks above all to the local newspapers, which included announcements for hundreds of theatre performances in several towns in Saint-Domingue, notably Cap-Français (now Cap-Haïtien) and Port-au-Prince. In the almost complete absence of any surviving theatre registers or account books, these newspaper announcements represent the most complete source of information on public theatre in Saint-Domingue.
In order to make this rich but still neglected theatre tradition better known, we created a performance database for Saint-Domingue, based on the announcements published in the local newspapers between 1764 (when local print production began) and 1791 (the beginning of the slave revolts that would lead to the Haitian Revolution). Initially, the database was bilingual (English-French). Later, we added a Haitian Créole (kreyòl) option in order to try to decolonize the history of colonial-era theatre a little and to highlight its status as tradition that was local, Caribbean and Creole.
Texte
Article écrit en 2021, publication 2022
La riche tradition théâtrale publique de l’ancienne colonie antillaise française de Saint-Domingue, dans l’actuelle Haïti, mérite d’être mieux connue. Entre 1764 (l’année qui marqua à la fois le début d’une tradition théâtrale publique dans la colonie et la création d’une presse locale) et les révoltes d’esclaves d’août 1791 (qui marquèrent le début de la Révolution haïtienne), plus de 700 œuvres théâtrales furent jouées, souvent à plusieurs reprises, dans plusieurs villes différentes dont surtout Port-au-Prince et Cap-Français (aujourd’hui Cap-Haïtien). Les publics étaient mixtes, mais ségrégés. À son apogée, Saint-Domingue accueillait environ huit représentations théâtrales par semaine, dont la plupart proposaient une affiche double, voire triple.
Le théâtre de Saint-Domingue de l’époque coloniale a pourtant été négligé par l’historiographie, à l’exception d’une poignée d’érudits, parce qu’il a souvent été considéré comme une pâle copie du modèle métropolitain. Dans une telle perspective, il paraissait inutile d’étudier le théâtre à Saint-Domingue alors que l’on pouvait avoir accès à la version « authentique » de la France métropolitaine. Cette perspective est erronée à plus d’un titre. D’abord, il est faux de supposer que la qualité de la création théâtrale à Saint-Domingue était nécessairement inférieure à celle de la France métropolitaine. On ne peut considérer le point de vue de la métropole contemporaine sur ce qui constitue la « qualité » comme faisant autorité. Au surplus, toutes les œuvres importées d’Europe (majoritairement de France) étaient inévitablement transformées lorsqu’on les a montées sur place devant un public local. Et surtout, nous constatons l’émergence croissante au cours des années 1780 d’une tradition importante (bien que limitée en nombre) de pièces de théâtre écrites et situées à Saint-Domingue. Le site Web et la base de données de spectacles Les spectacles à Saint-Domingue, 1764-1791 : théâtre et théâtre lyrique ont été donc conçu afin de faire connaître une tradition théâtrale créole ou caribéenne riche et encore peu connue.
La créatrice de cette base et chercheuse principale du projet est Julia Prest. Tout au long de notre carrière, nous avons régulièrement et fréquemment utilisé la base de données bilingue français-anglais CÉSAR (Calendrier électronique des spectacles sous l’ancien régime)[1]. Après avoir passé presque 20 ans à travailler sur le théâtre français du XVIIe siècle, nous avons souhaité travailler sur un objet moins connu et nous nous sommes alors tournés vers le théâtre de Saint-Domingue. Nous avons commencé par consulter Artistes et répertoire des scènes de Saint-Domingue de Jean Fouchard[2], qui documente, par ordre chronologique, des centaines de représentations dans les théâtres de la colonie entre 1764 et 1791, plus une petite poignée en 1797, en s’appuyant sur des annonces dans la presse locale — une sorte de base de données imprimée. Ce volume est impressionnant et demeure une ressource précieuse, mais il n’est pas facile à fouiller et contient un certain nombre d’erreurs. En outre, il est épuisé et donc difficile à obtenir. Il apparut alors que la matière première extraite par Fouchard des journaux locaux gagnerait à être vérifiée et transformée en une base de données de spectacles en ligne sur le modèle de CÉSAR. Une telle ressource bénéficierait largement aux travaux des spécialistes du théâtre de Saint-Domingue, y compris à la créatrice de la base. Une telle ressource devait en outre amener de nouveaux chercheurs sur le terrain et rendre cette partie de l’histoire du théâtre de l’époque coloniale beaucoup plus accessible. N’ayant aucune expérience pertinente en informatique et humanités numériques, sauf en tant qu’utilisatrice régulière de bases de données théâtrales, nous avons ainsi essayer de constituer nous-même une base de données simple, claire et accessible à tous.
Si la base des Spectacles à Saint-Domingue s’inspire de CÉSAR, elle présente toutefois quelques différences importantes avec son modèle. Par la nature même et la durée de la tradition théâtrale en question, la portée de la base est plus restreinte que celle de CÉSAR, même dans sa version d’origine : pour une période de vingt-sept à vingt-huit ans, nous avons trouvé des informations sur 1594 représentations différentes, dont presque les deux tiers comprennent plus d’une œuvre. Surtout, la principale différence entre Les spectacles à Saint-Domingue et d’autres bases de données de spectacles comparables réside dans la nature de ses données brutes. Alors que des bases comme CÉSAR ou celles des Registres de la Comédie-Française s’appuient sur des livres de comptes qui détaillent les recettes et le répertoire quotidiens, il n’existe pas de registres pour les salles de spectacles de Saint-Domingue. Nous ne savons pas avec certitude quelles pièces ont été jouées chaque jour, quel succès chaque représentation a obtenu, ni même quand certaines représentations publiques eurent lieu. La source d’information la plus riche sur les représentations dans les théâtres publics à Saint-Domingue reste les annonces dans la presse locale des représentations à venir. Les Spectacles à Saint-Domingue, comme le volume de Fouchard, présente des informations sur les représentations annoncées et pas nécessairement sur les représentations telles qu’elles ont réellement eu lieu. Toutes les représentations anticipées n’ont pas nécessairement eu lieu comme prévu (ou même pas du tout) ; et toutes les représentations qui ont eu lieu n’ont pas nécessairement été annoncées de cette manière : c’est le cas d’un certain nombre de représentations réservées aux abonnés et, presque certainement, de certaines représentations ad hoc qui n’étaient promues que par des prospectus et le bouche-à-oreille le jour même. Parfois, une annonce ultérieure dans la presse fournit des détails actualisés sur ce qui est à venir ou, très occasionnellement, sur ce qui s’est passé ; dans de tels cas, nous avons fourni les informations correctes avec les détails de toutes les annonces. Globalement, il faut reconnaître — et surtout comprendre — que Les Spectacles à Saint-Domingue propose un récit forcément incomplet et parfois inexact de ce qui a été joué, quand et où, dans la colonie.
Le site propose cependant une vision précise et presque complète de ce qui a été annoncé dans la presse locale. La grande majorité de ces annonces se trouvent dans deux publications sœurs, les Affiches américaines et le Supplément aux affiches américaines, qui ont paru régulièrement, parfois sous différents sous-titres ou titres, entre 1766 et 1791. Des exemplaires numérisés de ces journaux sont disponibles gratuitement via la Bibliothèque numérique des Caraïbes et les collections numériques de l’Université de Floride. Au début de la période, et surtout pendant l’ère révolutionnaire, on a publié d’autres journaux incluant quelques annonces. Certains d’entre eux sont disponibles en ligne (par exemple chez Internet Archive), d’autres uniquement à la Bibliothèque nationale de France. La plupart d’entre eux étaient disponibles sur microfilm, un ou deux sur papier et un ou deux n’ont pu être mis à notre disposition. Il est donc probable qu’un petit nombre d’annonces de certains journaux rares avec de faibles tirages soient absents de notre corpus.
Le processus
1ère étape : Collecte de données et premières décisions (2017)
Après avoir identifié notre objectif général et notre matériau principal, la première étape du projet a été celle de la collecte et du stockage des données. Deux assistants de recherche postdoctoraux ont passé au peigne fin les journaux saint-dominguois afin de trouver chaque annonce et d’en saisir les informations qui ont été ensuite notées dans un classeur Excel (ultérieurement transféré vers Google Documents pour faciliter le partage). Une équipe plus expérimentée aurait sans doute pris des décisions plus éclairées dès le départ (en concertation avec l’équipe technique), mais bon nombre des nôtres ont été prises de façon ponctuelle au fur et à mesure des questions qui ont surgi. Nous avons convenu d’inclure comme œuvres interrogeables les pièces de théâtre de tout type ayant un titre (mais non, par exemple, un feu d’artifice ou un ballet sans nom — les détails de ces œuvres-ci figurent plutôt dans des champs de notes non interrogeables) ; que nous inclurions tous les participants indiqués pour chaque représentation ainsi que les bénéficiaires ; que nous indiquerions également les intermèdes musicaux ou dansés qui ont été mis en évidence dans les annonces de presse, ainsi que les bals, feux d’artifice, etc. liés à la représentation principale. Parfois, nous avons noté d’autres détails importants tels que le jeu « à visage noir » dans un petit nombre d’œuvres locales ou l’évolution de la façon dont on a parlé de la plus célèbre interprète de couleur de la colonie, « Demoiselle Minette », dans la presse[3]. En faisant ces choix, nous avons essayé de maintenir un équilibre difficile entre donner une idée précise des détails inclus dans les sources et faire en sorte que notre projet, qui ne bénéficiait que d’un très modeste financement (voir ci-dessous), demeure réalisable.
Cette première étape a pris beaucoup plus de temps que prévu, principalement en raison du nombre d’omissions, d’erreurs et d’incohérences que nous avons identifiées dans les sources primaires. Alors que les erreurs typographiques, les dates ou jours de la semaine incorrects et les titres légèrement incorrects, etc. étaient généralement faciles à corriger, nous avons également trouvé des œuvres non attribuées ou mal attribuées. Nous avons donc consacré de nombreuses heures à identifier correctement chaque œuvre ou à indiquer les options les plus probables lorsqu’une attribution claire n’était pas possible. D’autres défis sont survenus lorsque nous avons trouvé différentes œuvres portant le même titre ou, parfois même, la même œuvre répertoriée sous des titres différents. Ce n’est qu’occasionnellement que nous n’avons pas pu identifier une œuvre. Nous voulions rattacher chaque œuvre à un genre théâtral et nous nous sommes fréquemment retrouvés à hésiter parmi des attributions génériques qui n’ont jamais été stables. Inévitablement, des erreurs se sont également glissées dans nos propres documents, qui ont dû être vérifiés deux fois puis trois fois avant de passer à la deuxième étape du processus.
2e Étape : La création d’une base de données et d’un site Web bilingues (2017-2018)
À ce stade, nous avions déjà utilisé plus de notre financement que prévu. Nous avons alors été extrêmement chanceux : au terme de la collecte de données, l’Université de St Andrews, en Écosse, a décidé de proposer un soutien financier à court terme aux projets numériques locaux en offrant gratuitement l’assistance technique nécessaire. Sans cela, il est peu probable que le projet soit achevé à temps, voire tout court. La bibliothécaire responsable des humanités numériques et de l’informatique nous a assigné deux ingénieurs en programmation, l’un pour créer la base de données proprement dite, l’autre pour créer le site Web qui hébergerait celle-ci [4]. Une fois les données vérifiées, nous nous sommes réunis pour discuter de la forme et des fonctionnalités de la base de données. Il a été convenu que pour chaque représentation, l’on créerait une fiche numérique détaillant les œuvres jouées, leurs auteurs et genres, la date et le lieu de l’événement et les annonces dans les journaux à partir desquelles les données ont été extraites. On ajouterait des champs de notes pour les participants et les bénéficiaires indiqués, pour les intermèdes musicaux et autres, tandis que l’incertitude non résolue par rapport à une attribution ou une date serait indiquée par un point d’interrogation de mise en garde. On inclurait des notes pour d’autres informations choisies telles que l’emploi du jeu « à visage noir » ou pour identifier Demoiselle Minette lorsqu’elle était mentionnée de manière allusive. Des liens hypertextes guideraient les utilisateurs du site entre différentes représentations de la même œuvre (ou vers d’autres œuvres du même auteur ou compositeur selon le choix) et des fiches consacrées à chaque œuvre détailleraient toutes les performances documentées de cette œuvre, avec des liens hypertextes qui ramèneraient l’utilisateur à chaque représentation.
Dans sa première version en 2018, la base de données a été créée à l’aide du logiciel de base de données relationnelle MySQL. Lors de la mise à jour de la base de données et du site web en mai 2020, nous en avons profité pour migrer les données vers des documents XML Text Encoding Initiative et un index Solr[5]. L’option TEI XML facilite la réutilisation des données et est en grande partie autodocumentée, ce qui en retour rend la signification des différents champs plus évidente et les relations entre eux plus claires que dans une base de données relationnelle. Les fichiers XML sont du texte brut et sont moins sensibles à la dégradation des données que les fichiers binaires et sont donc préférables pour des raisons de conservation numérique. Ils sont indépendants de tout logiciel, ce qui signifie qu’ils sont adaptables et ne deviennent pas obsolètes. L’index Solr stocke les représentations HTML des données (plutôt que de les transformer en HTML pour chaque interrogation). Enfin, grâce aux capacités de recherche à facettes de Solr, il est mieux adapté pour gérer les requêtes de recherche avancée du type décrit ci-dessous.
En ce qui concerne le site Web, l’une de nos priorités était de rendre le projet aussi accessible que possible afin d’atteindre un large éventail d’utilisateurs universitaires et non universitaires. Nous nous sommes mis d’accord sur une mise en page simple qui s’adapte à l’appareil utilisé pour consulter le site et qui répond (au moins) à l’exigence minimale de conformité à l’audit d’accessibilité (Accessibility Audit) dont les critères incluent la taille des caractères, le contraste des couleurs et le texte optionnel[6]. Le choix du nom de domaine et de l’adresse Web fut également important. Bien que le site Web soit hébergé par l’Université de St Andrews, nous avons également acheté le domaine theatreinsaintdomingue.org pour l’utiliser comme adresse Web visible, qui pointe ensuite vers le site principal sur les serveurs de l’université de St Andrews. Une adresse en .org a été considérée comme le choix le plus convivial par rapport à .com ou .ac.uk[7]. En plus de divers choix esthétiques, la création d’un site bilingue français-anglais a nécessité une traduction minutieuse de tous les textes et un « plugin » gratuit, Polylang, associant les pages en anglais aux pages équivalentes en français. Lorsque nous avons ajouté le kreyòl deux ans plus tard, le processus utilisé pour associer ces nouvelles versions aux pages équivalentes en français et en anglais s’est avéré plutôt simple.
En ce qui concerne le contenu du site Web, nous avons convenu qu’en plus de la page principale de « recherche », le site Web devait fournir des informations et des conseils supplémentaires, car le sujet est relativement inconnu. Nous avons décidé d’inclure une page d’accueil présentant brièvement la tradition théâtrale et son contexte colonial, ainsi que des liens vers les sources principales. Cette page propose également une dimension argumentative. Nous présentons le théâtre à Saint-Domingue non pas comme une tradition française d’outre-mer, mais comme une tradition plutôt caribéenne ou créole, attirant l’attention du lecteur sur l’existence et la signification d’œuvres locales mettant en vedette des personnages noirs et utilisant parfois une forme ancienne du créole haïtien, ainsi que les contributions de quelques acteurs de couleur (certes rares) et de musiciens asservis. Nous signalons également la présence parmi le public d’un nombre restreint mais croissant de personnes libres de couleur et soulevons l’éventualité que des personnes asservies aient été présentes. La page de conseils a pour objectif d’aider les utilisateurs à comprendre les données fournies en soulignant le fait que les représentations en question sont des représentations annoncées, c’est-à-dire probables, et en expliquant certains de nos choix clés en ce qui concerne la présentation des différents niveaux de certitude et incertitude, la régularisation des titres et de l’orthographe et les attributions génériques. Ici, nous fournissons une liste d’abréviations pour les différents journaux mentionnés dans les fiches. Un onglet cartes amène les utilisateurs à une page présentant deux cartes sur mesure : la première montre les Caraïbes du XVIIIe siècle, avec l’île d’Hispaniola au centre, et la deuxième montre les huit villes de Saint-Domingue qui ont bénéficié d’une activité théâtrale pendant la période. Il existe également une page de contact (avec une adresse mail dédiée), une page d’équipe et une bibliographie qui a presque doublé de longueur depuis le lancement du site Web le 1er mars 2018 — preuve que le travail sur le terrain augmente.
Consultation du site
La base de données dispose de deux modes de recherche principaux : la recherche simple et la recherche avancée. La recherche simple invite les utilisateurs à saisir le nom (généralement celui d’un dramaturge, librettiste ou compositeur) ou des mots du titre d’une œuvre. Les résultats sont affichés sous forme de liste d’œuvres, identifiées par le moteur Solr, qui interroge une agrégation de champs pertinents (« catch-all »). On peut alors examiner individuellement les différents résultats. Une telle approche se révèle particulièrement utile lors de la recherche d’œuvres singulières ou d’œuvres d’un dramaturge ou d’un compositeur en particulier. Elle est beaucoup moins utile lorsque l’on recherche la contribution spécifique d’un individu qui peut avoir été impliqué de différentes manières (acteur, metteur en scène, directeur, etc.) dans de nombreuses œuvres différentes et dont la contribution spécifique change en fonction des œuvres répertoriées. Dans de tels cas, le choix d’une recherche avancée utilisant des champs pertinents séparés est plus efficace. La recherche simple attire souvent des utilisateurs qui travaillent déjà sur le théâtre français métropolitain et qui cherchent à savoir si les auteurs ou les œuvres qui les intéressent ont été joués à Saint-Domingue. Elle représente un moyen facile d’élargir la portée d’un projet centré sur l’Europe, ce que de nombreux chercheurs travaillent actuellement à faire. Un spécialiste de Molière découvrira ainsi en un clic que (au moins) dix-sept de ses œuvres ont été jouées (ou plutôt programmées) à Saint-Domingue ; pour quelqu’un qui travaille sur Marivaux, le nombre d’œuvres est de onze. Pour le compositeur (André) Grétry, il y a 23 titres différents dont on apprend ensuite que deux sont associés à sa fille, Lucile Grétry. Il est ensuite possible de cliquer sur chaque œuvre pour en savoir plus sur chaque performance. La recherche simple offre également un moyen rapide d’afficher des informations sur des choses qui sont déjà connues, y compris, à mesure que la connaissance du théâtre à Saint-Domingue augmente, par des utilisateurs intéressés par les œuvres locales créoles. Lorsque l’on entre, par exemple, le nom du dramaturge, acteur et metteur en scène local Clément, cela produit une lourde page de 38 résultats, du fait de ses différents rôles comme bénéficiaire, acteur, ou encore auteur supposé de huit pièces. Si on entre le titre de sa parodie créole, Jeannot et Thérèse[8], qui est la seule de ses œuvres encore conservée, on apprend que celle-ci a été (prévue pour être) jouée, parfois « à visage noir », à de nombreuses reprises dans plusieurs villes différentes de l’île.
La recherche avancée offre davantage de possibilités de découvrir ce qui n’est pas déjà connu et d’entreprendre des recherches plus ciblées. Les utilisateurs doivent préalablement décider s’ils souhaitent afficher les résultats sous forme de liste d’œuvres ou de liste de représentations (programmées) ; ils peuvent alors choisir – et combiner – une gamme de variables : titre ; auteur ; compositeur ; genre ; participant ; bénéficiaire ; lieu et date(s). On a fourni des listes déroulantes pour les champs genre, auteur, compositeur, bénéficiaire et participant, ce qui favorise la « découverte » de matériaux inconnus. Dans la liste déroulante des genres théâtraux, par exemple, les utilisateurs trouveront entre autres, six types de théâtre créole (c’est-à-dire local) : la comédie créole, l’opéra créole, l’opéra-bouffon créole, l’opéra-comique créole, la parodie créole et la tragicomédie créole. Bien qu’il eût été plus facile de qualifier toutes les œuvres locales de « théâtre créole », nous avons estimé qu’il était important de laisser une large place à ces genres négligés, mais historiquement importants. Cette option correspond à l’un des objectifs de la base : mettre au premier plan le théâtre local et ses participants. Dans le même ordre d’idées, alors que les auteurs et les participants anonymes échappent souvent à la compétence des chercheurs, nous avons fait un effort conscient pour inclure les personnes sans nom et répertoriées dans la presse comme « amateurs », « créole amateur » ou, dans un cas fascinant, un interprète décrit comme « un nègre créole ». Leur inclusion, même obscure, aide à décoloniser notre matériel et à mettre en œuvre de nouvelles méthodologies qui cherchent à inclure des personnes historiquement marginalisées.
Le plus grand pas dans cette direction a été fait en 2020, lorsque la base de données et le site Web sont devenus trilingues : français-anglais-kreyòl. Une option en créole haïtien (kreyòl) était avant tout un choix politique, c’est-à-dire un moyen d’essayer de décoloniser l’histoire du théâtre de l’époque coloniale et de mettre en valeur son statut de tradition théâtrale locale, caribéenne ou créole et non « française ». Le kreyòl est la langue maternelle de plus de 10 millions de personnes, mais il est trop souvent réduit à n’être « simplement » qu’une langue parlée ou même pas considérée comme une véritable langue. Il n’a été reconnu comme langue officielle en Haïti qu’en 1987, mais depuis lors, l’intérêt pour la langue continue à augmenter. Notre décision d’ajouter d’une option en kreyòl s’accorde avec les objectifs de l’Akademi Kreyòl Ayisyen (Académie créole haïtienne), basée à Port-au-Prince et fondée en 2014 pour promouvoir l’emploi de la langue et en standardiser l’orthographe. Ceci est d’autant plus pertinent pour notre projet quand on considère que certaines œuvres jouées à l’époque coloniale ont elles-mêmes été écrites entièrement ou partiellement dans une forme ancienne de créole haïtien.
Le financement
Ce projet a bénéficié d’un financement extrêmement modeste. Grâce à une bourse de recherche de la British Academy/Leverhulme Trust d’un montant de 10 000 £ (environ 11 500 euros) (2017-2018), un assistant de recherche postdoctoral a pu entreprendre un voyage de recherche à Paris afin de recueillir les données qui n’étaient pas disponibles en ligne. La subvention a également financé les deux assistants de recherche postdoctoraux qui ont difficilement recueilli puis noté les données dans nos documents Excel/Google ; il a payé la locutrice native française qui a préparé les textes de la base de données et du site Web et les frais du concepteur qui a préparé les cartes dans leurs versions anglaise et française. Tous ces financements ont été réalisés sur une base horaire. Bien qu’à l’origine, on espérait que la subvention payerait la création de la base de données et du site Web, le calcul s’est vite révélé irréaliste. Nous avons alors eu la chance de pouvoir faire appel à des collègues salariés de l’Université de St Andrews mentionnés ci-dessus. L’ajout de l’interface en langue créole et la mise à niveau de la base de données en 2020 ont été financés par une bourse de 2400 £ de la part des fonds « impact » de l’université (2019). Cet argent a financé la traduction des textes en kreyòl et un (troisième) assistant de recherche postdoctoral qui a entrepris quelques vérifications supplémentaires et mis à jour certaines données. Il convient encore de noter que personne n’a jamais pu travailler à plein temps sur ce projet, et que des mises à jour et des corrections mineures en cours continuent d’être effectuées par des membres du personnel qui sont déjà surchargés. Une demande présentée par la chercheuse principale en 2018 au Arts and Humanities Research Council du Royaume-Uni pour une somme substantielle pour développer et élargir le projet a été infructueuse.
Avec plus de ressources, nous aurions envisagé d’inclure des transcriptions complètes et/ou des images des pages des journaux contenant les annonces, ce qui aurait permis aux utilisateurs d’examiner directement les documents. Cependant, après réflexion, nous avons estimé que fournir des transcriptions et/ou des images présenterait un avantage mitigé. La base de données fournit des détails sur chaque annonce, avec une date et (après quelques débats) même un numéro de page. Ces informations permettent aux chercheurs de trouver par eux-mêmes la page pertinente de tous les journaux numérisés (qui constituent la grande majorité de nos sources) en quelques secondes, plutôt que de parcourir page par page dans l’espoir de trouver les informations pertinentes — un processus qui peut prendre des heures, voire des jours ou des semaines. En renvoyant tout utilisateur souhaitant des informations complémentaires au matériau primaire dans sa forme complète — et non extraite —, Les spectacles à Saint-Domingue encourage ainsi les utilisateurs à rester des chercheurs actifs en réexaminant eux-mêmes les matériaux dans le contexte du journal dans son ensemble. L’intégration de notre site Web et de notre base de données avec les journaux numérisés offrirait hypothétiquement une solution au problème, bien que sa mise en place soulève des problèmes techniques complexes. Dans l’état actuel des choses, quiconque prendra le temps de lire une annonce de journal complète résumée dans Les spectacles à Saint-Domingue y trouvera inévitablement d’autres éléments sur la société saint-dominguoise. Par exemple, les annonces théâtrales, généralement intitulées « Spectacles », apparaissent souvent à proximité des publicités pour le retour des « Esclaves en marronnage » — un rappel aussi sobre que clair de la société esclavagiste dans laquelle cette riche tradition théâtrale prenait place[9].
Utilisateurs/bénéficiaires
La ressource s’adresse d’une part aux universitaires et étudiants spécialistes du XVIIIe siècle, des Caraïbes coloniales et postcoloniales (en particulier Haïti) et du théâtre colonial, créole et européen, y compris ceux travaillant sur le ballet et l’opéra. Elle contribue à promouvoir de nouvelles recherches dans le domaine, comme en témoignent les nombreuses références au site dans le recueil Colonialism and Slavery in Performance : Theatre and the Eighteenth-Century French Caribbean[10]. D’autre part, elle s’adresse à toute personne qui s’intéresse, quelle qu’en soit la raison, à l’histoire complexe des Caraïbes coloniales.
Il est intéressant de noter que la majorité des requêtes reçues via l’adresse mail dédiée proviennent de personnes recherchant leur histoire familiale et ayant trouvé des liens vers Saint-Domingue. Jusqu’à présent (mai 2021), le site Web et la base de données de spectacles ont été consultés par plus de 2 000 utilisateurs différents, dont beaucoup sont des visiteurs réguliers. 55 % des utilisateurs accèdent au site en utilisant des liens directs et plus de 18 % y accèdent par des liens de référence sur les sites Web de bibliothèques ou de revues. On partage parfois son contenu sur les réseaux sociaux, avec 6,5 % des renvois provenant de Facebook. Les principaux moteurs de recherche utilisés sont Google ainsi que la société Internet chinoise Baidu. Plus de 80 % des appareils utilisés pour accéder au site sont configurés en anglais, 6 % en français, 2,6 % en chinois et environ 2 % en espagnol. Une fois sur le site, 81,16 % des pages sont consultées en anglais, 14,59 % en français et 4,26 % en kreyòl (si nous comptons qu’à partir de la relance du site en 2020, ce dernier chiffre passe à plus de 9%). En termes de consultation, 68,73 % sont des pages de la base de données, ce qui confirme que d’autres éléments du site intéressent également nos utilisateurs. Nos visiteurs à ce jour viennent de plus de 60 pays et départements d’outre-mer différents. Les utilisateurs aux États-Unis (surtout), au Royaume-Uni et puis en France représentent 72 % de ceux-ci, mais le site a également attiré des utilisateurs de pays tels que la Chine, le Canada, la République dominicaine, le Japon, les Émirats arabes unis, la Pologne, le Brésil, la Guadeloupe, la Colombie, La Réunion et, de temps en temps, Haïti.
Le petit nombre d’utilisateurs d’Haïti suggère qu’il reste du travail à faire pour attirer les Haïtiens, bien que le nombre élevé de visiteurs des États-Unis puisse inclure, nous l’espérons, des membres de la diaspora haïtienne. On sait de façon anecdotique que le site est utilisé par des étudiants de créole haïtien aux USA où dix universités proposent des cours dans cette langue. La base de données est utilisée dans un certain nombre de cours universitaires de théâtre et de français au Royaume-Uni, en France et aux États-Unis, et sa capacité à enrichir l’enseignement universitaire a été soulignée par les éditeurs d’un volume sur l’enseignement de la tragédie néoclassique française. Ceux-ci nous ont invité à contribuer à un chapitre encourageant enseignants et étudiants à observer les pratiques théâtrales au-delà de la métropole[11]. Ensemble, tous ces éléments représentent des étapes modestes, mais importantes contribuant à mieux comprendre l’histoire du théâtre de l’époque coloniale.
Notes
[1] CÉSAR, lancé en 2001 par Barry Russell à l’Université d’Oxford Brookes, a été l’une des premières bases de données en histoire des spectacles (voir l’introduction de ce dossier) et a depuis évolué pour inclure la période révolutionnaire et une banque d’images. Il est prévu que CÉSAR, maintenant hébergé à l’Université Grenoble Alpes, élargisse encore son champ d’action pour englober la période du XVe au XVIIIe siècle inclus.
[2] Port-au-Prince : Imprimerie de l’État, 1955 ; 1988.
[3] Pour plus d’informations sur l’emploi du jeu « à visage noir », veuillez consulter Julia Prest, « The Familiar Other : Blackface Performance in Creole Works from 1780s Saint-Domingue » dans Colonialism and Slavery in Performance : Theatre and the Eighteenth-Century French Caribbean » éd. Jeffrey Leichman et Karine Bénac-Giroux, 41-63. Pour plus d’informations sur la vie de Minette, voir Bernard Camier, « Minette (Elisabeth, Alexandrine, Louise Ferrand dite), artiste libre de couleur à Port-au-Prince à la fin du XVIIIème siècle : Une étude biographique », Revue de la société haïtienne d’histoire de géographie et de géologie 259-262 (2018), 214-37.
[4] Nous tenons à remercier Swithun Crowe et Mary Woodcock Kroble de leur aide dans la rédaction de certains aspects techniques mentionnés dans le présent article.
[5] Solr est un moteur de recherche « Open Source » puissant qui permet une recherche de texte intégrale rapide avec et sans marques diacritiques.
[6] Pour en savoir plus, voir https://www.w3.org/WAI/WCAG2AA-Conformance.html.
[7] Jusqu’à présent, les frais du domaine sont couverts par la section de langues vivantes de l’université de St Andrews, mais ceci reste au gré du chef de section. En principe, l’université assurera la pérennité du site principal.
[8] Pour le texte de l’ouvrage, voir Bernard Camier et Marie-Christine Hazaël-Massieux, « Jeannot et Thérèse : un opéra-comique en créole au milieu du XVIIIe siècle », Revue de la société haïtienne d’Histoire et de Géographie 215 (2003), 135-66. Une édition complète des textes et de la musique est également en préparation.
[9] Pour en savoir plus sur le marronnage, veuillez consulter l’excellent site Web et la base de données www.marronnage.info.
[10] (Liverpool/Oxford : OUSE, 2021). Ed. Jeffrey Leichman et Karine Bénac-Giroux.
[11] « Neoclassical Theater in the Colonial Context : The Public Theater of Saint-Domingue, 1764-1791 », dans Teaching Neoclassical French Tragedy, éd. Hélène Bilis et Ellen McClure (Modern Languages Association, 2021).
Pour citer cet article
Julia Prest, « Vers la décolonisation de l’histoire du théâtre. Les spectacles à Saint-Domingue, 1764-1791 », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 5 [en ligne], mis à jour le 01/01/2020, URL : https://sht.asso.fr/vers-la-decolonisation-de-lhistoire-du-theatre-de-lepoque-coloniale-les-spectacles-a-saint-domingue-1764-1791-theatre-et-theatre-lyrique/