Découvrez l’exposition virtuelle qui prolonge et fait écho aux articles et entretiens du numéro La Fabrique du paysage.
Composée de plusieurs volets, elle est conçue sur le principe de la variation autour de lieux communs :
Scènes de verdure, où les arbres deviennent des personnages ;
Vues de ports, de lacs et bords de mer, qui font de la scène un rivage ;
Ciels de théâtre, étoilés ou orageux, en toile peinte ou en projection lumineuse ;
Paysages de montagne, entre sublime et pittoresque ;
Personnages qui semblent se fondre dans le paysage… ;
Et un coup d’œil du côté des coulisses, où s’agrègent machines et fragments de nature.
En rassemblant tableaux, gravures, maquettes de décor, photographies, documents d’archives ou pages de traités techniques, l’exposition propose une exploration visuelle de l’histoire de la scénographie occidentale et de ses sources.
Conception de l’exposition « Collection virtuelle de paysages de théâtre » : Pierre Causse
L’architecte romain Vitruve distinguait trois types de scènes. Les deux premières sont connues : la scène tragique, avec ses palais et ses ornements architecturaux, et la scène comique, avec ses maisons disposées autour d’une place, lieu propice aux rencontres. Mais il en est une troisième : la scène satyrique, « ornée d’arbres, de grottes, de montagnes et de tout ce qui compose un paysage » (De Architectura). Une définition qui pourrait servir de point de départ à une promenade dans l’histoire de la scénographie. Du lieu accueillant et verdoyant où se jouent les pastorales à l’étendue hostile où se dresse l’arbuste dépouillé d’En attendant Godot, les décors font des arbres des personnages à part entière, des témoins inscrits dans un temps parallèle à l’action.
À l’ère romantique, la forêt se fait plus sombre, parfois inquiétante, les troncs se courbent et s’entremêlent, et dans les rares clairières surgissent les nymphes ou le diable. Lieu du songe ou du cauchemar, la forêt devient un espace de jeu où éprouver les frontières de l’humanité. C’est souvent sous une forme hybride que la forêt revient sur les scènes contemporaines, entre construction humaine et composition végétale : étrange retour aux assemblages de la pastorale, désormais teinté de nostalgie, comme si la forêt ne pouvait désormais plus être qu’un souvenir d’enfance.
Ouvrir le théâtre sur la mer, transformer le mur du fond de scène en horizon, chercher par le jeu des lumières et de la couleur la sensation de l’étendue infinie dans un espace clos : gestes de scénographes depuis l’époque baroque. La mer est promesse d’inconnu, de monstres, de débarquements de voyageurs ou de naufrages. Elle devient une puissance dramatique lorsque s’annonce la tempête, qu’elle menace d’engloutir les navires – sensationnel prétexte à mise en scène, qui fait le clou du spectacle et met en branle tout le paysage. Si les eaux du lac, où le ciel se reflète, paraissent plus sereines, il ne faut peut-être pas se fier aux apparences, que l’on songe au finale de Guillaume Tell ou au pouvoir magnétique du lac de La Mouette, qui attire à lui tous les personnages de Tchekhov pour leur plus grand malheur. Mais l’ouverture de l’horizon contient toujours une forme d’espoir : sur un vaisseau, sur un radeau, ou à la nage, si la scène est une rive, c’est que l’on peut s’en échapper.
« Pas de paysage sans horizon » écrit Michel Collot dans L’Horizon fabuleux. Pour faire paysage, il faut donc que le ciel rejoigne la terre, en une ligne qui existe seulement dans l’œil de celui qui regarde. Défi poétique, créer un ciel de théâtre devient aussi un défi technique. Toile peinte, montée en rideau de fond ou sur châssis, transparents, bandes d’air, cyclorama et rétroéclairage, projection… autant de combinaisons qui jouent de la couleur et de la réflexion de la lumière sur des surfaces, dans une tentative toujours relancée de donner la sensation du dehors. Parcouru par le soleil et la lune, troué par les étoiles, traversé par les nuages – sur lesquels se tiennent parfois quelques divinités – le ciel ouvre l’espace et rend sensible le passage du temps. Chargé de mystère ou d’orage il pèse parfois sur les personnages, comme pour leur rappeler que quelque chose les dépasse.
Glaciers, pentes accidentées, chaos rocheux… le paysage de montagne n’a pas toujours séduit ni attiré. Sa rude beauté est une découverte romantique. Peintres, écrivains et bientôt décorateurs y trouvent un lieu de confrontation avec le sublime, avec des échelles de temps qui dépassent la vie humaine. Lorsqu’elle entre sur les scènes du théâtre et de l’opéra au XIXe siècle, la montagne reprend les codes picturaux alors en vogue, ordonnant « une nature monumentale, orageuse et minérale, inhabitée et hostile, dont la verticalité exacerbée inspire un sentiment de fascination et de crainte » (Alice Folco). Tantôt les montagnes sont rejetées au lointain pour cadrer voire fermer l’horizon, alors que dans les premiers plans une auberge ou un abri rendent le paysage habitable. Tantôt la scène se situe sur les sommets et les personnages arrivés là, telles les figures wagnériennes esquissées par Appia, se tiennent dans l’attente d’une révélation. Le vertige n’est jamais loin, né de la rencontre entre le temps de l’action humaine et celui d’un paysage qui révèle dans ses strates quelques bribes de la longue histoire de la Terre.
Dans l’histoire de la peinture occidentale, le genre du paysage naît en s’affranchissant progressivement de la présence des personnages, du prétexte d’une situation dramatique à laquelle il servait de décor. Si le théâtre paysage prend parfois la forme de spectacles sans acteurs (Stifters Dinge de Heiner Goebbels, Evaporated Landscape de Mette Ingvartsen), la tentative reste rare. Le paysage transforme plutôt la place prise par les figures humaines dans l’espace scénique, les rapetisse peut-être, les décentre sans doute. Esquisses, gravures, maquettes ou photographies, lorsqu’elles veulent mettre en valeur ce nouveau rapport, semblent chercher à confondre les personnages avec des éléments du paysage, à dissoudre leurs traits – et le regard erre parfois un moment avant de les rencontrer…
Passons du côté de l’envers du décor, là où le ciel est tenu par des guindes, où les nuages sont montés sur poulies, où les châssis d’arbres sont noués à des mâts pour tenir en place, où la lune n’est qu’un morceau de papier huilé ou un projecteur… Archives, encyclopédies, plans architecturaux, reportages dans les coulisses, livrets de mise en scène, traités techniques ou encore inventaires de décor nous introduisent à la fabrique du paysage au théâtre. Les procédés changent au fil des siècles, promettent un progrès toujours plus grand de l’illusion. Pourtant, n’est-ce pas toujours la même image de la nature qu’ils produisent, une nature que les machinistes animent depuis les coulisses, métaphore en acte de l’homme cartésien « maître et possesseur de la nature » ? Mais ces documents, en combinant machines et fragments de forêts, de ciels, de montagnes, suggèrent aussi que cette idée d’une nature objectivée en paysage, manipulable sans crainte et dont l’humanité serait séparée, n’est qu’une illusion.
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