Revue d’Histoire du Théâtre • N°291 T3 2021
Crâyesse
Par Magali Mougel
Résumé
Les textes de Sarah Kane sont une crâyesse. Texte de Magali Mougel
Texte
CRÂYESSE – petite entaille ou découpure, une encoche, une découpe servant au repérage.
Crâyesse – un mot complexe, long et peu commun, le premier qui me vient.
Crâyesse – du patois vosgien pour nommer l’écriture de Sarah Kane.
Les textes de Sarah Kane sont une crâyesse.
Une œuvre qui fend. Comme une hache. Ouvre en deux. Divise. Creuse un sillon. Elle m’a scarifiée. Elle s’est imposée à moi. Non. Elle s’est logée entre deux de mes vertèbres. Ce n’est pas uniquement le privilège de la balle perdue ! C’est aussi celui de la crâyesse, de la marque toujours à vif.
Je découvre l’écriture de Sarah Kane en 2003 avec la mise en scène de Purifiés de Hubert Colas.
Pour la première fois, un texte met en langue l’énoncé indicible de la colère qui m’habite et pour la première fois, un texte me bouscule et me heurte, non par la violence qui est balancée mais par la force perturbante d’une poésie (CHAMP DE JONQUILLES – TAPIS D’OR) qui vient sans fin comme une caresse perforer, entailler le noir du monde.
Sarah Kane et sa proposition poétique sont déposées là, dans mon oreille, comme un manifeste sinthomal.
Je formule dans les plis des découpures ce qui va organiser les nécessités de l’écriture. De mon écriture.
En vérité, c’est par un jeu d’attraction / répulsion, car l’écriture de Sarah Kane va commencer par me dégoûter, que vont se forger les préceptes de ce que je cherche lorsque j’écris : un théâtre qui peroxyde le monde par la force de la langue. Je tente de comprendre ce qui me retient face à ces intimités mises à nu, exhibées sur le billot – cette façon de jeter les corps en pâture, des quartiers de viande, cette violence crasse qui sent les sécrétions, comme si toute l’humanité suintait la décharge. Je questionne ce qui fait de moi une voyeuriste. Je le dépasse. J’y retourne : c’est l’effet d’une langue qui se retourne contre elle-même et qui nous saute à la nuque pour nous forcer à composer avec nous-mêmes ! Elle cause des crâyesses.
CRÂYESSE
Les textes de Sarah Kane.
Ils m’entaillent. Ils me coupent. Ils me gercent. Comme les ongles d’un bébé qui parfois ressemblent à de petits couteaux.
Ils sont un rappel aux mots, à la nécessité des mots, à la nécessité des mots dans les corps, à la nécessité d’un théâtre qui passe par les mots, à la nécessité d’un théâtre qui ne s’improvise pas, mais qui s’écrit, longuement, laborieusement, à la nécessité d’une langue qui toujours cherche à joindre les fleurs du printemps sous la boue, à la charogne qui dégèle au soleil.
CRÂYESSE
Les textes de Sarah Kane sont des encoches, des entailles persistantes qui reconvoquent chez moi le fait qu’écrire pour le théâtre c’est tenter de mettre une langue dans une autre bouche et de laisser le corps souffler autrement, parce qu’à force d’avoir la bouche pleine de chocolat ça commence par tirailler autrement dans le bas du dos.
Avec Sarah Kane, j’ai appris qu’une coupure dans les doigts c’est comme faire un nœud à son mouchoir pour se remémorer notre besoin de langues, de poésie pour ouvrir les corps à d’autres vents de tragédies que celle de la petite vie.
Sarah Kane me donne chaque jour la becquée.
Une crâyesse dans la main pour se souvenir que de nouveaux récits ne seront possibles que lorsque nous cesserons de dire dans la vieille langue pétrie et violée par les dominants.
Une crâyesse dans la main pour se souvenir qu’écrire c’est comme toujours tenter de s’auto-autopsier ou plutôt toujours tenter de s’auto-dévorer pour se réinventer.
Une crâyesse encore dans la main pour se souvenir de faire entendre ce qui échappe à l’oreille nue.
Une crâyesse, encore, oui, cette fois dans le ventre pour bien comprendre que la langue change les corps, comme un suspens, une apnée, un étouffement propose des crispations inédites.
Une crâyesse là, cette fois dans la nuque pour persister, persister et ne pas avoir peur de ne pas être à l’endroit du sexy, du propret et de l’acceptable.
Une crâyesse ici, dans le pied, même si cela fait mal, il faut continuer à écrire, écrire et écrire. Pour continuer à dire l’indicible, le laid, le violent, pour sublimer le laisser pour compte, pour imposer des silences et entendre les balbutiements. Les mots imposent des espaces. Des blancs. Des trous. Comme la crâyesse, ça nous ralentit et c’est dans le ralenti que tout parfois devient différent.
Allez, une dernière crâyesse, pour la route, ici, juste là, pour se souvenir qu’il ne faut pas combler toutes les béances. Un trou est peut-être une porte, une sortie de secours, une échappée, un point de fuite, un appel d’air.
Pour citer cet article
Magali Mougel, « Crâyesse », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 291 [en ligne], mis à jour le 01/03/2021, URL : https://sht.asso.fr/crayesse/