Revue d’Histoire du Théâtre • N°270 T2 2016
Introduction – L’histoire du théâtre au prisme de l’oubli
Par Marion Denizot
Résumé
Le titre donné à cette contribution introductive s’inscrit dans le prolongement de celui qui ouvrait le dossier consacré à l’écriture du théâtre et à ses enjeux mémoriels, intitulé « L’histoire du théâtre au prisme de la mémoire[1] ». En effet, si Paul Ricœur nous invite dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000) à penser de manière concomitante mémoire, histoire et oubli (phénoménologie de la mémoire, épistémologie de l’histoire et herméneutique de la condition historique), mémoire et oubli ne sont pas détenteurs de la même valeur symbolique. Si « l’homme est naturellement soumis à la loi de l’oubli[2] », comme le souligne Harold Weinrich, l’oubli a pourtant mauvaise réputation.
Texte
L’histoire du théâtre au prisme de l’oubli
Le titre donné à cette contribution introductive s’inscrit dans le prolongement de celui qui ouvrait le dossier consacré à l’écriture du théâtre et à ses enjeux mémoriels, intitulé « L’histoire du théâtre au prisme de la mémoire[1] ». En effet, si Paul Ricœur nous invite dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000) à penser de manière concomitante mémoire, histoire et oubli (phénoménologie de la mémoire, épistémologie de l’histoire et herméneutique de la condition historique), mémoire et oubli ne sont pas détenteurs de la même valeur symbolique. Si « l’homme est naturellement soumis à la loi de l’oubli[2] », comme le souligne Harold Weinrich, l’oubli a pourtant mauvaise réputation.
Mémoire versus oubli
Historiquement, la mémoire a été tenue comme une valeur absolue et incontestable, comme en témoigne la tradition philosophique antique, qui est allée jusqu’à ériger en art les procédés mnémotechniques[3]. Arthur Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1819) expose que la santé d’esprit consiste dans la perfection du souvenir de tout « événement caractéristique ». Dans la seconde moitié du xxe siècle, les débats issus de la société civile, relayés par la communauté scientifique, se sont intéressés à la question de la mémoire, censée panser les plaies de communautés humaines éprouvées par des génocides[4] (Turquie, 1915 ; Shoah ; Rwanda, 1994) ou des politiques d’exclusion raciale (apartheid en Afrique du Sud). Même si Paul Ricœur essaie de trouver une « politique de la juste mémoire », d’un point de vue éthique, le « devoir de mémoire » s’est imposé. Celui-ci répond aux « politiques de l’oubli », qui relèvent de la manipulation, du refoulement ou du mensonge et qui ont pu s’installer après des conflits politiques ou militaires. Que dire des spectres, régulièrement agités par les médias, de la diffusion dans nos sociétés contemporaines des maladies dégénératives qui affectent les capacités mnésiques ? L’engouement pour les archives apparaît, dans ce sens, comme une tentative de conjurer les forces maléfiques de l’oubli. L’oubli n’aurait donc pas sa place dans nos sociétés et, moins encore, dans nos histoires, censées rendre compte de ce qui s’est passé.
Pourtant l’oubli peut aussi avoir des qualités, comme le psychiatre Simon-Daniel Kipman en fait l’hypothèse, en intitulant son ouvrage de manière presque provoquante L’Oubli et ses vertus[5]. L’auteur montre la fonction positive de l’oubli, qui se révèle lié à la vie et au mouvement. Face à la révolution numérique, la perspective d’une « inflation mémorielle », selon l’expression d’Emmanuel Hoog, génère questionnements et inquiétude[6]. Le passage d’une mémoire de stock, limitée par la capacité physique des lieux de conservation, à une mémoire de flux, indéfiniment extensible, instable et aisément partageable, suscite perte de repères et doute sur la capacité d’action de l’homme, réveillant ainsi la crainte nietzschéenne de l’immobilisme. En effet, Friedrich Nietzsche est un des rares philosophes à dénoncer les méfaits de l’absence d’oubli et de la « rumination historique ». Dans la Deuxième considération inactuelle : De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie (1873), il condamne l’histoire positiviste (c’est-à-dire l’historicisme) parce qu’elle ne sert ni l’action ni la vie : « L’excès d’études historiques est nuisible aux vivants[7] », affirme-t-il.
L’enjeu de ce dossier n’est cependant pas de se positionner du côté des valeurs affectées à l’oubli ou à la mémoire ; il s’agit de poursuivre un questionnement de nature historiographique sur l’écriture de l’histoire du théâtre, en travaillant à la mise au jour, dans une démarche réflexive, de ses éventuels présupposés esthétiques, moraux, politiques et/ou idéologiques. Ceux-ci sont d’autant plus complexes à identifier que l’écriture de l’histoire du théâtre a pu apparaître comme une entreprise insurmontable au regard de la nature même de l’art théâtral, qui se définit par son caractère éphémère et ne prend sens que dans le temps limité de la représentation[8]. Mais le renouveau dont bénéficie depuis quelques décennies l’histoire du théâtre, grâce notamment à l’élargissement des sources disponibles (des maquettes de décors aux témoignages oraux, des livres de régie aux costumes, des captations vidéos aux rapports de censure, des dossiers de presse aux textes littéraires et correspondances…), permet d’aborder ce champ selon les critères de la méthode historique qui reposent sur la recherche d’objectivité et de scientificité, et selon les problématiques de l’historiographie qui sondent les ressorts de cette écriture de l’histoire.
Puisque la démarche historienne, en raison, notamment, de sa dimension scripturale, est confrontée à la nécessité d’établir une sélection parmi la multitude des faits historiques, elle intègre nécessairement l’oubli, consciemment ou inconsciemment, dans sa pratique ; elle fait même de l’oubli une dimension de sa pratique. Ce dossier interroge donc la fonction et la place de l’oubli dans l’opération historiographique afin de comprendre comment et pourquoi « la représentation du passé se découvre exposée aux menaces de l’oubli, mais aussi confiée à sa garde[9] ». Deux points de vue ont été privilégiés dans la réflexion[10]. Le premier met l’accent sur des enjeux de nature historiographique, tandis que le second s’intéresse davantage au rôle des archives dans la construction – ou la déconstruction – des oublis, sachant que ces deux points de vue sont intimement liés puisque l’opération historiographique se déploie du stade de l’archive et du témoignage à celui de l’écriture, en passant par la compréhension, l’explication et l’interprétation des faits et des phénomènes historiques.
Enjeux historiographiques
Les cinq premiers articles du dossier se distribuent selon deux thématiques qui questionnent soit des pans de l’histoire du théâtre encore méconnus, car longtemps délaissés, soit des objets de recherche en cours de réévaluation historiographique notable.
La première thématique s’intéresse à des pratiques artistiques et à des genres non légitimés. Les contributions de Bénédicte Louvat-Molozay sur le théâtre français d’expression occitane au XVIIe siècle et de Sandrine Dubouilh sur l’histoire de l’architecture et des décors rendent compte de l’importance de l’idéologie et des représentations collectives d’une société et d’une époque données dans l’élaboration historiographique. Leurs contributions explorent les conséquences sur l’écriture de l’histoire du théâtre du poids du centralisme, du primat de la langue française[11] ou de l’héritage antique d’un théâtre édifiant, qui contribuent à justifier l’oubli de certains répertoires, le faible intérêt porté à la dimension sociale de la pratique théâtrale, et singulièrement à l’histoire des lieux de la représentation.
La seconde thématique de nature historiographique, intitulée « Figure(s) à (re)construire », s’intéresse à la place dans l’histoire du théâtre de quelques personnages, qui souffrent soit d’oubli, soit de méconnaissance. Cette partie témoigne avec force que l’écriture de l’histoire procède à de constantes réévaluations, permettant d’en modifier et d’en infléchir les traits saillants. Raphaëlle Doyon, en s’intéressant à Suzanne Bing, proche collaboratrice de Jacques Copeau, croise des enjeux spécifiques à l’histoire du théâtre, et en particulier la place du metteur en scène, et des enjeux plus généraux liés à l’écriture de l’histoire qui n’accorde qu’une place congrue au rôle et à la place des femmes. En introduisant le genre dans l’écriture de l’histoire du théâtre, elle met au jour la division sexuelle du travail dans le champ théâtral, problématique encore peu considérée en Études théâtrales. Ève Mascarau explore les raisons qui ont conduit à une forme d’ignorance de la contribution de Louis Jouvet à l’art du théâtre, malgré sa reconnaissance en tant qu’acteur. Elle pointe notamment le rôle des choix éditoriaux des textes de Louis Jouvet, qui ont réduit la pensée complexe et changeante de l’auteur, au profit d’une lisibilité pédagogique. Elle souligne avec force l’intérêt, pour mettre au jour la pensée de Jouvet, de retourner vers les fonds d’archives, encore sous-exploités. Enfin, l’étude de Mathilde Dumontet sur Roger Blin, metteur en scène d’œuvres marquantes de Samuel Beckett ou de Jean Genet, permet de saisir la fragilité de l’inscription d’un artiste dans une histoire de l’art, face à des attendus esthétiques ou des contextes historiques fluctuants ; il apparaît alors que la présence – ou l’absence – dans l’histoire du théâtre de certaines figures ne dépend pas uniquement de la qualité ou de la portée de l’œuvre ou du travail théâtral, mais aussi des discours émis à l’occasion de ces derniers.
Le présent dossier comporte enfin un varia qui aborde une thématique qui mériterait des approfondissements : le jeu d’acteurs et les pratiques corporelles, complexes à intégrer dans l’histoire du théâtre en raison de leur inscription dans l’espace et de leur volatilité, malgré les tentatives établies depuis le xviie siècle de notation des gestes, des mouvements et des rythmes. Céline Frigau-Manning, en étudiant le geste du chanteur d’opéra au xixe siècle, explicite les croyances qui se sont constituées autour de la figure du chanteur d’opéra ; l’idée selon laquelle l’art de l’acteur et du chanteur ne laisserait pas de traces constitue un des obstacles historiques majeur, qui justifie son éviction de l’histoire du théâtre
Le rôle des archives
La découverte de nouvelles archives, ou plus fréquemment, l’intérêt porté à des archives existantes, mais en sommeil, c’est-à-dire elles-mêmes oubliées, offrent de nouvelles perspectives de recherches. Cette thématique rassemble les quatre derniers articles du présent volume. Marie-Ange Rauch livre une étude sur la Mutuelle des artistes et professionnels du spectacle (MAPS) à partir des archives récemment déposées au département des Arts du Spectacle de la Bibliothèque nationale de France, tandis qu’Agnès Curel, en s’intéressant au bonimenteur, rend compte des difficultés pour saisir d’un point de vue historiographique un métier à la frontière entre le commerce et le théâtre. Elle pointe également les questions méthodologiques que soulève l’histoire sonore qui nécessite de savoir « écouter » des archives visuelles, par définition « muettes ». Son article s’inscrit dans la récente prise en compte des Sound Studies[12] par les Études théâtrales, qui conduit à s’intéresser aux archives sonores jusqu’à présent laissées à l’abandon[13]. Enfin, les deux derniers articles proposent de légers « pas de côté », en élargissant la conception de l’archive et de ses usages. Yves Jubinville, s’inspirant de l’hypothèse de Judith Schlanger[14], selon laquelle « une autre histoire de la littérature serait à faire qui viserait à montrer comment celle-ci répond également à une logique de l’effacement et de l’oblitération de la mémoire, celle des œuvres comme celles des pratiques, dans le but de faire apparaître le présent », examine l’apport de la génétique pour penser le processus d’écriture de l’histoire. L’auteur montre notamment, à partir des enjeux propres à la culture québécoise, comment la génétique, au-delà de la seule analyse de textes – qui fut pourtant son objet premier d’exploration –, offre une voie vers la saisie plus large de la place de l’homme de théâtre (écrivain ou metteur en scène) dans la société, grâce à l’étude des traces et des archives générées par le processus de création. Enfin, Sophie Lucet propose une réflexion sur l’œuvre comme « contre histoire du théâtre au plateau », en observant comment les artistes revisitent l’histoire du théâtre d’un point de vue esthétique.
Construire l’oubli
Au terme de ce parcours, qui procède davantage de la démarche des Case Studies[15] que d’une recherche d’exhaustivité et de synthèse – appelant donc à d’autres travaux –, nous pouvons formuler quelques réponses à la question qui a traversé l’ensemble de ce chantier de recherche : quelles sont les raisons de l’oubli de certains pans, genres ou figures de l’histoire ?
En préambule, insistons sur la dimension profondément construite de l’oubli : l’oubli apparaît intimement lié à des représentations, qui, certes, se constituent dans des contextes historiques précis, mais qui peuvent ensuite former une représentation mémorielle qui agit au sein de l’écriture historique sans être l’objet d’une réflexion voire d’une mise à distance. Les efforts de « déconstruction », de mise à nu de ces représentations, rendent finalement compte des mythes et des idéologies qui sous-tendent l’histoire du théâtre. Les oublis expriment les effets de construction de valeurs qui animent l’écriture de l’histoire et témoignent des confusions entre le normatif et le descriptif.
Trois remarques se dégagent. La première porte sur le lien entre théorie du théâtre et histoire du théâtre[16]. Le succès de certaines perspectives théoriques explique en effet la construction de certains oublis. Ainsi, la mise en avant des notions d’instruction et d’édification, élaborées au xviie siècle dans une perspective morale, contribue à éclairer la délégitimation de certaines pratiques – le théâtre comme pratique sociale et comme divertissement – et de certains genres comme le music-hall, le cirque ou le cabaret. On peut aussi étendre la réflexion en observant quelles sont les figures historiques que l’histoire du théâtre a retenues et valorisées : se dévoile alors la présence – voire l’omniprésence – d’une représentation du metteur en scène moderne, défini par sa capacité à inscrire son geste artistique dans un mouvement de rupture et à théoriser et à intellectualiser sa propre pratique.
La seconde remarque s’intéresse aux effets de construction disciplinaire. En effet, chaque discipline repose sur des élaborations théoriques et des représentations spécifiques, sur ce que Thomas Kuhn désigne comme un « paradigme » disciplinaire, supposant un partage de croyances, de valeurs et de techniques au sein d’une communauté professionnelle[17] . Le champ scientifique se construit par approfondissement des spécificités disciplinaires, avec des effets de distinction concurrentielle, particulièrement vives quand la discipline est jeune : au début du xxe siècle, la sociologie a cherché à se distinguer de la philosophie, dont certains de ses fondateurs étaient issus, tandis qu’au milieu du xxe siècle, la fondation des Études théâtrales s’est accompagnée d’une définition de l’objet théâtre distincte du seul texte, auquel les Lettres avaient pu le contenir. Par ailleurs, l’histoire de chaque discipline est marquée par une succession de théories dominantes, qui, en fonction de leur prégnance à un moment donné, marque l’ensemble des travaux produits durant cette période – en Études théâtrales, il faudrait ici pointer le rôle qu’a joué la sémiologie dans les années 1960 et 1970 dans l’analyse du texte et de l’espace scénique, favorisant, dans le même temps, une moindre attention aux perspectives historiques[18]. À cette « division du travail », qui s’accompagne d’une forte professionnalisation scientifique, s’oppose la valorisation contemporaine de l’interdisciplinarité. En effet, écrire et penser l’histoire du théâtre dans une perspective interdisciplinaire, en croisant diverses approches (anthropologie historique, histoire culturelle, histoire du temps présent, Cultural Studies, intermédialité, sociologie, économie, Études théâtrales, Lettres…) permet d’explorer les objets de recherche et les problématiques ainsi dégagées selon les points de vue théoriques et les méthodologies propres à chaque discipline ; peuvent alors apparaître des pans d’histoire jusqu’ici restés dans l’ombre au sein d’autres disciplines. Nous ne prendrons qu’un seul exemple pour illustrer cette idée : le rôle de l’histoire culturelle, qui, en tant que « science du relatif [19] », a changé le regard sur la hiérarchisation des arts et des genres. L’histoire culturelle a ainsi généré une série de travaux sur le théâtre au xixe siècle, notamment sous le Second Empire, alors que celui-ci entre dans l’ère de la « culture de masse[20] » en constituant une « dramatocratie », évoquée par Jean-Claude Yon[21]. Sans prétendre faire œuvre de réhabilitation d’un régime souvent critiqué, l’enjeu des travaux impulsés par celui-ci se place sur le terrain scientifique : il s’agit « en oubliant les a priori négatifs » de « reconsidérer sereinement et objectivement le répertoire des années 1850 et 1860[22] » et d’analyser « cette période de décomposition et de recomposition du monde théâtral[23] ». En associant étroitement les perspectives esthétique et socio-politique, la recherche permet de mesurer en quoi le Second Empire a contribué à moderniser le monde du spectacle. Alors que l’histoire du théâtre élaborée jusqu’alors par les Études théâtrales ou les Lettres avait largement laissé de côté l’étude de ce théâtre de divertissement, accusé d’une forte proximité avec les pouvoirs politique et économique, les méthodes de l’historien de la culture ont ainsi été sollicitées pour reconstruire une histoire dénuée de préjugés idéologiques et normatifs. Prenant connaissance de ces travaux, les chercheurs en Études théâtrales ou en Lettres ont pu mettre au jour des dimensions inexplorées de « leur » histoire du théâtre, en menant de nouveaux travaux, entrepris sous un angle renouvelé, mais avec les problématiques constitutives de ces disciplines[24]. L’interdisciplinarité apparaît alors dans toute sa fécondité.
Enfin, la troisième remarque note l’impossibilité d’isoler l’histoire du théâtre d’une histoire générale. L’histoire du théâtre ne peut se limiter à une étude chronologique des chefs-d’œuvre et des styles, moins encore que l’histoire de l’art – notons toutefois que si l’histoire de l’art, qui s’érige en science autonome au début du xxe siècle, avec une méthodologie, des concepts et des objets propres, s’est tout d’abord limitée à la seule étude formelle, Pierre Francastel introduit dès 1948 une dimension contextuelle et sociologique, grâce à sa contribution Art et sociologie, suivie en 1951 de Peinture et société. En effet, parce que le théâtre n’existe que par la présence des spectateurs, il est, selon l’expression de Jean Duvignaud, un « art enraciné » :
C’est un art. […] Mais c’est un art enraciné, le plus engagé de tous les arts dans la trame vivante de l’expérience collective, le plus sensible aux convulsions qui déchirent une vie sociale en permanent état de révolution, aux difficiles démarches d’une liberté qui tantôt chemine, à moitié étouffée sous les contraintes et les obstacles insurmontables et tantôt explose en imprévisibles sursauts. Le théâtre est une manifestation sociale[25].
L’histoire du théâtre ne peut que s’inscrire dans une histoire tout à la fois sociale, politique, économique et culturelle.
Déconstruire l’oubli
Il convient pour conclure de s’interroger sur la démarche de déconstruction de l’oubli, au risque sinon de constituer de nouveaux impensés, voire de nouveaux mythes. Deux questionnements surgissent : le premier, de nature épistémologique, s’intéresse aux motivations qui conduisent les historiens à sortir de l’oubli des pans inexplorés ; le second, de nature historiographique, porte sur l’intégration des oublis au sein d’une écriture renouvelée de l’histoire du théâtre.
Quels sont les ressorts de ces efforts de « sauvetage » ? Quelle posture adopter face à ces oublis ? En effet, il est tentant pour le chercheur qui travaille sur des pans historiques méconnus ou inconnus de chercher à « réhabiliter » l’objet de ses recherches. L’enjeu est de taille : la réhabilitation s’accorde-elle avec la démarche scientifique ? Rappelons qu’étymologiquement, le composé « réhabiliter » (du verbe « habiliter », qui vient du latin classique habilis (habile) et renvoie au fait de « rendre légalement capable de ») a d’abord un sens juridique (dès le xve siècle, il signifie rétablir quelqu’un (un fonctionnaire ou un noble), après une déchéance, dans l’exercice de ses fonctions). Au xixe siècle, le sens juridique s’élargit pour désigner le fait de rendre à un condamné ses droits perdus et l’estime publique. Sans référence juridique, réhabiliter signifie « rétablir dans l’estime », avant de prendre plus récemment le sens de rénover (quelque chose, un quartier, par exemple) par emprunt au verbe anglais « to rehabilitate ». Ainsi, sans remettre en cause les apports du courant contestataire des années 1960 – ce que l’historiographie a nommé la « Nouvelle histoire[26] » –, qui développe un regard ethnologique et anthropologique sur le passé et s’intéresse à l’histoire des opprimés et des dominés, en mettant au jour les mécanismes de l’aliénation sociale, économique et politique[27], réhabiliter des genres, des personnes, des mouvements historiques implique de se situer sur le terrain des valeurs ; l’historien peut alors se muer en un militant, risquant alors de sur-légitimer ses découvertes, dans une forme de retour de balancier tout aussi construit que l’oubli initial. Derrière la volonté de faire avancer l’état des connaissances peut alors s’observer un usage idéologique des oublis, mobilisés au service d’arguments revendicatifs, notamment lorsqu’il s’agit d’enjeux mémoriels et/ou identitaires. Pour éviter cet écueil, il est alors d’autant plus important de promouvoir une démarche réflexive en interrogeant la construction historiographique et en soumettant à la même exigence épistémologique l’entreprise historique présente.
En effet, écrire l’« histoire du théâtre » ne peut être un geste neutre et objectif ; cette assertion forme désormais l’horizon épistémologique des historiens du théâtre, comme de tous les chercheurs en sciences sociales. L’historien s’inscrit dans la temporalité de son présent : il mobilise les outils intellectuels de son époque pour comprendre un phénomène passé, structuré selon des schèmes distincts et insérés dans une société historique située. En tant qu’acteur social, il est inscrit dans la société et peut être soumis, à ce titre, à des pressions liées à la demande sociale. Si l’historien utilise les « blancs de la mémoire collective pour renouveler son interrogation du passé[28] », comme l’écrit si joliment André Burguière, il participe à la construction de nouveaux oublis, témoins inconscients de ce qu’une société préfère cacher[29]. La solution – si solution il y a – pourrait alors se trouver dans la reconnaissance de la subjectivité du chercheur et dans l’affirmation de la spécificité de la méthode suivie. Il convient pour mieux comprendre ces enjeux de parcourir la fondation et l’évolution de la discipline historique.
La fondation de l’histoire-science s’accompagne d’un rejet de la subjectivité du chercheur. Fustel de Coulanges considérait le passé comme un objet séparé de l’historien, qui pouvait être observé avec plus de distance – et donc moins d’affects – que le présent. Cette quête d’objectivité et de neutralité s’inspire des théories de Leopold Van Ranke, qui, au milieu du xixe siècle, a remis en cause les philosophies de l’histoire au profit d’une conception « positive » de l’histoire[30]. Alors que les Annales critiquent l’école méthodique, Marc Bloch, dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, mis en forme de manière posthume par Lucien Febvre, exprime la prétention d’atteindre un savoir objectif, en reprenant à son compte la méthode critique de l’analyse historique, et, notamment, le renoncement à tout jugement de valeur et à toute forme d’ethnocentrisme : « Pour pénétrer une conscience, il faut presque dépouiller son propre moi[31]», écrit-il. Ce qui ne l’empêche pas d’affronter son historicité dans L’Étrange Défaite[32] (1940), puis dans son engagement dans la résistance : se dépouiller de son jugement ne signifie pas être absent à son présent, bien au contraire.
Dans les années 1970, les héritiers des Annales, qui se revendiquent de la « Nouvelle histoire », ne s’éloignent pas fondamentalement des préceptes de Marc Bloch. L’historien doit procéder en échafaudant des hypothèses, qu’il soumet ensuite à vérification et qu’il rectifie en conséquence. Il construit son corpus en fonction de la question qu’il se pose et n’hésite pas, dans ce cadre, à faire usage des sciences auxiliaires, dont la liste s’est considérablement enrichie depuis les premières considérations de Charles Seignobos. Pourtant, après les États-Unis et la Grande-Bretagne, où une pensée « relativiste » ou « présentiste » a radicalement remis en cause les présupposés théoriques de Leopold Van Ranke, faisant de l’histoire un simple « procédé de connaissance[33] », le mouvement des « historiens-épistémologues » (notamment Paul Veyne et Michel de Certeau) conteste la possibilité d’atteindre l’objectivité. Paul Veyne, influencé par la philosophie critique de l’histoire de Raymond Aron (sa thèse sur l’Introduction à la philosophie de l’histoire est sous-titrée Essai sur les limites de l’objectivité historique, 1938) considère l’histoire d’abord comme un geste d’écriture, comme une pratique discursive. Il en conclut que l’histoire n’est pas une science, mais un « roman vrai[34] ». Le Linguistic Turn, apparu aux États-Unis dans les années 1980, accentue cette méfiance, en affirmant que l’histoire n’est qu’un genre littéraire qui ne vaut que par la théorie mise en œuvre. Gérard Noiriel critique cette hégémonie épistémologique qui déplace la réflexion sur l’objet même de l’histoire, au détriment de la méthode :
La raison fondamentale de cette « disgrâce » tient au fait que, désormais, ce n’est plus la question du « métier » qui préoccupe les historiens s’interrogeant sur leur discipline, mais l’« écriture de l’histoire »[35].
Si ces points de vue alimentent, selon Gérard Noiriel, une « “crise” de l’histoire », les travaux de Paul Ricœur, largement introduits dans le milieu des historiens, ont cependant permis d’aider à dépasser cette tension entre objectivité et subjectivité. Dès 1952, le philosophe analyse la tension propre au travail de l’historien, qui se situe entre l’objectivité nécessaire de son objet et sa subjectivité propre :
Et ce rappel sonne quelquefois comme un réveil quand l’historien est tenté de renier son intention fondamentale et de céder à la fascination d’une fausse objectivité : celle d’une histoire où il n’y aurait plus que des structures, des forces, des institutions et non plus des hommes et des valeurs humaines[36].
Il s’agit alors pour l’historien de mobiliser un « moi de recherche », qui lui permette de maintenir un rapport d’extériorité par rapport à son objet et, dans le même temps, une situation d’intériorité par son implication dans le processus de connaissance. Paul Ricœur montre que la subjectivité de l’historien intervient à différents endroits au cours de l’opération historique : par le choix de son objet ; par les grilles de lecture mobilisées pour interpréter les faits ; par les liens de causalité établis et par l’effort d’écriture engagé pour nommer au présent ce qui n’est plus. Enfin, la subjectivité de l’historien est forcément mobilisée pour parvenir à saisir, dans un transfert temporel, une autre subjectivité. Pourtant, cette subjectivité, si elle réussit à se déprendre d’un « moi pathétique », s’accomplit dans une dimension véritative qui est le fil conducteur de l’opération historique. Paul Ricœur reprend ici les termes fondateurs de la démarche historienne : l’objectivation des témoignages et des documents et la critique interne et externe des sources. Ainsi, le « retour de l’auteur » en histoire ne correspond pas à un abandon de tout effort pour trouver des critères de scientificité à sa pratique de l’histoire. Il répond à ce que les sciences sociales ont théorisé dès le début du xxe siècle, grâce à l’apport du concept de « neutralité axiologique » développé par Max Weber[37].
L’historien a abandonné toute illusion comtienne positiviste, en reconnaissant sa part de subjectivité, et en affirmant que « la quête de vérité doit rester envers et contre tout – et explicitement affirmée – la règle d’or de tout historien digne de ce nom. Même si chacun d’entre [eux] sait qu’il n’arrivera jamais à maîtriser cette vérité, mais seulement à l’approcher[38] ». De cette exigence de vérité, fondée sur la distanciation critique et sur le souci de précision et de rigueur, peut alors naître une histoire renouvelée, prenant acte de ses oublis, désormais réintégrés dans une histoire écrite au pluriel.
| Marion Denizot
Notes
[1] Marion Denizot, « L’histoire du théâtre au prisme de la mémoire », dans Marion Denizot (dir.), « L’écriture de l’histoire du théâtre et ses enjeux mémoriels », Revue d’Histoire du Théâtre numérique, n°1, septembre 2013, p.3-7, http://www.sht.asso.fr/revue_histoire_theatre_numerique/numero/3/lecriture-de-lhistoire-du-theatre-et-ses-enjeux-memoriels
[2] Harold Weinrich, Léthé. Art et critique, Paris, Fayard, 1999 [1997], p. 10.
[3] Voir Frances Yates, L’Art de la mémoire [The Art of Memory], trad. Daniel Arasse, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1987 [1966].
[4] Le terme de génocide a été formé par Raphäel Lemkin en 1944. Voir Raphäel Lemkin, « Le crime de génocide », La Documentation Française, 24 septembre 1946.
[5] Simon-Daniel Kipman, L’Oubli et ses vertus, Paris, Albin Michel, 2013.
[6] Emmanuel Hoog, Mémoire année zéro, Paris, Le Seuil, 2009.
[7] Friedrich Nietzsche, Œuvres, t. 1, Paris, Bouquins, 2003, p. 226.
[8] Je me permets ici de renvoyer à l’introduction du dossier sur « L’écriture de l’histoire du théâtre et ses enjeux mémoriels » : « Existant dans le moment de la rencontre avec le spectateur, l’acte théâtral survit dans la mémoire de celui-ci et se partage grâce aux témoignages de ceux qui ont vécu l’événement. C’est pourquoi, l’histoire du théâtre entretient un lien étroit avec la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective. Cette importance conférée à la mémoire contribue donc à expliquer les difficultés à aborder le « fait théâtral » avec les outils et les méthodes de la science historique, telle qu’elle a pu se définir au xixe siècle, avant que les mouvements historiographiques du xxe siècle interrogent et remettent en cause cette ambition positiviste ». Marion Denizot, « L’histoire du théâtre au prisme de la mémoire », loc. cit., p. 3.
[9] Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p. III.
[10] Ce dossier est issu de deux journées d’études qui se sont tenues l’une à Rennes, le 28 novembre 2013, et l’autre à Paris, à la Bibliothèque nationale de France, le 16 mai 2004. Le comité scientifique de ce programme de recherche était composé de Marco Consolini (Université de Paris 3-Sorbonne Nouvelle), Léonor Delaunay (Société d’Histoire du Théâtre), Marion Denizot (Université de Rennes 2), Joëlle Garcia (département des Arts du Spectacle-Bibliothèque nationale de France), Pascale Goetschel (Université de Paris 1), Joël Huthwohl (département des Arts du Spectacle-Bibliothèque nationale de France), Isabelle Moindrot (Université de Paris 8), tandis que l’organisation était portée par Marion Denizot, Léonor Delaunay et Joël Huthwohl.
[11] Précisons ici une observation générale liée à la construction de l’État en France. En raison d’un objectif fort de centralisation, les pratiques théâtrales de la périphérie, c’est-à-dire des différentes provinces, sont largement minorées dans l’histoire du théâtre. D’autant que la centralisation s’est appuyée sur une volonté d’unité linguistique, ce qui contribue également à expliquer la dimension « fantôme » des répertoires en patois ou en langues vernaculaires dans l’histoire du théâtre.
[12] Voir Jonathan Sterne, The Audible Past / Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham, Duke University Press, 2003.
[13] Voir les travaux impulsés depuis 2008 dans la suite du programme international Le Son du théâtre / Theater Sound, mené par l’ARIAS (Atelier de Recherche sur l’Intermédialité et les Arts du Spectacle, UMR THALIM) et le CRIALT (Centre de Recherches Intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques, Université de Montréal). Ce programme de recherches a donné lieu à une série de publications, notamment trois volumes de la revue Théâtre/Public (n°197, octobre 2010 ; n°199, mars 2011 et n°201, octobre 2011). Voir également les recherches menées par des historiens rassemblées au sein du volume dirigé par Xavier Bisaro et Bénédicte Louvat-Molozay (dir.), Les Sons du théâtre. Angleterre et France (XVIe-XVIIIe siècle). Éléments d’une histoire de l’écoute, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2013.
[14] Judith Schlanger, Présences des œuvres perdues, Paris, Hermann, 2010.
[15] Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Penser par cas, ou comment remettre les sciences sociales à l’endroit, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2005 et Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Seuil, 1996.
[16] Voir Georges P. Pefanis, « Les carrefours dans la théorie de l’histoire et du théâtre », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, n°41, 2007, p. 174-186.
[17] Voir Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1983 [1962, revu 1970].
[18] Voir Marion Denizot, « Les Études théâtrales et l´histoire : vers un primat de l’histoire du temps présent », séminaire « Approches plurielles du fait théâtral » (2014-2015), organisé par Catherine Brun (« Écritures de la modernité », UMR THALIM), Jeanyves Guérin (« Écritures de la modernité », UMR THALIM), Marie-Madeleine Mervant-Roux (ARIAS, UMR THALIM), Paris, INHA, 28 mars 2015 (ouvrage à paraître).
[19] Pascal Ory, « L’histoire culturelle de la France contemporaine. Question et questionnement », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°16, octobre-décembre 1987, p. 67-82 (p. 82).
[20] Les historiens français se sont intéressés relativement tardivement à la « culture de masse », en raison d’une défiance envers des pratiques culturelles jugées trop contemporaines et sous influence américaine. Malgré l’intérêt, dès les années 1960, des sociologues français pour cette question et pour l’école de Francfort qui la théorisa la première, il faut attendre les années 1990 pour que se développe cette expression et que se multiplient les études. En 1991, Christophe Prochasson intitule sa contribution au volume dirigé par André Bruguière et Jacques Revel, Les Formes de la culture, « De la culture des foules à la culture des masses » et en 1998, Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli placent sous le signe du « temps des masses » le dernier tome de leur Histoire culturelle de la France consacré au XXe siècle. En 2002, La Culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui de Jean-Pierre Rioux et Jean-Pierre Sirinelli marque la reconnaissance de l’expression et de l’objet au sein de l’histoire culturelle. Les auteurs montrent que cette « culture de masse » ne peut se limiter à la culture audiovisuelle et qu’elle n’est pas seulement importée (en particulier des États-Unis), mais qu’elle se développe au sein même de la société française, grâce au rôle de l’imprimé. Les chercheurs hésitent sur la période de naissance de cette culture de masse : Dominique Kalifa, dans son manuel La Culture de masse en France, 1860-1930 (2001), fait remonter sa naissance au Second Empire tandis que Jean-Yves Mollier confère à la Belle Époque la place principale (même si sa contribution dans l’ouvrage dirigé par Jean-Claude Yon tend à montrer que l’historien adopte désormais une périodisation plus étendue en amont.
Voir Jean-Yves Mollier, « Michel Lévy, acteur, entrepreneur et éditeur de théâtre », dans Jean-Claude Yon (dir.), Les Spectacles sous le Second Empire, Paris, Armand Colin, 2010, p. 260-269). Pour une présentation de l’historiographie de la culture de masse, voir Philippe Poirrier, « “Culture de masse” : le lieu des convergences », Les Enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Le Seuil, coll. « Points Histoire / L’Histoire en débats », 2004, p. 175-180.
[21] Jean-Claude Yon, Une Histoire du théâtre à Paris. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Aubier, 2012.
[22] Jean-Claude Yon, « Introduction générale. À la redécouverte d’une époque importante dans l’histoire des spectacles », dans Jean-Claude Yon (dir.), Les Spectacles sous le Second Empire, op. cit., p. 7-17 (p. 8).
[23] Ibid., p. 11.
[24] Voir Marion Denizot, « Convergences et divergences de l’écriture de l’histoire du théâtre en France et au Québec », dans Yves Jubinville et Hervé Guay (dir.), Nouvelles études en histoire du théâtre québécois, Montréal, 2016 (à paraître).
[25] Jean Duvignaud, Sociologie du théâtre. Essai sur les ombres collectives, Paris, Quadrige / Presses universitaires de France, 1999 [1965], p. 11.
[26] Voir François Dosse, « Expansion et fragmentation : la “nouvelle histoire” », dans Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia, Les Courants historiques en France. XIXe-XXe siècle, Paris, Armand Colin, coll. « Folio Histoire », édition revue et augmentée, 2007 [Armand Colin, 1999], p. 392-408.
[27]. La Nouvelle histoire, en incorporant les apports du structuralisme et, plus globalement, des sciences sociales, conduit à une remise en cause de l’unicité de la notion d’Histoire. Influencée par l’approche foucaldienne de la pratique historienne, « l’histoire s’écrit désormais au pluriel et sans majuscule : elle renonce à réaliser un programme de synthèse pour mieux se redéployer vers les multiples objets qui s’offrent à son regard sans limite ». Idem, p. 404. Sous la poussée de la décolonisation et des mouvements alternatifs nés de mai 1968, le « mythe national » est ébranlé. La revue Les Révoltes logiques (1975), dirigée par Jacques Rancière, s’intéresse à la parole des oubliés, en particulier celle des ouvriers (Voir, sur cette question, Suzanne Citron, Le Mythe national, l’histoire de France revisitée, Paris, nouvelle édition, « L’Atelier en poche », 2008, [Les Éditions ouvrières, 1987]). De nombreux travaux naissent alors sur la mémoire collective, en mobilisant une méthodologie de récolte des sources orales, jusqu’ici largement disqualifiée en raison de la suprématie de l’écrit. Ces mouvements participent à l’émergence des travaux impulsés par Pierre Nora autour des « lieux de mémoire ».
[28] André Burguière, « Mémoire (histoire) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 10 août 2014, URL : http://www.universalis-edu.com.distant.bu.univ-rennes2.fr/encyclopedie/memoire-histoire/
[29] Voir Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, deuxième édition revue et mise à jour, Paris, Le Seuil, coll. « Points / Histoire », 1990 [Le Seuil, 1987].
[30] Pourtant cette démarche qui considère qu’il n’y a aucune interdépendance entre le sujet connaissant – l’historien – et l’objet de la connaissance – le fait historique – n’est pas sans contradiction : ainsi La Revue historique, fondée en 1876 par Gabriel Monod et qui revendique une absolue neutralité, prend position en faveur des gouvernements opportunistes et défend l’école laïque, gratuite et obligatoire, tandis que les manuels scolaires, directement inspirés par les historiens de cette école, font l’éloge de la Troisième République et excitent le sentiment patriotique.
[31] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, coll. « Cahiers des Annales », 1961, [1941-1942, manuscrit inachevé], p. 70.
[32] Ce témoignage lucide étudie la société française en essayant de comprendre les fragilités qui l’ont conduit à l’effondrement de l’armée et à la disparition de la République.
[33] Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2005 [1996], p. 105.
[34] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 1996 [1971], p. 9.
[35] Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, op. cit., p. 116.
[36] Paul Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire [1952] », repris dans Histoire et Vérité, Le Seuil, 1955, p. 23-44 (p. 43). C’est l’auteur qui souligne.
[37] Max Weber, « Essai sur le sens de la “neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques [1917] », dans Essais sur la théorie de la science, traduits de l’allemand et introduits par Julien Freund, Paris, Presses Pocket, coll. « Agora », 1992, p. 365-433.
[38] François Bédarida, « Temps présent et présence de l’histoire », dans Écrire l’histoire du temps présent. En hommage à François Bédarida, préface de Robert Frank, Paris, IHTP / CNRS Éditions, 2003 [1993], p. 392- 402, (p. 394).
Pour citer cet article
Marion Denizot, « Introduction – L’histoire du théâtre au prisme de l’oubli », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 270 [en ligne], mis à jour le 01/02/2016, URL : https://sht.asso.fr/introduction-lhistoire-du-theatre-au-prisme-de-loubli/