Revue d’Historiographie du Théâtre • N°3 T1 2017
Les guerres baroques – enjeux mythologiques de la mise en scène des classiques
Par Céline Candiard
Résumé
Les pièces du Grand Siècle sont volontiers pensées comme la référence dominante et matricielle du théâtre français. À ce titre, elles sont l’objet de multiples mythologies, dont chacune reflète une manière de concevoir l’identité culturelle nationale. L’un des affrontements les plus significatifs de ces mythologies entre elles est le climat très polémique qui entoure les propositions de mise en scène dite « baroque » de ce répertoire, non pas tant en raison de leur insuffisante rigueur historique (une rigueur que les artistes concernés ne revendiquent jamais) que des conceptions transdisciplinaires et transnationales auxquelles est associée la notion de « baroque », en opposition directe avec l’idée du « classicisme » comme exception littéraire française. Si les reproches mutuels de projections fantasmatiques a posteriori soulignent avec justesse la fragilité théorique de ces notions, ils ne doivent pas pour autant occulter leur fécondité artistique potentielle.
Abstract :
The plays of the seventeenth century are widely held to be the dominating mother-lode of French theatre. Because of this status, they have become the object of multiple mythologies, each one embodying a particular conception of national cultural identity. One of the most significant sources of polemical difference among these competing mythologies is the use of “baroque” to describe stagings of the repertory — a usage polemicized not so much due to the inadequate historical rigor of such stagings (a rigor that the artists in question never lay claim to) as due to the cross-disciplinary and transnational views of the meaning of “baroque,” directly opposed to the idea of French literature’s exceptional “classicism.” Even if mutually projected reproaches, fantasmatic and after the fact, underscore the theoretical fragility of these labels, such fragility does not completely overshadow their potential artistic fruitfulness.
Texte
Les guerres baroques
| enjeux mythologiques de la mise en scène des classiques
Si la notion de « théâtre originaire » évoque en premier lieu les théâtres de l’Antiquité, elle peut plus largement renvoyer à tout théâtre pensé comme l’illustre ancêtre, la référence dominante et fondatrice d’une pratique ou d’une approche théorique du théâtre. C’est ainsi que le théâtre français du xviie siècle, et en particulier les œuvres de Corneille, Molière et Racine, ont aujourd’hui dans l’imaginaire collectif français le statut d’un théâtre originel : comptant parmi les premiers exemples d’un théâtre de prestige, écrit pour des troupes professionnelles, soutenu financièrement par le pouvoir politique et couronné d’un large succès auprès du public, les pièces du XVIIe siècle sont nos premiers « classiques », au sens où elles constituent les éléments les plus anciens – et donc les plus précieux – de notre répertoire dramatique.
En cela, elles sont un repère essentiel pour les théoriciens et les chercheurs : c’est à ce répertoire classique et à ses principes esthétiques que l’on mesurera toutes les expériences théâtrales des siècles suivants. Mais elles représentent aussi un enjeu majeur pour les praticiens du théâtre : se confronter à ces monuments fondateurs est un passage obligé, attendu et délicat, dans la carrière d’un metteur en scène. En montant un classique, ce dernier se voit automatiquement soumis à un double jugement : le public le compare à ses devanciers les plus illustres et les plus récents ; et surtout, il le confronte à la représentation mentale qu’il se fait de ce théâtre et de la manière dont il doit se jouer. Parce que chacun se sent quelque peu propriétaire des monuments du répertoire national, dont l’école et des lectures lui ont donné une certaine idée, le metteur en scène a alors rarement affaire à une perception vierge.
Les metteurs en scène se réclamant des codes de jeu dits « baroques » se heurtent plus encore que les autres à cette difficulté, car ils ne se bornent pas à proposer une interprétation de plus des pièces du répertoire : ils prétendent en donner à entendre les accents d’origine. Or, à la différence de leurs inspirateurs musiciens et chefs d’orchestre, qui depuis le milieu du xxe siècle ont proposé une véritable redécouverte de la musique oubliée de Lully ou Rameau avec des instruments et des techniques d’interprétation d’époque, ces metteurs en scène s’attaquent à des œuvres qui n’ont jamais vraiment cessé d’être jouées depuis leur création[1]. De ce fait, ils ont beaucoup plus de difficultés à s’imposer, tant auprès de la critique que du public. S’il est aujourd’hui pratiquement inenvisageable, en concert, de jouer Marin Marais autrement qu’avec des instruments anciens et dans le style préconisé par les traités de musique du xviie siècle, l’usage des codes de jeu et des principes de déclamation baroques ne constitue qu’une option très minoritaire de mise en scène, reconnue comme acceptable par la profession du spectacle vivant depuis moins d’une dizaine d’années. Difficilement séparables des grandes propositions artistiques qu’ils ont suscitées, les classiques du théâtre résistent ainsi à ces codes qui sont présentés comme « d’origine » mais que les spectateurs et les autres artistes perçoivent comme nouveaux.
Cette discordance nourrit le soupçon et le sens critique, de manière particulièrement marquée, à l’égard de ces choix de mise en scène. Il est vrai que les sources, s’agissant de la déclamation et de la gestuelle théâtrales, sont problématiques : dans La Parole baroque[2], Eugène Green s’appuie pour la majeure partie sur des témoignages plus tardifs, du xviiie siècle, ou indirects, comme les traités de chant ou l’iconographie. Mais on remarque aussi que les chercheurs et plus largement les connaisseurs sont beaucoup plus prompts à dénoncer les hypothétiques erreurs de déclamation ou extrapolations gestuelles d’un Green ou d’un Lazar qu’à déplorer la présence d’instruments non historiques dans les orchestres de William Christie ou de Vincent Dumestre. C’est bien le signe que les enjeux, d’un domaine à l’autre, diffèrent : personne aujourd’hui ne ressent le besoin de remettre en question les fondements historiques de la pratique musicale baroque, parce que le territoire qu’elle occupe était pour ainsi dire avant elle une terra incognita qui n’appartenait à personne ; tandis que le théâtre du xviie siècle, dont la mise en scène baroque prétend retrouver les codes de représentation, appartient déjà à tout le monde et fait l’objet, depuis plusieurs siècles, d’innombrables mythologies, auxquelles le mouvement baroque vient ajouter les siennes[3]. C’est à ces mythologies, souvent contradictoires, du théâtre du xviie siècle que ma réflexion se consacrera ici, en tâchant de montrer le rôle parfois invisible qu’elles jouent dans les débats esthétiques sur la mise en scène des classiques.
Un théâtre « archéologique » ?
Parmi ces mythologies, la plus apparente est sans doute celle de certains metteurs en scène se réclamant de la notion de « baroque » : tout d’abord, parce qu’ils lui donnent une traduction scénique directe ; mais aussi, et surtout, parce qu’ils revendiquent parfois explicitement l’ambition de produire de véritables reconstitutions des spectacles anciens. C’est ainsi qu’on peut lire, sur le site Internet de la compagnie La Fabrique à Théâtre de Jean-Denis Monory :
Visages blancs, gestuelle chorégraphiée, déclamation chantée, costumes chatoyants, lumière des bougies et musique vivante sur instruments anciens sont les révélateurs des textes du Grand Siècle. Ce genre « nouveau » confère au texte une puissance étonnante. Cet art théâtral, âgé de quatre siècles, restitue aux mots leur puissance et leur valeur originelle[4]…
Ainsi, tout en revendiquant la « nouveauté » de la démarche baroquisante, Monory prétend faire revivre un « art théâtral âgé de quatre siècles » et restituer aux textes « leur valeur originelle ». Le fantasme du théâtre originaire est ici le fantasme d’une reconstitution qui permettrait de susciter de nouveau, à l’identique, chez les spectateurs contemporains, les émotions du public du xviie siècle. Si certaines compagnies n’hésitent pas à revendiquer une telle ambition, c’est avant tout parce qu’elle trouve un large écho auprès du public : le rêve d’un théâtre qui donnerait un accès direct aux spectacles « d’origine » de Molière ou Racine, avant d’être une ambition de metteur en scène, est un fantasme de spectateur. C’est pourquoi il est largement entretenu par les diffuseurs de ces spectacles, qui en font leur principal argument commercial, et relayé par la presse, qui trouve là un moyen de créer l’événement. C’est ainsi que l’article du Monde rendant compte des premières représentations du Bourgeois gentilhomme mis en scène par Benjamin Lazar évoquait une pièce « [recréée] telle qu’en 1670, avec la musique de Lully et les ballets, dans la prononciation de l’époque et à la lueur des chandelles[5] ».
Devant ces déclarations naïves, certains détracteurs de ces mises en scène ont beau jeu de se montrer sceptiques, voire railleurs, en affirmant comme François Regnault qu’« à la différence de la musique, où existent encore les instruments d’époque et les partitions, il n’y a aucune manière de retrouver les voix d’acteurs, leurs dictions[6] », ou encore qu’on ne saurait faire au théâtre l’équivalent de la musique baroque « puisqu’on n’a pas de corps baroques conservés, à moins de résurrection[7] ». À strictement parler, nul ne saurait sérieusement contester qu’une stricte reconstitution est impossible, les témoignages dont nous disposons étant très incomplets. Et quand bien même cette reconstitution serait techniquement envisageable, rien ne garantit que les spectateurs des xxe et xxie siècles seraient en mesure de la recevoir. Comme l’écrit un autre sceptique, Christophe Deshoulières, spécialiste de mise en scène d’opéras baroques,
Même si nous éclairons la scène à la bougie, nos yeux habitués à l’électricité ne verront pas ce que voyaient nos ancêtres au théâtre. L’archéologie du théâtre baroque suppose encore une transposition moderne pour faire exister artistiquement sa problématique[8].
Le terme d’« archéologie », régulièrement appliqué à l’entreprise de mise en scène baroque par ses détracteurs[9], est significatif : il exclut implicitement cette démarche du champ artistique en l’assignant à une tentative d’historien, et sous-entend par là même son fatal et éternel inachèvement.
Cependant, ce reproche d’une mise en scène « archéologique » est bien souvent un mauvais procès. Si certaines compagnies et surtout certains diffuseurs insistent sur cette idée – commercialement efficace – d’un théâtre « d’origine », qui retrouverait les pièces telles qu’elles ont été créées au xviie siècle, plusieurs de ses représentants les plus célèbres s’en défendent avec énergie à toute occasion. C’est ainsi que Pierre-Alain Clerc, qui se consacre depuis de nombreuses années à la déclamation du xviie siècle, avoue son malaise devant les notions de reconstitution ou de restitution, faisant valoir qu’« on ne restitue pas l’éphémère[10] ». De la même manière, Benjamin Lazar répond aux chercheurs d’Agôn qui l’interrogent sur sa démarche :
Le terme de reconstitution, ou d’archéologie, donne immédiatement l’impression que l’on cherche à reconstituer un vase préexistant en en recollant les morceaux, alors que notre démarche est en réalité beaucoup plus créative[11].
Si l’entreprise comporte incontestablement une composante historique essentielle, il s’agit moins pour de nombreux tenants du théâtre baroque de reconstituer des spectacles à l’identique que d’explorer les conditions physiques, culturelles et spirituelles de la pratique des théâtres anciens, dans l’ambition d’une création nouvelle. Ils ne revendiquent pas pour leurs travaux une fidélité à un produit fini, mais à une certaine idée du théâtre du xviie siècle.
Fantasmes « baroques » contre fantasmes « classiques »
Il n’est pas étonnant, à ce titre, qu’Eugène Green consacre la première partie de La Parole baroque à l’explicitation de cette idée : celle, tout d’abord, que ce théâtre s’inscrit tout entier, y compris celui de Racine, dans le grand mouvement du baroque européen, qui s’étendrait de la fin de la Renaissance (aux alentours de 1580) à la création de la Comédie-Française un siècle plus tard ; que l’esthétique traditionnellement désignée comme classique et opposée à l’esthétique baroque n’en serait donc en réalité qu’une forme particulière, qui sous la contrainte se serait donné une expression plus atténuée et plus abstraite ; et que cette esthétique baroque se définit avant tout par un état de tension, de paradoxe, d’oxymore, entre deux mouvements contradictoires (le monde et Dieu, la folie et le bon sens, la vie et la mort, les traditions et la modernité, le caché et l’apparent).
Ce faisant, Eugène Green donne à ce théâtre un substrat intellectuel et spirituel qui permet d’informer sa démarche de mise en scène ; surtout, il replace le théâtre dont il parle dans un contexte plus large, celui de l’ensemble de l’Europe mais aussi des autres arts que le théâtre (musique, peinture, architecture), ce qui tend à relativiser sa spécificité à la fois générique et nationale. De la même manière, une dizaine d’années plus tôt, Philippe Beaussant avait décrit le classicisme comme une sorte de baroque à la française, qui se serait simplement efforcé d’atténuer les contrastes et les manifestations de l’émotivité[12] ; il avait aussi appelé de ses vœux une mise en scène théâtrale qui prendrait modèle sur les musiciens baroques pour proposer à son tour une « interprétation historique » des pièces[13]. Il y a donc, derrière la démarche même de la mise en scène baroque, une dissolution de la notion de classicisme dans une conception élargie du baroque, venue de la sphère musicale : en effet, la notion musicale de « baroque », contrairement à la notion littéraire telle que la définit par exemple Jean Rousset[14], ne prend pas fin dans les années 1660 mais englobe tout le xviie siècle et s’étend même jusqu’à la mort de Jean-Philippe Rameau. En l’appliquant au répertoire théâtral français le plus célébré, Beaussant ou Green s’attaquent donc à un véritable monument. La nouveauté de ces mises en scène ne repose pas seulement sur la manière de jouer ce théâtre, mais aussi sur la manière de le concevoir.
La proposition, évidemment, ne manqua pas de soulever l’hostilité. François Regnault lui consacre, dès la fin des années 1990, un article impétueux intitulé « Que me parlez vous de la musique ? Polémique autour de la représentation des classiques », où il reproche notamment à Eugène Green une négation de la spécificité française, qu’il compare au mépris d’une Margaret Thatcher[15], et où il accuse Beaussant de plaquer sur Racine des « fantasmes » et des « projection[s] subreptice[s][16] » – reproches qui, de la part d’un professeur de psychanalyse comme Regnault, sont particulièrement lourds de sous-entendus. Il leur oppose l’idée d’un « théâtre d’essence supérieure », qui « a été illustré par au moins deux génies extraordinaires, Corneille et Racine », et qui n’aurait « de force esthétique, psychologique, érotique, morale et politique que si on refuse de le confondre avec ce qui se faisait avant comme avec ce qui s’est fait après[17] ». Cette réaction fait écho à celle de Marc Fumaroli quelques années plus tôt face à la vogue de la notion de « baroque » dans les arts ; il avait notamment décrit, dans sa préface à Baroque et classicisme de Victor-Lucien Tapié, l’extension de la notion de baroque au théâtre français du xviie siècle comme une annexion conceptuelle de la conquérante Allemagne, animée de « sentiments nationalistes[18] ». Dans ces réactions véhémentes, Fumaroli et Regnault défendent et réaffirment l’exception française du théâtre classique, en l’appuyant sur l’argument de l’évidence : pour eux, les tragédies de Corneille et de Racine seraient la manifestation significative d’une sorte de « miracle français », comparable au « miracle grec » de Renan en cela qu’il constituerait un phénomène unique, concentré sur une durée très réduite et représentant à lui seul un modèle absolu de l’esthétique nationale.
Il est tentant, devant ces discours, de leur retourner le reproche (décidément fréquent, s’agissant de cette question) de défendre un fantasme : car il y a bien là, au fondement de ce combat contre le baroque au nom de l’exception française, le fantasme originaire d’un théâtre classique qui serait à la fois radicalement original, chronologiquement isolé et parfaitement représentatif d’un génie français éternel. Eugène Green a beau jeu, à son tour, de donner de la position de ses adversaires une description particulièrement sarcastique, faisant apparaître leur refus du baroque comme la crainte d’une dangereuse épidémie venue du reste de l’Europe :
La résistance a pris la forme d’un anti-corps glorieux, éternel ennemi du baroque, qui a trouvé dans ce moment privilégié, et dans l’organisme français, son expression la plus parfaite : le classicisme. Cet enfant a eu, il est vrai, un accouchement difficile sous Henri IV, mais il s’est nourri, sous Louis XIII, de bon goût, de raison, et de mesure, de sorte que, malgré les efforts pernicieux du parti de l’étranger, le bébé a triomphé de la préciosité, du galimatias, de l’outrance, pour devenir, sous les rayons lumineux et protecteurs du Roi-soleil, un petit Hercule invincible. Ainsi, faisant fuir la maladie la queue entre les pattes, le classicisme a instauré une idylle de bonheur qui faisait rêver l’Europe entière, et qui a duré jusqu’aux orages de la fin du xviiie siècle[19].
Il est remarquable de voir que dans cette querelle, la posture de la raillerie et la dénonciation du fantasme soient à peu près également partagées par tous les partis. Cela est significatif d’un débat dont les termes reposent très largement sur des visions générales contradictoires, lesquelles se construisent d’abord en fonction des sensibilités particulières. Que le théâtre français du xviie siècle ait été classique, à l’exclusion de toute autre esthétique contemporaine, ou n’ait été qu’un courant du baroque, cela dépend avant tout de la manière dont on veut le voir, et cela est d’autant moins démontrable de manière définitive qu’il s’agit dans les deux cas de notions construites a posteriori, qui n’avaient pas d’existence dans la pensée que ce théâtre pouvait avoir de lui-même. Les deux notions sont en effet bien postérieures au théâtre dont il est question, puisqu’elles datent toutes deux du xviiie siècle. En revanche, si la plume voltairienne décrivait déjà le classicisme comme la quintessence du génie littéraire français[20], la critique d’art de la même époque attachait à la notion de baroque des connotations très négatives d’irrégularité, de bizarrerie et de complication inutile. C’est seulement dans la seconde moitié du xxe siècle que les théoriciens et surtout les musiciens ont repris le terme à leur compte en le débarrassant de son sémantisme dépréciatif et en l’érigeant en une esthétique unifiée. Il n’est donc guère surprenant, en fin de compte, que les principaux arguments que les défenseurs du classicisme et les tenants du baroque ont à s’opposer soient de l’ordre du discrédit réciproque.
Fantasmes et légitimité artistique
Est-ce à dire qu’il faille se contenter de les renvoyer dos à dos en les déclarant tous deux fantasmatiques ? Non, d’abord parce que le fondement mythologique d’une conception n’est pas suffisant pour la rejeter ; ensuite parce qu’on observe que la situation n’est pas tout à fait symétrique.
Certes, Eugène Green et ses continuateurs placent au principe intellectuel de leur travail l’idée d’une esthétique baroque unifiée, dont nous avons vu qu’elle avait été construite a posteriori ; mais d’une part, cela ne suffit pas à invalider l’utilisation des sources qui existent, même si elles sont le plus souvent indirectes, sur la codification spécifique du jeu des acteurs au xviie siècle ; et d’autre part, cette idée sert avant tout à donner forme à un projet théâtral, à une combinaison de principes esthétiques qui structurent une démarche artistique. Il est très significatif que les premières pages de La Parole baroque présentent l’ouvrage comme « un fragment d’autobiographie » et l’ouvrent sur des confidences personnelles, l’évocation du cheminement culturel et du « monde intérieur » de l’auteur[21]. La proposition de Green est avant tout d’ordre artistique, et entre la recherche historique et l’ambition artistique, c’est la seconde qui prime sans ambiguïté. Il avait ainsi déclaré lors d’un entretien accordé à Altamusica en 2003 :
Si la reconstitution est à 100 % fidèle à celle de l’Hôtel de Bourgogne mais qu’elle ne touche pas le public, qu’elle est simplement un exercice archéologique, alors elle n’est intéressante que pour des universitaires. Si c’est à 100 % faux mais que le public est ému, c’est alors tout à fait valable comme démarche artistique. Je ne prétends pas détenir l’exacte interprétation, et je présente mon travail comme une démarche d’abord artistique[22].
La revendication est absolument similaire à celle du chef d’orchestre baroque Nikolaus Harnoncourt lorsqu’il déclare « préférer une restitution entièrement erronée historiquement, mais musicalement vivante[23] ». C’est également le sens des réticences exprimées par Benjamin Lazar à l’égard de la notion de reconstitution. Plutôt qu’une illusion historique, la conception baroquisante du théâtre du xviie siècle serait donc un ancêtre rêvé, une inspiration idéalisée, un préalable de l’imaginaire à une pratique artistique ancrée dans le présent. Elle serait en cela comparable à l’habitude des Anciens de réécrire leur histoire ou leur mythologie en fonction du sens qu’ils voulaient donner à une pratique ou à une institution. Tandis que les démarches donnant la priorité au respect des sources historiques, comme celle de Pierre-Alain Clerc, peinent à se faire une place dans le champ professionnel du spectacle vivant et restent largement tributaires de l’institution universitaire[24], la postérité féconde des propositions de Green sur les scènes françaises, ainsi que la poursuite de ses activités de création dans le domaine cinématographique, disent assez la nature avant tout créatrice de son approche ; de même, les spectacles de Benjamin Lazar, qui s’aventurent bien au-delà du répertoire français d’Ancien Régime, de l’opéra argentin (Cachavaz d’Oscar Strasnoy et Copi) au spectacle multimédia (Ursule 1.1), confirment une approche d’homme de théâtre, et non pas d’historien.
Il en va un peu différemment de la défense d’une conception « classique » du théâtre français du xviie siècle. Certes, elle peut aisément s’identifier, dans le cas d’un auteur comme François Regnault, qui collabora étroitement avec Patrice Chéreau et surtout Brigitte Jaques-Wajeman, à une conviction d’homme de plateau, constituée à l’appui de pratiques théâtrales existantes ; mais que cette conviction doive servir, sous prétexte d’honorer de grands metteurs en scène de la modernité comme Planchon, Vitez, Anne Delbée ou Grüber, à interdire a priori une démarche artistique possible, voilà qui semble relever davantage d’une posture de crispation et de repli que d’un véritable principe artistique. Si le terme de « fantasme » est généralement prononcé, s’agissant de ce débat, sur le mode du reproche et du dénigrement, comme il a lieu de l’être par exemple dans la sphère scientifique, on peut cependant envisager d’admettre qu’il existe, dans la sphère artistique, des fantasmes légitimes, ou plutôt légitimés par leur fécondité – on peut alors parler de « vision ». Si un fantasme permet de faire advenir au moins quelques spectacles efficaces, émouvants, bien accueillis par les spectateurs ; s’il rend possible une nouvelle lecture, enrichie, des pièces du répertoire ; s’il inspire des démarches artistiques multiples, parfois conflictuelles, dont les résultats ne se ressemblent pas, alors on ne peut que souhaiter la multiplication à venir de tels fantasmes, qu’ils se réclament du baroque ou du classicisme.
| Céline Candiard
Notes
[1] C’est ce que fait remarquer Philippe Beaussant dans son ouvrage Vous avez dit classique ? Sur la mise en scène de la tragédie, Paris, Acte Sud, 1991, p. 49-52.
[2] Eugène Green, La Parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
[3] De manière amusante, on observe aujourd’hui un phénomène similaire dans le domaine musical avec la musique du xixe siècle : lorsque le chef d’orchestre Sir Roger Norrington, au début des années 2000, fit jouer Beethoven à partir des dernières recherches historiques sur le métronome utilisé par le compositeur, le résultat suscita des critiques très vives, en raison justement de son décalage avec les traditions d’interprétation de l’œuvre. Il est plus difficile de faire accepter les principes de l’interprétation historique lorsqu’on les applique à Beethoven plutôt qu’à Lully, parce que Beethoven n’a jamais cessé d’être joué.
[4] Article consultable en ligne : http://www.lafabriqueatheatre.com/théâtre-baroque/
[5] Marie-Aude Roux, « Le Bourgeois gentilhomme avec ballets et musique », Le Monde, 28 octobre 2004.
[6] Cité par Mathilde La Bardonnie dans un article paru dans Libération le
28 septembre 1999, « Racine en vers et contre tous. Eugène Green propose une version baroque de Mithridate ».
[7] François Regnault, « Que me parlez-vous de la musique ? Polémique autour de la représentation des classiques », Théâtre-solstices, Ecrits sur le théâtre, vol. 2, Arles, Actes Sud, 2002, p. 169.
[8] Christophe Deshoulières, L’Opéra baroque et la scène moderne, essai de synthèse dramaturgique, Paris, Fayard, 2000, p. 480.
[9] Voir aussi Patrice Pavis, La Mise en scène contemporaine, Paris, Armand Colin, 2007, p. 212.
[10] Pierre-Alain Clerc, « Peut-on restituer une comédie de Molière ? », p. 220 des actes du colloque Restitution et création dans la remise en spectacle des œuvre des XVIIe et XVIIIe s., Annales de l’Association pour un Centre de Recherche sur les Arts du Spectacle aux XVIIe et XVIIIe siècles, juin 2010, n° 4. Article consultable en ligne sur http://acras17-18.org/Fichiers/ACRAS_annales04.pdf.
[11] Entretien consultable en ligne sur http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1181. Voir aussi l’entretien de Benjamin Lazar publié par Res Musica en avril 2008, où il précise entre autres : « Parler de reconstitution pour désigner ce travail me semble inexact. On reconstitue un vase brisé dont a gardé les pièces éparses. Mais dans le cadre qui nous intéresse, il n’y a pas que reconstitution, il y a aussi création. Le principe de ce travail est simple : il consiste à dire que le texte ou la partition ne sont que la trace d’une pratique et qu’il est donc intéressant de s’intéresser au contexte de création, à commencer par les techniques de l’acteur utilisées à l’époque. Mais à partir de la lecture des traités de l’art de l’acteur, de l’art des machineries ou de l’éclairage, mille spectacles sont possibles pour une même œuvre » (entretien consultable en ligne sur http://www.resmusica.com/2008/04/09/benjamin-lazar-une-vision-ludique-de-lenchantement-baroque/)
>[12] Philippe Beaussant, Vous avez dit baroque ?, Paris, Actes Sud, 1988, p. 109.
[13] Ibid., p. 44.
[14] Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, José Corti, 1953, p. 233.
[15] François Regnault, « Que me parlez-vous de la musique ? Polémique autour de la représentation des classiques », art. cit., p. 163.
[16] Ibid., p. 139 et 141.
[17] Ibid., p. 164.
[18] Marc Fumaroli, préface à Victor-Lucien Tapié, Baroque et classicisme, Paris, Pluriel, 2000, p. 12-13.
[19] Eugène Green, op. cit., p. 34.
[20] Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Berlin, de Francheville, 1751, chapitre XXXII « Des Beaux-arts ».
[21] Pour tout ce qui est évoqué dans ce paragraphe, voir Eugène Green, op. cit.,
p. 11-15.
[22] Entretien consultable en ligne :
http://www.altamusica.com/entretiens/document.php?action=MoreDocument&DocRef=1677&DossierRef=1431
[23] Nikolaus Harnoncourt, Le Discours musical, Paris, Gallimard, 1984, p. 17.
[24] C’est dans le cadre du travail de recherche collective sur la déclamation et la gestuelle baroques initié par Bénédicte Louvat-Molozay à l’Université Paul Valéry Montpellier, notamment à partir de l’école thématique « Les sons de la déclamation théâtrale au xviie siècle » (8-12 juillet 2013), qu’a pris forme le projet de mise en scène de L’École des femmes à partir des sources du xviie siècle. La création de cette mise en scène, la première de Pierre-Alain Clerc, a eu lieu en octobre 2015 avec une distribution de comédiens amateurs, pour la plupart étudiants.
Pour citer cet article
Céline Candiard, « Les guerres baroques – enjeux mythologiques de la mise en scène des classiques », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 3 [en ligne], mis à jour le 01/01/2017, URL : https://sht.asso.fr/les-guerres-baroques-enjeux-mythologiques-de-la-mise-en-scene-des-classiques/