Revue d’Histoire du Théâtre • N°286 T2 2020
Les Théâtres documentaires
Par Gérard Lieber
Résumé
Compte rendu d’un ouvrage qui s’impose par son abondance, sa diversité et son élan. Difficile de chiffrer le nombre de spectacles analysés ou mentionnés dans une construction à la fois simple et complexe qui n’impose pas une grille de lecture unique et circule dans le temps depuis les années 1920 jusqu’à aujourd’hui et dans l’espace universel sans prétendre être encyclopédique.
Texte
Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin (dir.), Les Théâtres documentaires, Montpellier, Deuxième époque, 2019
par Gérard Lieber
Voici un ouvrage qui s’impose par son abondance, sa diversité et son élan. Difficile de chiffrer le nombre de spectacles analysés ou mentionnés dans une construction à la fois simple et complexe, qui n’impose pas une grille de lecture unique et qui circule dans le temps et dans l’espace, sans prétendre être encyclopédique pour autant.
Pour commencer, la présentation se révèle originale : elle alterne des études consistantes, des mises au point plus brèves, et parfois, sur un papier grisé qui diffère du reste de l’ouvrage, des extraits de publications ou des paroles d’artistes. En outre, un cahier iconographique, rassemblant 32 photos, est publié page 344. Un glossaire de termes et expressions utiles est ajouté à la fin de l’ouvrage, en plus d’une bibliographie sélective, qui permet de faire le point sur l’état de la recherche. Nous avons, de la sorte, en mains un remarquable instrument de travail pour se repérer, réfléchir et agir, prenant ainsi acte que « le mouvement documentaire est une lame de fond qui secoue, contamine tous les arts et particulièrement ceux de la scène. » (p.411)
Après une riche introduction de Béatrice Picon-Vallin, qui ouvre des pistes, éveille la curiosité et propose des repères (p. 11 à 52), on ouvre cet ouvrage par une mise au point, éclairante sur ce que représente un document selon les historiens Jacques Le Goff et Marc Bloch. Deux articles suivent, abordant, pour le premier, des cinémas documentaires, et pour le second du webdocumentaire, permettant de raccrocher avec les pratiques actuelles et de faire le lien entre les différentes périodes historiques.
Se présente ensuite un ensemble solide, presque rassurant, consacré à « l’histoire du documentaire au théâtre : moments forts au XX°siècle ». Non sans humour il est question, pour commencer, de l’œuvre hors-norme de Karl Kraus, Les Derniers jours de l’humanité (1919) qui se définit, selon Gerald Stieg, comme « un montage documentaire, un amoncellement hallucinant de citations de tous ordres, une cacophonie monstrueuse… » (p.90)
Le texte suivant aborde le travail d’Erwin Piscator, qui demeure une référence incontournable dans l’histoire du théâtre documentaire, pour ses spectacles comme ses théories sur les usages des matériaux sur scène, comme par exemple les documents filmiques utilisés dans la mise en scène de Hop-là, nous vivons ! d’Ernst Toller, en 1927 pour évoquer les années de détention du personnage Karl Thomas. (p.97-98)
L’autre référence incontournable du théâtre documentaire est bien entendu celle de Peter Weiss (1916-1982) qui n’a écrit, nous rappelle opportunément Jean-Louis Besson, que trois pièces à proprement dit « documentaires » : L’Instruction (1965), Discours sur le Vietnam (1968) et Le Chant du fantoche lusitanien (1967). Il y élabore un théâtre de compte rendu « qui peut s’élaborer à partir de documents de nature différente, des procès-verbaux aux reportages filmés, se fixant pour règle de n’en pas modifier le contenu. Autrement dit, les documents eux-mêmes ne sont pas réécrits, ils sont maintenus dans leur lettre originale. L’intervention de l’auteur consiste à leur trouver une forme, c’est à dire à faire un choix, à opérer un montage. » (p.102) Ce qui semble dominer, plus que le point de vue militant, est l’effet cathartique produit sur le public. Pour compléter cette évocation, Erica Magris étudie la première mise en scène de L’Instruction de Peter Weiss en Italie par Virginio Puecher en 1967. En s’appuyant sur de nombreux documents et archives, y compris un cahier de régie, elle parvient à nous faire comprendre la complexité et l’efficacité de cette présentation qui « crée un transfert entre le présent et le passé » (p.132)
L’ouverture sur le « phénomène mondial » que représente le théâtre documentaire de nos jours constitue la seconde partie de cet ouvrage foisonnant. Il y est question de Sergueï Tretiakov ( 1892-1939), auteur de scenarii pour Eisenstein et Meyerhold : La Terre cabrée (1923) Entends-tu Moscou ?! (1923), Masques à gaz (1924), Hurle, Chine ! (1925), qui a également participé aux recherches sur un « théâtre du fait ». Le rapprochement avec le Teatr.doc est tentant puisque, à partir de 2002, il devient à Moscou « un lieu pour une libre expression des opinions. Le public, qui en général est dépourvu d’expérience théâtrale, a réagi avec reconnaissance à cette invitation à la discussion» (p.142). On comprend mieux alors les liens que l’on peut nouer entre le théâtre documentaire russe contemporain et les artistes des années vingt.
Erica Magris présente avec une remarquable clarté le théâtre documentaire britannique en expliquant d’abord comment Oh What a lovely war, le spectacle de Joan Littlewood, avec sa compagnie le Theater Workshop, est devenu à partir de 1963 un succès international, qui sert de repère encore aujourd’hui. Ainsi, dans le programme du Théâtre des Nations était-il rappelé que « chaque phrase prononcée pendant le spectacle l’a été réellement ; chaque chanson a été écrite pendant la guerre 14-18. Tout ce qui est présenté comme un fait s’est produit dans la réalité. » (p.146). En quelques exemples on saisit de quelles manières étaient utilisées les informations et les images, alors que le meneur de jeu, les Pierrots et les Girls s’agitaient comme au music-hall. « C’est justement dans cet écart flagrant, dans un parcours apparemment comique, léger, festif, mais profondément tragique, que s’ouvre la possibilité d’une vision différente de la guerre. » (p.149)
Un autre événement marquant suit cette étude : le spectacle US sur la guerre au Vietnam présenté par Peter Brook à Londres, Aldwych Theater, à partir du 13 octobre 1966 et qui se joue cinq mois dans cette seule salle, pour le public londonien. « Le « nous » du titre embrasse artistes et spectateurs, réunis dans une expérience théâtrale où leur rapport à la réalité, et donc aux documents dont ils sont de plus en plus bombardés, est questionné. » (p. 153) Mais ce sont les pages sur le Verbatim Theater, accompagnées d’un dossier, qui sont les plus fortes. Avec l’usage du magnétophone s’est développé au cours des années 1970 dans les Community Theaters une forme documentaire captivante où « des entretiens sont réalisés par l’équipe de création, enregistrés et retranscrits pour être ensuite coupés et recomposés sur la scène dans un souci extrême de fidélité au langage et aux modes d’expression des personnes interviewées. » (p.154). Cette activité touche un large public, se développe jusqu’à aujourd’hui et sert de repère.
Les articles suivants essaiment dans différentes directions. Vers les États-Unis pour parler des Living Newspapers et du Federal Theater Project des années 30 jusqu’au Tectonic Theater Project en 2000 ; vers la Roumanie avec entre autres Gianina Carbunariu ; vers la Colombie grâce aux pages émouvantes de Bruno Tackels qui évoque Los santos inocentes et Testigo de las ruinas du Mapa Teatro : « En Colombie, derrière tout document réel se cache un monde inattendu, un monde de rêveries et de fantasmagories » (p. 246). Bérénice Hamidi-Kim nous donne quant à elle des indications précieuses sur le théâtre documentaire « postcolonial » et propose une analyse de Vive la France de Mohamed Rouabhi et de Bloody Niggers de Dorcy Rugamba. Enfin, quelques indications sur la Companhia de Teatro Documentario de Sao Paulo précèdent une mise au point sur les combats du théâtre documentaire en Grèce des années 1970 jusqu’à récemment.
Dans la partie intitulée « À la recherche de formes », on pourra découvrir plusieurs descriptions de spectacles qui offrent une idée de la diversité des démarches actuelles. Ainsi Rita Freda analyse attentivement Olga-un regard présenté par Nalini Menamkat à Genève en 2012 et centré sur Olga Wormser-Migot, historienne et conseillère d’Alain Resnais lors de la réalisation de son film Nuit et brouillard en 1956. L’interrogation éthique et esthétique porte sur le statut de l’image et de l’importance d’en montrer ou pas, ce second choix ayant été celui d’Alain Resnais.
De son côté, Béatrice Picon-Vallin nous décrit l’histoire de la création du Dernier Caravansérail par le Théâtre du Soleil. Elle souligne l’importance des visites au Centre d’hébergement de Sangatte ou dans des camps de réfugiés en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Indonésie. Les rencontres, les entretiens, les notes prises et les enregistrements vont nourrir les sept mois de répétitions et d’improvisations avant d’arriver à la présentation de la première partie en avril 2003 et de la deuxième partie en novembre 2003. Comment parler pour l’autre et fabriquer des récits, comment témoigner et jouer ? La remarque finale sonne comme un manifeste : « Ni idéologique, ni politique, ni sociologique, ni journalistique, l’œuvre demeurait avant tout théâtrale, frappant chaque soir son public par un acte artistique documentaire, fait de lien, de respect, de soin, d’obstination. » (p.302)
Les « laboratoires sociauxthéâtraux de Rimini Protokoll », la compagnie allemande, sont examinés par Éliane Beaufils à travers trois exemples : Breaking news (2008), sur la façon de produire les journaux télévisés, Black Tie (2008), qui pose la question de l’identité, ici celle de Miriam, allemande d’origine coréenne, 50 Aktenkilometer Berlin (2011), qui organise un parcours audioguidé dans la ville de Berlin sur les traces de la Stasi. Le travail préparatoire est considérable et l’effet particulièrement surprenant.
Stéphanie Loïk propose ensuite quelques lignes nettes et claires sur ses adaptations des textes de Svetlana Alexievitch. Un entretien avec Baert Baele, du groupe BERLIN, situe les recherches au croisement des arts, avec de nombreux écrans, pour le cycle Holocène, portraits de villes, et pour le cycle Horror vacui, élaboré à partir de faits divers. Les œuvres hybrides de Walid Raad posent des questions sur la nature même des documents et leurs usages au théâtre.
Les recherches sur le théâtre du réel de Milo Rau sont reçues avec beaucoup d’attention nous rappelle Erica Magris. Il s’est imposé avec Hate Radio (2011) qui pouvait faire écho au légendaire Rwanda 94 du Groupov. « Ce qui intéresse Rau est la brèche que le théâtre ouvre dans l’espace-temps du réel vers une réalité autre mais concrète… » Adepte du reenactment, la reconstitution exacte d’événements, par exemple dans Les derniers jours des Ceausescu (2009-2010) ou Les Procès de Moscou (2013) à propos des Pussy Riots, Milo Rau a publié Le Manifeste de Gand le 1er mai 2018 pour définir un théâtre du futur…
La dernière partie de l’ouvrage, « Oralité et performance documentaires », s’ouvre par un ensemble de remarques sur la scénographie dominante de ces théâtres documentaires, simplifiée, souvent composée de tables, de chaises, d’écrans et de quelques objets. Il y est question de spectacles-conférences comme Ten Billion, dans une mise en scène de Katie Mitchell, où le scientifique Stephen Emmott, devenu « un document vivant » (p.364) et aborde d’une manière alarmante les questions d’environnement et de surpopulation. S’appuyant sur plusieurs exemples, Clarisse Bardiot intitule sa contribution « Ceci n’est pas un spectacle ou l’essor de la conférence-performance » afin d’en proposer une analyse précise. Erica Magris met l’accent sur les transformations de la relation au public en Italie avec Teatro da mangiare du Teatro delle Ariette et d’autres « au croisement de l’individuel et du collectif, du factuel et du subjectif, du conte et du rituel ».(p. 396)
« Comment conclure ? » se demande Béatrice Picon-Vallin (p. 411), mais elle sollicite encore notre curiosité en nous parlant de Thierry Bédard et son groupe Notoire. N’oubliez pas surtout d’observer attentivement la saisissante photo 31 où l’on voit, sur un document d’archives, un groupe fantomatique qui sort de la forêt dans 47, situé à Madagascar.
Faut-il conclure ? Lorsque l’on parcourt ce volumineux ouvrage, on chemine d’un exemple à un autre, d’une époque à une autre, d’une façon de procéder à une autre. Et l’on peut fréquemment revenir à la vaste présentation du début intitulée « Le Théâtre face à un monde en mutation : à propos des théâtres dits « documentaires » », afin d’y glaner des informations et des dates complémentaires. Tout bouge et s’entrecroise et nous sommes embarqués. Béatrice Picon-Vallin avec passion nous entraîne à Moscou ou à nouveau au Théâtre du Soleil ou dans les pays que parcourt Thomas Ostermeier, avec sa mise en scène personnelle de l’ouvrage du sociologue Didier Eribon, Voyage à Reims. Ou encore sur les traces de Rimini Protokoll et de Milo Rau. Pour finir, au lieu de s’arrêter sur l’énigmatique projet DAU, « proposition russe d’art total de type documentaire » (p.428), elle choisit, avec délicatesse, de saluer le minuscule théâtre KnAM, trente-six places, situé à Komsomolsk-sur-l’Amour où Tatiana Frolova continue obstinément sa tâche et « déclare que le théâtre documentaire qu’elle pratique répare toujours quelque chose dans la vie des gens.» (p.433) Comme une lueur d’espoir…
Pour citer cet article
Gérard Lieber, « Les Théâtres documentaires », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 286 [en ligne], mis à jour le 01/02/2020, URL : https://sht.asso.fr/les-theatres-documentaires/