Revue d’Histoire du Théâtre • N°283 T3 2019
Recension № 283
Résumé
Agathe Sanjuan, Martial Poirson, Comédie-Française. Une histoire du théâtre, Paris, Seuil, 2018 | Recension par Michèle Sajous D’Oria
Texte
Agathe Sanjuan, Martial Poirson, Comédie-Française. Une histoire du théâtre, Paris, Seuil, 2018
Recension par Michèle Sajous D’Oria
Le rouge et l’or de la couverture sont dans l’imaginaire collectif les couleurs de la théâtralité. Elles ne pouvaient mieux annoncer un ouvrage sur la Comédie-Française et son histoire, sur « le théâtre par excellence », qui doit « servir à élaborer un musée imaginaire de l’avenir », selon la formule d’Antoine Vitez, rappelée dès les premières pages par les auteurs. Avec une telle entrée en matière, l’aspect identitaire et national de l’institution est, à juste titre, en filigrane tout au long des pages.
Sans jamais perdre de vue le rôle institutionnel d’une salle née d’une volonté politique, sous la monarchie absolue, et qui a traversé tous les régimes, avant de devenir un théâtre subventionné au titre de sa mission de service public, les deux auteurs ont relevé le défi de rendre compte de la complexité de son histoire. Pour le découpage chronologique, Agathe Sanjuan et Martial Poirson, l’une archiviste et l’autre historien, ont choisi, d’une manière convaincante, de mêler les dates de l’histoire de la France et celles du grand théâtre, avec des titres immédiatement lisibles. Car c’est tout le défi de raconter l’histoire d’un théâtre qui a été confronté aux enjeux esthétiques et idéologiques sur plus de trois siècles, tout en l’inscrivant dans un inconscient culturel national partagé.
La première période (« Le temps des fondations 1680–1715 ») s’ouvre avec l’établissement du privilège de la Comédie-Française, seule troupe autorisée à représenter des spectacles en français dans Paris et ses faubourgs, et se termine à la fin du règne du monarque qui a mis le théâtre sous sa tutelle. La périodisation du chapitre « Le temps des luttes 1715–1789 », correspondant d’un point de vue strictement historique à la crise de l’absolutisme, ne signifie pas pour autant que le pouvoir est absent dans le contrôle de la vie théâtrale qui reste au cœur d’un projet politique de rayonnement national. Le théâtre est aussi un enjeu des philosophes qui tentent de s’en approprier et d’en affirmer le rôle civique et pédagogique. « Le temps des ruptures 1789–1815 » traverse la Révolution et l’Empire. La Révolution provoque la seule rupture institutionnelle dans l’histoire de la Comédie-Française qui se scinde entre un Théâtre de la Nation, nostalgique du régime monarchique, et un Théâtre de la République, favorable aux nouvelles idées. L’Empire remet de « l’ordre » (décret de Moscou, 1812). Sous la surveillance du pouvoir, le nouvellement nommé « Théâtre-Français » établit une relation fusionnelle entre le Théâtre et l’État. La quatrième partie (« Le temps des doutes 1815–1850 ») est vraisemblablement la période la plus incertaine pour la Comédie-Française (ou Théâtre-Français, les deux noms cohabitent au XIXe siècle, ainsi que Théâtre de la République en 1848) qui se trouve confrontée à une instabilité politique entre Restauration, Monarchie de Juillet, Révolution et République. 1850 est une date charnière pour la grande institution. Elle clôt, définitivement, semble-t-il, l’époque des doutes et ouvre « Le temps des refondations 1850–1918 ». Vécue par les Comédiens comme un véritable coup d’État, l’instauration d’un administrateur, représentant permanent de l’État, entraîne un nouveau rapport de force, aboutissant sous la Troisième République à l’idée d’une mission de service public qui devient fondamentale. La gouvernance du théâtre est l’apanage de l’administrateur, mais la cohérence artistique appartient encore aux sociétaires. Avec la loi sur la liberté industrielle des théâtres de 1864, permettant, comme en 1791, à tout entrepreneur de spectacles d’ouvrir une salle, la position dominante de la Comédie-Française est mise en jeu. Les nouvelles scènes attirent les comédiens qui sont tentés de mener des carrières personnelles. L’image de la ruche bourdonnante représentant la Troupe (nom pris en 1707, avec une majuscule), ayant pour devise Simul et singulis (symbole toujours visible aujourd’hui, sculpté sur le balcon qui surplombe le parterre au niveau de la loge présidentielle), se heurte aux ambitions personnelles de véritables « stars » qui mettent parfois en péril l’esprit de groupe. Comment imaginer la Comédie-Française sans Talma, Mlle Mars ou Rachel ? Tout comme au siècle précédent, sans Mlle Clairon ou Lekain et plus tard Sarah Bernard ou Cécile Sorel ?
La concurrence des théâtres pose également la question du répertoire dramatique ancien (des XVIIe et XVIIIe siècle) parfois perçu comme un véritable « fardeau ». Le théâtre de Voltaire disparaît tandis que Racine et Corneille se maintiennent encore, même si la tragédie ne fait plus recette. On lui préfère le vaudeville et la comédie sociale qui se jouent dans d’autres salles. Molière est encore malgré tout l’auteur le plus joué du siècle et c’est sous son égide que la IIIe République, naissante et encore fragile, à la recherche d’icônes convaincantes et rassembleuses (on pense ici aux bustes de Mariannes installés dans les mairies), place officiellement le Théâtre Français, rebaptisée la « Maison de Molière ».
Il est l’auteur par excellence des manuels éducatifs d’une école républicaine.
La période successive (Le temps des expérimentations 1918–1959) est marquée de nouveau par une succession de régimes politiques, allant du Front populaire à la Ve République, en passant par le régime de Vichy, auxquels la Comédie-Française doit s’adapter, entre tradition et modernité et entre conservatisme et démocratisation culturelle. Depuis 1959 (Le temps des ouvertures), l’institution, tout en étant consciente de l’importance de sa vocation patrimoniale (sans être pour autant un « théâtre-musée »), s’ouvre aux nouvelles esthétiques, à de nouveaux auteurs et à d’audacieux metteurs en scène. Alors qu’elle était restée ancrée dans une forme de décor « tableau », romantique, à l’époque des théories d’Antoine et de Craig, elle offre désormais sa scène aux scénographes et se met au service de la mise en scène. Avec le projet de « Cité du théâtre », prévu pour 2022, dans les anciens Ateliers Berthier, porte de Clichy, la Comédie-Française s’ouvre vers « l’avenir » : elle entend participer à la décentralisation vers les banlieues et rompre avec l’image d’un théâtre de centre-ville, au cœur du Paris patrimonial. Pourtant il ne faudrait pas oublier que c’est cette image qui constitue sa force.
Dans le pertinent cadrage historique que nous avons parcouru ici, les auteurs proposent une autre lecture en reprenant systématiquement, pour chaque chapitre, différentes pistes concernant l’organisation et les statuts de la Comédie-Française, la vie de la Troupe et sa composition, les salles, les évolutions techniques de la scène, le répertoire et la réception des œuvres, le public et l’image attachée à l’institution. Les auteurs racontent ainsi l’histoire d’un théâtre et une histoire du théâtre. Le parcours thématique, transversal, se révèle passionnant grâce aussi à la richesse de l’apparat iconographique (plus de cent illustrations), provenant en majorité des collections de la Comédie-Française. Les portraits d’acteurs, à juste titre, y ont la part belle.
Le rouge et l’or de la couverture que nous évoquions au début et qui annonçaient l’histoire d’un théâtre auraient pu, au fil du récit, faire place au tricolore : ce serait le velum bleu blanc rouge (reproduit p. 93) tendu devant le « théâtre du Peuple » fantasmé durant la Révolution, ou bien le macaron aux trois couleurs des années 1930, signe d’une synthèse entre « posture artistique et conscience nationale ». En lisant cette « histoire », on ne peut s’empêcher de penser que la Comédie-Française est une « voix de la France », comme aurait dit le général de Gaulle. Elle apparaît aussi comme une « exception française ».
Pour citer cet article
Michèle Sajous D’Oria, « Recension № 283 », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 283 [en ligne], mis à jour le 01/03/2019, URL : https://sht.asso.fr/recension-%e2%84%96-283/