Revue d’Histoire du Théâtre • N°287 T3 2020
Introduction : Pour une approche sensible et anthropologique du geste théâtral
Résumé
L’étude du geste théâtral, qu’il soit pris dans un contexte de formation d’acteur, de processus de création, ou de représentation, requiert une approche sensible et micrologique, que la perspective anthropologique permet d’embrasser.
Texte
L’étude du geste théâtral, qu’il soit pris dans un contexte de formation d’acteur, de processus de création, ou de représentation, requiert une approche sensible et micrologique, que la perspective anthropologique permet d’embrasser1.
C’est dans une approche de la connaissance micrologique que nous nous inscrivons, suivant l’invitation de François Laplantine pour qui, « l’attention au petit et au précis [permet de] réintégrer le sensible dans la connaissance »2. Une voie déjà suggérée par Marcel Mauss dans son Manuel d’ethnographie, en préconisant, notamment pour l’étude de la danse, de « noter les détails, les silences, les immobilités »3 ; ou encore par la « recherche aiguë du détail » que Marcel Jousse proposait dans son Anthropologie du Geste4. Le petit, la démarche « microscopique »5, comme « exigence de la connaissance précise »6, permet de suivre la vocation de l’ethnographie. Laplantine explique ainsi :
[L’ethnographie] est l’une des méthodes infinitésimales des sciences sociales. Lorsqu’il déclare que « nous sommes des miniaturistes des sciences sociales » Clifford Geertz veut dire que nous devons rendre compte de l’extrême variété des sociétés, et cela à partir d’un travail sur l’infime variation des gestes, des flexions de la langue, des courbures de la pensée et des sentiments7.
La démarche de l’enquête de terrain ethnographique, qui engage le chercheur au plus près du travail des artistes (par l’observation, la description, mais également la participation pratique), permet un recueil des discours et des savoir-faire fins in situ. Elle intègre en ce sens la remarque de Marie Buscatto, selon laquelle le travail artistique est encore « rarement regardé de l’intérieur, du point de vue de ceux et celles qui s’y consacrent au quotidien, dans la durée, souvent de manière peu visible »8.
L’étude du geste interroge également la notion de savoir-faire. Jean-Jacques Glassner rappelle que cette dernière « mêle les notions d’habileté, d’adresse, de compétence et d’expérience dans l’exercice d’une activité qui a affaire avec un savoir. On est, avec lui, dans le domaine de l’effectuation9 ». Les travaux des anthropologues Franz Boas (1911), Marcel Mauss (1936), et André Leroi-Gourhan (1965), pionniers dans l’étude du geste et de sa transmission, interrogeaient une variété de savoir-faire : le premier a étudié les positions de sommeil, les façons de marcher ou de tenir un couteau ; on doit à Mauss l’article sur les techniques du corps ; quant à Leroi-Gourhan, il portait un intérêt particulier au geste technique dans une perspective anthropologique et paléontologique10. Alors que l’étude de la transmission culturelle a eu tendance à porter sur les arts oratoires ou sur les objets, on assiste ces dernières années à un regain d’intérêt pour le domaine du geste11. Aussi, qu’ils soient ordinaires ou extraordinaires12, les gestes d’humains, de marionnettes ou d’avatars présents dans la création artistique contemporaine, puisent dans notre mémoire et notre imaginaire collectif. Ils requièrent en ce sens un regard anthropologique, tant dans leur analyse esthétique que dans la méthodologie mise en œuvre pour les appréhender.
Notes
1 Notre posture est celle d’une chercheuse et artiste. Nous avons mené nos recherches doctorales auprès du Théâtre du Mouvement de 2010 à 2015 selon une méthodologie ethnographique, comportant des observations, des descriptions, des entretiens, ainsi que notre propre participation en tant que comédienne lors de formations, de laboratoires de recherche pratique et lors d’une création. Cette immersion in vivo sur le terrain fut source de lien de confiance avec la compagnie et d’une meilleure compréhension des discours et praxis mobilisés. Ce mode de recherche ethnographique par l’engagement pratique présente des similitudes avec les démarches de Practice-as-Research (Nelson, 2013) et celles de recherche-création menées au Québec et plus récemment en France. Véronique Muscianisi, Les modalités d’incorporation des savoir-faire au Théâtre du Mouvement : l’apprentissage sensoriel de l’acteur au sein d’une compagnie de mime contemporain (Île-de-France), thèse de doctorat en théâtre et danse/ethnoscénologie, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, 2015.
2 Conférence inaugurale de François Laplantine, « Ambiances urbaines. De la perception à l’écriture », colloque international, La rue comme espace chorégraphique : réceptions, participations, mutations, Université de Rouen, 4 juin 2014 (notes personnelles).
3 Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, (1967), 2002, p. 160. Il précise également : « on notera l’usage des doigts, de main et de pied », ibidem, p. 52. Cet ouvrage constitue la sténotypie des cours de Marcel Mauss donnés à l’Institut d’Ethnologie de l’Université de Paris de 1926 à 1939.
4 « Recherche aiguë du détail, parce que quiconque a le sens de la synthèse sent bien qu’elle n’est qu’une imbrication de choses extraordinairement fines et précises », propos de Marcel Jousse à l’École d’Anthropologie, cours du 17 février 1936, cité in Marcel Jousse, L’Anthropologie du Geste, Paris, Tel/Gallimard, (1974), 2008, p. 23.
5 François Laplantine, De tout petits liens, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 10.
6Ibid., p. 9.
7Idem. L’auteur ne précise pas la référence relative à Clifford Geertz. Il explique également que le petit « concerne presque tout ce que les sociétés contemporaines – notamment à travers le prisme des mass media – rejette, écrase, refoule ou projette ailleurs » (ibid., p. 9) ; qu’« aujourd’hui, l’une des tâches qui s’imposent à l’ethnographie (littéralement l’écriture des cultures), est de résister à cette anesthésie en développant la perception des états intermédiaires et des minuscules transitions » (ibid., p. 44) ; et que « ces petits faits jugés subalternes […] de tout petits gestes à la lisière de ce qui fait sens, des mouvements de faible amplitude (croisement de jambes, battement de paupières, intonation légèrement différente de la voix) ou de minuscules liaisons […] sont des moments éphémères, des événements anodins, des instants fragiles qui ne se laissent pas englober » (ibid., pp. 43- 44).
8 Marie, Buscatto, « L’art et la manière : ethnographies du travail artistique », Ethnologie Française, n°38, 2008, p. 8.
9 Jean-Jacques Glassner, « Savoirs et savoir-faire en Mésopotamie », in Salvatore D’Onofrio et Frédéric Joulian (dir.), Dire le savoir-faire, Paris, L’Herne, coll. « Cahiers d’anthropologie sociale », 2006, p. 13.
10 Franz Boas, The Mind of Primitive Man, New York, Free Press, (1911), 1939 ; Marcel Mauss, « Les techniques du corps », op. cit. ; André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole I. Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964 ; André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, II. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965.
11 Blandine Bril avance que cela serait dû aux difficultés méthodologiques pour appréhender l’activité gestuelle. Blandine Bril, « Les gestes de percussions : analyse d’un mouvement technique », in Denis Chevallier (dir.), Savoir-faire et pouvoir transmettre : transmission et apprentissage des savoir-faire et des techniques, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1991, p. 17.
12 Pour reprendre une expression d’Etienne Decroux : « Les “dits” d’Étienne Decroux », in Patrick Pezin (dir.), Etienne Decroux, mime corporel, Saint-Jean-de-Védas, L’Entretemps éditions, 2003, p. 199.
Pour citer cet article
Véronique Muscianisi, « Introduction : Pour une approche sensible et anthropologique du geste théâtral », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 287 [en ligne], mis à jour le 01/03/2020, URL : https://sht.asso.fr/23187-2/