Revue d’Historiographie du Théâtre • N°3 T1 2017
« L’athlète du cœur » et les mirages de l’origine (Artaud)
Par Natacha Allet
Résumé
« Et je peux avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré », affirme Antonin Artaud en 1935 au sujet de l’acteur, invoquant le souvenir idéalisé d’un théâtre auquel il désire se retremper. Cet article envisage sous l’angle des passions la valeur critique de cet appel lancé à un retour aux sources. Il se demande quel type d’émotion première l’« athlète du cœur », par son travail postural et rythmique, entend ranimer. Il scrute la métaphore de l’athlète à partir de ses horizons rhétorique et mystique, et interroge son effacement du vocabulaire d’Artaud après les affres de son internement (1937-1946). Dès 1945 le poète rejette l’idée d’origine et ses divers modes – Dieu, l’esprit, les ésotérismes. Mais le fantasme d’un théâtre originaire continue d’affleurer sous sa plume, lorsqu’il appelle de ses vœux un second Théâtre de la cruauté, voué à refondre l’anatomie humaine. Le vertige des origines, renversé, y est comme projeté en avant.
Abstract :
Discussing the nature of the actor, Antonin Artaud asserts in 1935 that “through the hieroglyph of a breath I can recover an idea of the sacred theatre,” idealizing the memory of a theatre in which he can re-immerse himself. This article considers, from the perspective of the passions, the critical value of Artaud’s call for a return to sources, asking what kind of initial emotion the actor, as “athlete of the heart,” hopes to revive through his postural and rhythmic work. It scrutinizes the metaphor of the athlete from rhetorical and mystical perspectives, and examines its disappearance from Artaud’s vocabulary after his tormented confinement (1937-1946). As early as 1945 the poet rejects the idea of origin available in various modes : God, mind, esoteric systems. But the fantasy of an originary theatre continues to appear in his writing when he appeals for a second Theatre of Cruelty, devoted to remaking human anatomy. The intoxication of origins, reversed, appears now as a projection forward.
Texte
L’ « athlète du cœur » et les mirages de l’origine (Artaud)
« Et je peux avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré », affirme Antonin Artaud en 1935 au sujet du travail de l’acteur, invoquant le souvenir idéalisé d’un théâtre auquel il désire se retremper[1]. Sans cesse il se retourne, dans les années trente, sur un passé plus ou moins reculé, soucieux de faire un sort à ce qu’il appelle la « décadence [2] » du théâtre, liée à ses yeux au déclin de la culture occidentale. Ses diverses références sont le plus souvent antérieures au point de bascule de la Renaissance ou à celui, qu’il situe au ive siècle avant J.-C., où l’on a cessé de croire aux mythes dont la « vie souterraine et magique » aurait « fait fermenter le drame eschylien[3] ». Rêvant à un « vrai » théâtre il remonte ainsi l’échelle du temps jusqu’au berceau de la tragédie, voire en-deçà, évoquant les jeux antiques aussi bien que les cultes à mystères, ou se déporte dans un ailleurs culturel, y puisant aux sources d’un savoir traditionnel. À la recherche de formes originaires susceptibles de remédier à la crise qu’il déplore, son théâtre entend réactualiser les grands mythes du passé, ces « réservoirs d’énergies[4] », réactiver les « magnifiques Fables qui racontent le premier partage sexuel et le premier carnage d’essences[5] », en déployant sur scène des « symboles-types[6] ». Par une autre voie, moins arpentée, qui retiendra seule ici mon attention[7], il prétend soumettre le texte, « comme dans les Mystères du Moyen Age », à un « ordre venu de très loin, des sources mêmes de la langue », où « l’idiome primitif » se confondait avec « le pouvoir organique de la respiration[8] ». Dans « Un athlétisme affectif » en particulier, le souffle comme hiéroglyphe éclipse l’imagerie des vieux mythes ; et c’est à sa matérialité plus subtile, comme à ses potentialités, que j’ai voulu m’attacher, la performance physiologique de l’acteur gagnant en importance au fil de l’œuvre. Artaud s’attèle en effet dès 1946 à un second Théâtre de la cruauté, destiné à refondre l’anatomie humaine, et se recentre sur le corps et sa dépense vocale. La mémoire qu’il ravive de son « Athlétisme affectif » incite à suivre les aléas de cette série qui du souffle passe par le cœur et la voix.
Les lecteurs d’Artaud ont davantage insisté, dans le sillage de Maurice Blanchot ou de Jacques Derrida, sur la question de la pensée ou de l’expression que sur celle du sentiment. Mais l’impouvoir que déplore le poète dans ses textes initiaux et sur lequel il construit son œuvre concerne l’affectivité aussi bien que la parole et la pensée – il y évoque, entre autres, une « affectivité toute noire [9] » – et la métaphysique de la Chair qu’il conçoit en fonction de son propre néant a trait au nerf, à la sensibilité. Le paradigme du cœur qui s’entrelace d’emblée dans son idée du théâtre à celui du souffle resurgira lui aussi à Rodez (1943-1946), comme en témoigne la petite mythologie de ses « filles de cœur », ces femmes réelles qui l’aident au fil des Cahiers à se refaire un corps et qu’il associe à ses glossolalies, des suites rythmiques de syllabes expectorées – syllabes « émotives [10] ». Aussi interrogerai-je sous l’angle des passions la portée critique de cet appel lancé dans les années trente à un retour aux sources[11] : quel type d’émotion première « l’athlète du cœur », par son travail postural et rythmique, doit-il ranimer ? La métaphore de l’ « athlète » qui renvoie à l’aube de l’ancienne Grèce me permettra quant à elle de spécifier cet art de l’acteur, à l’affût des énergies primordiales. Si elle disparaît du vocabulaire d’Artaud après les affres de son internement (1937-1946), après la guerre, son effacement pourrait être lui-même symptomatique : le poète s’efforce de rompre dès 1945 avec la métaphysique, l’esprit – sa quête effrénée des traces d’une culture primitive au Mexique, puis en Irlande où il s’identifie au Christ de l’Apocalypse, l’ayant conduit à l’asile. Rejetant dans un même geste Dieu, la sexualité, la grammaire et le mythe, il nie désormais toute espèce d’antériorité. Mais alors qu’il pourfend l’idée même d’origine[12] et débarrasse ses réflexions sur l’acteur de leur veine ésotérique, Artaud semble rêver encore à un théâtre originaire. J’entends suivre ici l’évolution de sa pensée, dans ses retournements et sa tension constante, me demandant quel « personnage d’homme[13] » l’acteur cruel vise à faire advenir.
L’athlétisme de l’acteur
Dans « Un athlétisme affectif », Artaud théorise l’art de l’acteur ; il prétend lui fournir une technique du souffle qui serve à son travail mais aussi à la préparation de son métier. « Au théâtre poésie et science doivent désormais s’identifier[14] », clame-t-il. Suivant de près ce texte et l’illustrant sous la forme d’un poème en prose, Le Théâtre de Séraphin retrace à la première personne l’imagination d’un cri, sa course insoupçonnée, de sa gestation en amont à sa résonance en aval. Ces essais sont relativement obscurs, en raison de leur ésotérisme. On a déploré leur vertigineux syncrétisme[15] – qu’Artaud revendique, lui qui n’hésite pas à assimiler Bergson, à cette époque, à une sorte de mage. S’intéressant à l’ « homme total[16] », relié à l’univers, il associe délibérément, dans un esprit de synthèse, le yoga tantrique, la kabbale, le tao, la médecine spagyrique, le soufisme – non sans y mêler un peu de psychanalyse, à laquelle son thérapeute le docteur Allendy, un passionné de Paracelse, l’a initié ; il a pu lire sa thèse sur L’Alchimie et la Médecine[17], y puiser des images. Son intérêt pour le rythme par ailleurs n’est pas isolé : acteur trois ans au Théâtre de l’Atelier de Dullin, Artaud est aussi l’ami de René Daumal, qui se montre attentif aux travaux de Jacques Dalcroze et aux rapports du souffle avec l’émotion, dans la genèse du poème[18].
En quoi consiste, avant tout, cet athlétisme du cœur ou de l’âme ? Artaud compare l’acteur à un « athlète physique », en précisant toutefois « qu’à l’organisme de l’athlète correspond un organisme affectif » qui est « comme le double de l’autre » ; l’acteur à ses dires est un « athlète du cœur » et la « sphère affective » lui « appartient en propre[19] ». Comme l’y invite la polysémie du mot « cœur », Artaud lie intimement souffle et affectivité. Convaincu de la matérialité de l’âme qu’il est possible de « physiologiquement réduire », selon lui, à « un écheveau de vibrations[20] », il avance que « toute émotion a des bases organiques [21] ». Il ajoute qu’on peut pénétrer dans le sentiment par le souffle et modeler sur son corps une « sorte de musculature affective », liée à des appuis, des « localisations physiques des sentiments[22] » – le plexus étant par exemple le point d’émanation de la colère ou de l’héroïsme. L’acteur est alors invité à façonner cette espèce de « Double », de spectre fluidique, comparable, lit-on, au « Kha des Embaumés de l’Egypte », jusqu’à lui imposer « l’image de sa sensibilité ». Il doit pour cela s’initier aux « temps du souffle », dont Artaud esquisse le système en invoquant la Kabbale ; ce sont eux qui donnent au « cœur humain sa forme » et leur « sexe » aux mouvements de l’âme[23]. Chaque souffle, à le suivre, comprend trois temps – inspiration, expiration et rétention – et leur combinaison produit une infinité d’états respiratoires, comme le jeu des couleurs primaires se déploie en un spectre aux innombrables nuances[24]. Ainsi muni d’une technique et des prémisses d’une grammaire affective, l’acteur est en mesure de « cultiv[er] son émotion » dans son corps, d’augmenter la « densité » et « le volume de son sentiment » et par le biais de cette maîtrise, de cette « prise de possession organique », d’affecter le spectateur[25]. L’athlétisme que rêve Artaud apparaît donc comme un véritable travail de forge ; et l’image centrale du « Kha », fluide ou « spectre plastique [26] », qu’il a pu voir librement associée dans la thèse d’Allendy à la « force vitale » ou au « pneuma », voire au « spiritus[27] », se situe ici à l’intersection de l’acteur et du spectateur ; elle les réunit, opère leur communion, « souffle par souffle et temps par temps[28] », par mimétisme magique.
L’athlète et sa cible : des figures aux « attitudes de l’âme »
Pour mieux cerner cette technique de l’acteur, j’interrogerai la métaphore de l’« athlète » qui donne son titre à l’essai, en procédant par confrontation. J’entends souligner ainsi deux aspects essentiels de cette étrange science : le rapport que le souffle entretient avec la posture et avec l’émotion d’une part, celui qui le lie à l’imagination, à l’ascèse de l’autre. Car deux univers jouxtent cet art théâtral – la rhétorique et la mystique – qui permettent d’éclairer sous un nouveau jour certains enjeux de l’aspiration à un retour aux sources.
La figure de l’athlète renvoie aux temps originaires des jeux qui étaient aussi des cérémonies sacrées. Artaud a lu, pour écrire Héliogabale en 1934, un traité de la gymnastique, écrit par un orateur et biographe romain de langue grecque, Philostrate (IIe siècle). L’auteur d’une Vie d’Apollonius de Tyane l’a ainsi familiarisé avec « les surprises de la lutte » ou « du pancrace », qu’il évoque à son tour[29]. Les athlètes ou agonistes sont en effet des lutteurs, et ils constituent à ce titre une image privilégiée et récurrente pour qualifier les rhéteurs, ces athlètes du langage visant à l’efficacité persuasive. On songera ici que la figure de rhétorique, en grec, se dit « skhèma », mot qui désigne d’abord la posture, l’attitude du corps et témoigne d’une continuité entre le « langage du corps, les poses de l’athlète, du danseur ou de l’orateur » et les « poses oratoires qu’adopte le langage[30] ». Dans La Rhétorique ou l’art de parler (1675) que cite et admire J.-J. Rousseau[31], Bernard Lamy déploie cette analogie de l’éloquence comme lutte. À le suivre, en effet, « le corps sait se tourner, et se disposer adroitement pour repousser les injures », mais « l’âme peut aussi se défendre » et « toutes les figures qu’elle emploie dans le discours quand elle est émue font le même effet que les postures du corps », si bien que « les figures du discours peuvent vaincre ou fléchir les esprits[32] ». Si les figures rhétoriques, à ses yeux, sont des « tours » que « la passion fait prendre[33] », le rythme et la voix trahissent aussi des affections de l’âme et sont susceptibles d’en faire naître. À chaque impression sensible activant un mouvement dans les esprits animaux, les faisant couler dans les muscles, serait liée une passion[34]. Les rêveries de Lamy sur la cadence et le ton, sur les organes de la voix – pareils à une « orgue naturelle[35] » – et la sympathie trouvent divers échos dans la pensée d’Artaud : celui-ci revient, à propos d’une adaptation de Sénèque, sur sa « technique physiologique » à même de « transformer la voix humaine », d’en « régler le diapason […] au point de la faire chanter comme un orgue vrai », de « fa[ire] tressaillir les entrailles et bondir l’âme à l’intérieur du corps » du spectateur[36].
La visée du poète, dans « Un athlétisme affectif » ou Le Théâtre de Séraphin, est toutefois différente et l’accent qu’il donne à sa démonstration l’est aussi. Il s’agit pour lui de construire une grammaire, non des figures mais du souffle. Ses expérimentations théâtrales, indissociables d’une critique du langage articulé, se situent en-deçà du discours, à ses origines physiques et affectives – « tout près d’un grand cri, d’une source de voix humaine[37] ». Et c’est le sentiment lui-même qui apparaît sous sa plume comme une forme de posture. Dans ses Souvenirs pour demain, Jean-Louis Barrault évoque avec simplicité la technique que lui a enseignée Artaud : en « dispos[ant] d’une alchimie respiratoire », écrit-il notamment, nous pourrions « arriver à nous mettre dans des états déterminés » ; l’« art de la respiration » touche à la « science du comportement humain, c’est-à-dire du théâtre[38] ». Se mettre dans des états déterminés, travailler à connaître, à atteindre une disposition affective, forger artificiellement, par la pratique du souffle, une « attitude de l’âme », tel est l’art de l’acteur. Artaud déplore significativement une forme d’« usure » de la « sensibilité [39] » collective, dans ces mêmes années, et se montre attentif au caractère éphémère des passions. Alors même qu’il stigmatise les « effusions romantiques », il laisse entendre par exemple qu’elles ont représenté la partie périssable peut-être, mais en tout cas existante d’une attitude de l’âme, qui eut son heure, mais qui est morte tout entière avec le bagage d’expressions qui tendaient à la formuler. […] c’est plus qu’une forme et plus qu’une écorce qui est emporté dans ce désastre où quelque chose qui avait en soi tous les attributs et la similitude absolue de la vie ne se retrouvera plus jamais semblable à soi-même […][40].
De ce désastre, les romantiques seraient en partie responsables, ayant simplifié à l’excès « une levée complexe d’impressions » tenant « le champ entier de l’intellect et de l’âme[41] », pour n’en conserver que la part émotionnelle la plus instinctive et fugace. Mais la « profonde humanité » d’Eschyle ou Shakespeare se serait elle aussi perdue avec « le sens de la physique » de leur théâtre, « cette gesticulation précise qui se modifie avec les époques et qui actualise les sentiments[42] ». Ainsi de grandes émotions disparaissent quand vient la lassitude ou l’oubli des formes qui les sauvegardent. Il incombe tout naturellement à l’acteur de faire vivre – ou revivre – des passions « capables de dominer le temps[43] ».
Or il apparaît que sur ce plan aussi, et non pas seulement sur celui du langage, le recours à l’idée d’un théâtre originaire prend une valeur critique, de mise à distance d’un certain théâtre contemporain. Aux dires d’Artaud, en effet, le « système des souffles » n’est pas « fait pour les passions médianes » : les exercices respiratoires sans cesse réitérés ne préparent pas, en d’autres termes, « à une déclaration d’amour adultère », mais prédisposent à une « qualité subtile de cris », à des « revendications désespérées de l’âme[44] ». L’athlète du cœur est chargé de retrouver ou d’actualiser, non les sentiments quotidiens, particularisés et analysables, qui se déploient sur la scène de son temps, mais des émotions « métaphysiques », susceptibles de manifester une « véritable énergie psychologique », d’ébranler le spectateur et de rejoindre les « fureurs collectives de l’homme[45] ». Sans doute est-ce contre le théâtre de boulevard et ce qu’il appelle, plus largement, le théâtre psychologique, qu’il entend renouer avec la « tradition héroïque du théâtre » que seuls détenaient encore, dans les années vingt, certains tragédiens raillés de la Comédie-Française, dont les « gestes outrés » témoignaient, certes en toute inconscience, de la « survivance instinctive d’une magie[46] ». Parmi les émotions essentielles qu’il désigne reviennent la terreur d’une part – ou l’angoisse, la peur du vide, la stupeur – et de l’autre, la colère ou la cruauté, la fureur, la révolte. Ajustée sur les temps du souffle, sa partition affective, épurée, oscille entre les pôles de ces passions extrêmes et réversibles, où le moi vacille. Le Théâtre de Séraphin, qui propose une expérience poétique de l’« Athlétisme », s’ouvre à ce titre de manière significative :
NEUTRE / FEMININ / MASCULIN / Je veux essayer un féminin terrible. Le cri de la révolte qu’on piétine, de l’angoisse armée en guerre, et de la revendication. / C’est comme la plainte d’un abîme qu’on ouvre : la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent, profondes comme le trou de l’abîme, et qui sont le trou de l’abîme qui crie[47].
Alors qu’il figure à grand renfort d’images le trajet de ce cri poussé en rêve, sa puissance sonore, Artaud évoque l’« aboiement d’un fabuleux molosse », un « énorme barrissement[48] ». Et l’on peut songer ici, comme en un lointain souvenir, aux voces tragiques auxquelles recourt le théâtre romain, celui de Sénèque notamment[49] : la voix du dolor – un gémissement plaintif – et celle du furor – un aboiement enragé –, qui ne sont pas celles d’une persona[50], y marquent musicalement les étapes de l’action héroïque, se relançant l’une l’autre, jusqu’au nefas, le crime qui projette le héros dans l’éternité mythologique.
On aura compris que l’usage méthodique du souffle vise moins à exprimer les émotions qu’à les créer. « À la poursuite de sa sensibilité[51] », l’acteur selon Artaud peut retrouver un sentiment qu’il n’a pas[52]. Cela revient à opérer ici la même distinction que Florence Dupont effectue entre l’orateur et l’acteur romain, cet « orateur sans visage » dont les émotions, désindividualisées, suscitent l’empathie du public : « La persona n’a pas d’ethos, elle n’est qu’un pathos[53] » ; elle est une « expression sans identité[54] ». À la différence de l’orateur qui parle à Rome en son nom propre et n’est pas par nature suspect de tromperie, l’acteur en effet ne prête rien de lui-même à son personnage : il ne met pas en forme ses propres mouvements de l’âme, il les produit artificiellement, grâce à la vocalisation en particulier. On notera enfin que Jean-Louis Barrault, dans son évocation de l’enseignement d’Artaud, veillait à distinguer entre deux respirations, l’être étant double : l’une « inconsciente » règle « la vie biologique, le ‘soi’ », tandis que l’autre, « consciente, celle du Personnage, […] établit le contact avec les Autres[55] ».
Ascèse, mystique et création
La mise à distance critique de ce qu’Artaud englobe dans le théâtre psychologique s’impose avec encore plus d’évidence si l’on envisage sous un autre angle les connotations de son titre, « Un Athlétisme affectif ». La métaphore de la lutte est courante pour désigner les athlètes de la foi ou de la spiritualité ancienne[56] – dont le combat, solitaire, est intériorisé. Cette perspective de l’ascèse[57] entre donc en tension avec la visée expressive de l’art oratoire et théâtral, prise en compte jusqu’ici. Elle s’accorde néanmoins avec les références ésotériques que sollicite ouvertement Artaud, celle de la kabbale ou du yoga tantrique par exemple. Alors qu’il évoque son idée du théâtre sacré, la « vieille tradition mythique du théâtre » qu’il qualifie, dans une lettre contemporaine, de « thérapeutique [58] », le poète dramaturge renvoie moins en réalité à un modèle de théâtre qu’à un vieux fonds occulte auquel il l’associe, une vision unitaire et magique du monde[59].
Sa technique des souffles exige un effort tout à la fois physique et spirituel. Silencieux et pour une large part invisible, si bien qu’un poème en prose est seul susceptible de le faire apparaître, le travail de l’acteur comprend un jeu de la volonté, entre tension et relâchement, la visualisation de points et une prise de conscience des organes et des « muscles frôlés par l’affectivité[60] ». L’acteur « creuse sa personnalité[61] ». Sondé intégralement par ses sentiments et comparé dans son bouleversement à un pestiféré[62], il atteint selon toute vraisemblance des états-limites. Ses exercices relèvent de l’épreuve, voire du martyre : « Le secret est d’exacerber ces appuis comme une musculature que l’on écorche. / Le reste est achevé par des cris[63]. » Artaud parle de manière délibérée de la « culture répétée des souffles », conférant à ce terme son double sens propre et figuré. Cette culture de soi, par laquelle l’athlète « remont[e] par échelons les stades » de la vie implique un labour et une transformation[64], et l’on peut imaginer que l’acteur traverse une série de morts jusqu’à la mutation finale, selon la métaphore alchimique privilégiée par J.-L. Barrault[65]. Le trajet du souffle à travers les organes qui a fait naître l’« image » d’un cri, dans Le Théâtre de Séraphin, celui du guerrier médusé qui tombe, s’achève ainsi par une forme d’acmé, de révélation ou d’illumination[66] – l’éveil d’un « double de sources », le « souvenir d’un langage dont le théâtre a perdu le secret[67] ».
Si le mot d’ « ascèse » n’apparaît pas dans les essais voués aux exercices de souffle de l’acteur, il survient toutefois dans un autre contexte, étonnamment proche. Artaud a consacré toute une série de textes à Balthus – qui a réalisé pour lui les décors des Cenci. Or il reconnaît dans cette figure de double, à l’époque précisément de son « Athlétisme », une « âme d’ascète », et ce dans la façon même dont le peintre « use de la couleur » :
Cette « ascèse », il la pratique lorsqu’il peint. Il réfrène sa sensualité secrète comme il repousse la tentation de se livrer à l’ivresse artificielle et facile de la couleur. Il atteint ainsi à une ivresse plus sombre qui fait chanter les objets dans leur propre lumière. Il arrive à prêter vie à des objets dans une lumière qu’il a faite sienne. […]. Et la caractéristique de cette luminosité est avant tout d’être invisible[68]. […] Dans ce domaine, Balthus est infiniment plus savant que Goya […], que tous les grands lutteurs d’une peinture qui des ténèbres remonte plan par plan à la clarté. […]
[…]
Toute sa peinture, au rythme d’un souffle humain, est imprégnée d’une vaste harmonie respiratoire qui va du souffle précipité de la colère au souffle lent et large de l’agonie[69].
Le geste du peintre, renouant ici avec une « mystérieuse tradition », « ésotérique et magique[70] », opère une révélation, par-delà les apparences. Soutenu par une pratique réglée, une expérience intime faite de subtils renoncements, il témoigne lui aussi d’une science affective – et rejoint un rythme spirituel, proprement cosmique. On comprend dès lors que l’ascèse, dans le travail de l’acteur, est liée à la virtualité du cri, la retenue devant les tentations de la couleur pouvant être transposée dans le registre sonore. L’athlète qui ravale son cri, au plus loin de l’effusion spontanée, gagne en intensité et en ampleur, en magnétisme – la virtualité assurant la recharge énergétique, la virulence inouïe du sentiment[71]. Il reste que la discipline créatrice à laquelle s’astreint l’acteur ne se concilie pas aisément avec les évolutions d’ensemble que préconise le Théâtre de la Cruauté, cet art de l’espace, où la gestuelle et les cris composent, avec l’éclairage, les éléments du décor, un langage proprement scénique. On peut douter que le travail invisible de l’athlète de l’âme s’ajuste, dans la pratique, au temps de la représentation collective. Le Théâtre de Séraphin s’achève d’ailleurs sur les mêmes paragraphes qu’ « Un Athlétisme affectif » – réintroduisant in extremis le public et le spectacle, comme pour rétablir un oubli[72].
Renversements et survivances
À partir de 1946, suite à de longues années d’internement et à la violence des traitements subis, Artaud rêve à un second Théâtre de la cruauté – un théâtre d’acteur, « sans spectateurs, ni scènes[73] » – dans des textes poétiques épars. Son discours évoque le corps en voie de se refaire, insiste sur le souffle et le cri par lesquels il peut « se prendre dans les bas-fonds » de l’organisme et s’exhausser[74], passer d’un état à un autre, mais il ne porte plus de trace de la figure de l’athlète. La catastrophe de la guerre qui coïncide avec sa crise intime a pu l’amener à se défier de cette image devenue suspecte, à l’écarter. Mais j’incline à lire sa réserve dans la continuité du rejet qu’il oppose dorénavant à l’idée d’origine et à ses divers modes – l’esprit Dieu, la sexualité, les mythes ou les ésotérismes, la métaphysique. Artaud s’en prend en particulier au yoga du souffle, dans deux petits textes illustrant bien le retournement qu’il vise. Il y remplace les points d’émanation des sentiments, qui relevaient dans son « Athlétisme affectif » d’un système symbolique préétabli, par ceux de la douleur :
Prendre conscience d’un geste ou d’un état inconscient, ce n’est pas savoir comment il joue dans le système ou l’être de l’organisme général, mais comment il souffre […][75].
Artaud ne mise plus sur une grammaire affective, ses conventions, et ne croit plus en « la transcendance du souffle et de l’esprit ». Il met en avant le mérite et l’épreuve, l’expérience réellement vécue – qui se mesure à l’aune de la souffrance : le « clou de la douleur », selon son expression, en dit davantage « sur nous-mêmes » que les recherches du yoga sur le « principe de la vie[76] ». Il se débat ici avec l’antériorité et la préséance de l’idée, de l’esprit sur le corps, avec l’influence aussi qu’il a subie dans son « Athlétisme affectif ». À le suivre, la « science » du yoga s’érige sur un rapt, elle vit de l’ « expérience subtilisée aux corps de tous les suppliciés du monde[77] ». Son antécédence, usurpée, est dépossédante. L’acteur qui « renifle », « souffle », « hulule », doit reprendre son bien à « cette conscience d’un brahmanisme obscène[78] ».
Le fantasme d’un théâtre originaire, comme les images de l’alchimie ou de la kabbale, n’en continuent pas moins d’affleurer sous la plume d’Artaud. L’ambivalence de l’insurgé, visant désormais à une « révolution physiologique entière[79] », est déroutante. Dans certains de ses récits, il arrive qu’un théâtre idéal ait existé par le passé, une « mécanique naturaliste étrange[80] », mais ce théâtre aux contours nébuleux, aux allures de songe, ressemble à s’y méprendre à celui qu’il appelle de ses vœux. La fiction récurrente d’un théâtre des origines participe à l’évidence, ici encore, d’un geste critique : elle marque le refus d’un certain théâtre psychologique, voire du théâtre en général dont elle enjambe effrontément l’histoire – « le vrai théâtre date d’avant Eschyle[81] », lit-on par exemple. Selon d’autres légendes façonnées par Artaud-Mômo, revenu de Rodez comme du royaume des morts, ce théâtre originaire est toutefois grevé lui-même par une défaillance. Autrefois, « un jour au temps des Mystères orphiques ou d’Éleusis », quelque chose aurait manqué d’exister ; et cela – cette « technique qui faillit avoir lieu[82] », cette « opération d’ordre moins magique que scientifique / et que le théâtre n’a fait que frôler[83] » – il s’agit justement de le faire advenir. Artaud rivalise ainsi avec l’origine dont il désigne les limites, comme pour la supplanter. Ses réécritures imaginaires de l’histoire sont donc l’indice plus largement de sa lutte contre l’antériorité aliénante[84] ; et sa nostalgie, réelle ou feinte, s’y renverse en assaut.
Tandis qu’il conteste aux mythes leur caractère originaire et les fustige comme autant de formes ossifiées, d’« archétypes de la douleur rêvée[85] », Artaud se forge simultanément sa propre mythologie. C’est à Rodez en 1945, alors qu’il cherche à débouter toute métaphysique, qu’apparaissent les figures de ses « filles de cœur à naître », ces femmes réelles et aimées, mortes le plus souvent, dont il décline les noms dans Suppôts et suppliciations : « Yvonne, / Caterine, / Neneka, / Cécile, / Ana / et / la petite Anie[86] ». Appartenant à la virtualité de l’incréé, aux limbes, elles participent activement, aux côtés de leur père incestueux, à la fabrique de son corps. Elles s’apparentent, dans l’espace des Cahiers où il se livre une « guerre INTERNE[87] », à des espèces de Walkyries qui luttent, s’insurgent avec lui contre la loi divine de l’être et de l’esprit, au nom « de la loi de la poésie et de l’amour[88] ». Elles traquent partout l’idée, accueillent la voix dans sa poussée et travaillent le timbre, la tonalité affective : « Il y a l’attitude intérieure du cœur à laquelle ma fille participe[89] ». Elles se prolongent en glossolalies, ces suites scandées, toujours proférées de « syllabes émotives[90] » qui désamorcent la signification, à coups de reprises et de variations, miment la genèse du sens en multipliant ses virtualités, à même la matérialité de la lettre. Le fil du cœur retrouve ainsi celui du souffle, débarrassé toutefois de sa charge occulte, de sa spiritualité, pour inventer un autre langage, fait de heurts, qui accueille la négativité, la dissonance et délivre une parole qui n’est pas « hors du cœur, hors de l’affre et du sanglot cœur[91] ».
Le souffle, plus essentiel que jamais à cette période tardive, est expulsé, lancé au dehors et littéralisé, l’expiration y équivalant à une agonie. Il préside à toute l’œuvre, graphique et vocale, du poète ; le théâtre dont la scène épouse les limites de l’organisme est près de se confondre avec la performance poétique. Abandonnant la métaphore de l’athlète, Artaud ne renonce pas à son désir d’explorer le corps humain, ses potentialités, à son dessein de le transformer, « par le halètement rythmique prononcé et méthodique de l’appel[92] ». À la suite d’une lecture à la galerie Pierre, il dira avoir « comme frôlé l’ouverture de son ton de cœur[93] ». Les « excoriations musculaires cruelles », les « commotions de la sensibilité enterrée » constituent à le suivre le vrai théâtre qui « donne tout / à ce qui n’existe pas[94] ». La « vieille question philosophique » qu’il soulève, comme l’a relevé Jean-Michel Rey avec justesse[95], est celle de savoir ce « que peut un corps » ; Artaud se demande jusqu’où peut conduire sa mise en branle, ce qu’elle peut susciter. C’est à partir des possibilités inconnues de l’organisme physique qu’il entreprend de recomposer l’anatomie humaine, sur un mode qui ne soit ni celui de l’Incarnation ni celui de l’engendrement sexué. Revenant sur Le Théâtre et son double et son œuvre passée, ses mésinterprétations, Artaud déclare qu’il « désaxe » « la raison d’être » du « langage de la grammaire » et invente, ce faisant, une nouvelle manière de « souffler son corps, perpétuellement », « comme hors apparences, hors notions et hors monde, dans un cri corporel pur[96] » : l’incessant travail du souffle, par sa violence dévastatrice et sa plasticité créatrice, assure ainsi le passage d’un corps à un autre.
Artaud pour finir revendiquera plus d’une fois son « Athlétisme affectif », dans ses dernières années, et en proposera a posteriori une relecture subjective. Son œuvre dès Rodez témoigne d’un rétrécissement sur son drame intime, quand bien même elle s’efforce de généraliser son propos, de s’universaliser ; les tensions présentes dans l’essai initial laissaient pourtant augurer un tel infléchissement. En 1947, le poète affirme de façon significative avoir cherché dans ce texte non à « former un acteur », mais à « former un personnage d’homme », à « recomposer [s]on organisme d’homme sur un plan au-dessus non du théâtre, mais de la vie jusqu’ici et depuis toujours engoncée dans une fausse conscience[97] ». Il est remarquable qu’il réintroduise la notion de « personnage », alors qu’il insiste sur la physicalité de l’effort théâtral et n’évoque jamais l’âme qu’associée au sexe ou à l’excrément, à l’obscène. Ce personnage qu’il rêve de se forger, non pas d’idiot ou d’avare, mais d’homme, est sans doute une variation du « spectre plastique » des années trente, dépouillé toutefois de son substrat métaphysique. Il ne préexiste en aucune manière à l’acte théâtral, il en résulte idéalement. Animé, exhaussé sur le plan de l’œuvre, il possède la stature d’un héros mythique, de celui qui « risqu[e] humanité [98] ». Pour désigner « ce qui est théâtre ou poésie », Artaud suppose enfin « qu’arrive quelque chose comme un corps ou personnage encore incréé (mettons), mais déjà volonté, et qui tient lieu et place d’état, la psychologie étant évincée[99] ». On assiste en somme à une littéralisation de l’émotion elle-même, qu’il faut entendre dans son sens dynamique et concret, comme si la charge critique du théâtre passait désormais par une remontée étymologique dans les strates de la langue.
| Natacha Allet
Notes
[1] Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », dans Le Théâtre et son double, dans Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2004, p. 589.
[2] Antonin Artaud, « Lettre à l’Intransigeant », dans Œuvres complètes V, Paris, Gallimard, 1964 et 1979, p. 27.
[3] Antonin Artaud, « L’éternelle trahison des blancs », dans Œuvres, op.cit., p. 682.
[4] Antonin Artaud, Lettre à J. Paulhan (janvier 1936), dans Œuvres, op.cit., p. 662.
[5] Antonin Artaud, « Le Théâtre et la peste », dans Œuvres, op.cit., p. 518.
[6] Ibid. p. 521.
[7] Sur la manière dont le théâtre d’Artaud vise à se ressourcer dans le mythe, sans se détourner de son temps, je me permets de renvoyer à mon article intitulé « Myth and Legend in Antonin Artaud’s Theater » (Yale French Studies, Myth and Modernity, n°111, edited by Dan Edelstein and Bettina Lerner, New-York, 2007, p. 143-156). Ce théâtre de la mise en scène, avec son langage spécifique, entre en tension avec le théâtre invisible de l’acteur, discrètement évoqué dans certains textes plus tardifs du Théâtre et son double, que je privilégie ici.
[8] Antonin Artaud, « Premier contact avec la Révolution mexicaine », dans Messages révolutionnaires, dans Œuvres, op. cit., p. 708.
[9] Antonin Artaud, Lettre à George Soulié de Morant (17 février 1932), dans Œuvres, op. cit., p. 338.
[10] Antonin Artaud, Cahiers de Rodez [sept. – nov. 1945], dans Œuvres complètes XVIII, Paris, Gallimard, 1983, p. 261.
[11] Je renvoie ici à l’ouvrage fondateur de Monique Borie, dont ma perspective veille à se distinguer : Antonin Artaud. Le théâtre et le retour aux sources. Une approche anthropologique, Paris, Gallimard, 1989.
[12] Artaud associe en 1945 « l’esprit du commencement » avec « l’esprit chrétien », comme le relève J. Derrida dans « La clôture de la représentation » (L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 364). Il s’en prend au « pur esprit comme origine des choses et [à] dieu comme pur esprit » (« Chiote à l’esprit » (1947), dans Œuvres, op. cit., p. 1504). Son rejet s’étend à toutes les formes du spirituel et à l’hérédité du père-mère.
[13] Antonin Artaud, « Pendant les 3 ans que je passai à Rodez… », dans Œuvres, op. cit., p. 1180.
[14] Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », dans Œuvres, op. cit., p. 589.
[15] Pierre Pasquier, « Athlétisme affectif et ascèse blanche chez Antonin Artaud », dans Revue d’Histoire du Théâtre, vol. 34, n°3, 1987, p. 237-248.
[16] Antonin Artaud, « Le Théâtre de la Cruauté : second manifeste », dans Le Théâtre et son double, op. cit., p. 580.
[17] René-Félix Allendy, L’Alchimie et la Médecine. Etude sur les théories hermétiques dans l’histoire de la médecine, Paris, Bibliothèque Chacornac, 1912.
[18] René Daumal, « Clavicules d’un grand jeu poétique » [1930], dans L’Évidence absurde, Paris, Gallimard, 1972, p. 57- 80.
[19] Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », dans Œuvres, op. cit., p. 584.
[20] Ibid., p. 585.
[21] Ibid., p. 589.
[22] Ibid., p. 584.
[23] Ibid., p. 585.
[24] En associant les trois temps du souffle (mâle/expansif/positif, femelle/attractif/négatif et androgyne/équilibré/neutre) aux « trois principes » qui seraient, selon le Grand Arcane, « à la base de toute création », Artaud confère à l’acteur une dimension métaphysique, il le montre aux prises avec les forces premières de la vie (ibid.,
p. 586). Les vieilles notions du masculin et du féminin, par ailleurs, comme l’allusion à « l’état de Sattwa » joignant le « manifesté au non-manifesté » (ibid., p. 587), disent bien que le souffle à ses yeux ne se limite pas à sa manifestation pulmonaire, mais rejoint l’énergie, le flux primitif de la vie qu’il s’agit de modeler. On remarquera qu’Artaud expose dans Héliogabale ou l‘Anarchiste couronné une cosmogonie du souffle, qu’il détaille sur le double plan cosmique et corporel. Il décrit dans l’organisme humain une sorte de vitalité errante, chaotique, qui entre en conflit avec « les principes intelligents de la tête » visant à la canaliser, lui donner forme, principes qui « rechargent » à leur tour « le souffle pulmonaire » : « Nul ne pourra prétendre que les poumons qui redonnent la vie ne soient sous le commandement d’un souffle venu de la tête », dans Œuvres, op. cit., p. 410.
[25] Un athlétisme affectif, dans Œuvres, op. cit., p. 588-589.
[26] Ibid., p. 585. Je souligne.
[27] Allendy y affirme notamment que la force vitale est « une sorte de fluide par lequel l’esprit p[eut] agir sur le corps », que « ce corps fluidique » dont la notion est « très répandue puisque les Egyptiens le désignaient sous le nom de ‘Khaba’ ou Double » est « formé d’une matière très subtile » servant « de support à une énergie qui, ou bien se dégage du corps humain, ou bien s’y absorbe ». Il ajoute que sa substance est « capable non seulement de faire contracter un muscle, mais, avec le temps, quand elle est convenablement dirigée par la volonté, d’opérer quelques transformations matérielles du corps », L’Alchimie et la Médecine. Etude sur les théories hermétiques dans l’histoire de la médecine, op.cit., p. 30-31. Parlant de l’« éther », Allendy écrit encore que cet « agent universel représente une masse plastique, extrêmement subtile, capable de prendre une forme sous l’influence d’une idée, d’une volonté et de conserver cette forme, comme il s’organise autour de l’âme pour constituer son double fluidique » (Ibid., p. 37). Enfin, il remarque que « les Egyptiens croyaient que chaque corps humain renferme un double, sorte de copie fluidique de l’être qui l’anime et qu’il quitte après la mort », que « ce double avait la propriété de s’extérioriser partiellement » si bien qu’« une bonne partie de la médecine égyptienne consistait à agir sur ce double extériorisé, au moyen de différentes pratiques purement magiques » (Ibid., p. 72-73). Allendy retrouve cette notion au Moyen âge, sous le nom de « corps astral » ou de « spiritus », et jusqu’à Paracelse pour qui l’ « esprit vital » « lutte contre le déséquilibre du tempérament » (Ibid., p. 112).
[28] « Un athlétisme affectif », dans Œuvres, op. cit., p. 589.
[29] Ibid., p. 585.
[30] Maria Silvana Celentano, Pierre Chiron, Marie-Pierre Noël (dir.), Skhèma/Figura. Formes et figures chez les Anciens : rhétorique, philosophie, littérature, Paris, Ed. Rue d’Ulm/ENS, 2004, p. 10 (en particulier).
[31] Cf. Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues [1781] (éd. Jean Starobinski), Paris, Gallimard, folio essais, 1990.
[32] Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler (éd. Benoît Timmermans), Paris, PUF, « L’interrogation philosophique », 1998, p. 188.
[33] Ibid., p. 190.
[34] Ibid., p. 337-338.
[35] Ibid., p. 239.
[36] Antonin Artaud, « Une Médée sans feu » (1936), dans Œuvres, op. cit., p. 713.
[37] Antonin Artaud, Le Théâtre de Séraphin, dans Le Théâtre et son double, op. cit., p. 598.
[38] Jean-Louis Barrault, Souvenirs pour demain, Paris, Seuil, 1972, p. 108.
[39] Antonin Artaud, « Le théâtre et la cruauté », dans Le Théâtre et son double, op. cit., p. 555.
[40] Antonin Artaud, « Sur quelques problèmes d’actualité », dans Œuvres complètes VIII, Paris, Gallimard, 1971 et 1980, p. 13. Je souligne.
[41] Ibid.
[42] Antonin Artaud, « Lettres sur le langage », dans Le Théâtre et son double, op. cit., p. 570.
[43] Antonin Artaud, « L’anarchie sociale de l’art », dans Messages révolutionnaires, op. cit., p. 732.
[44] Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », dans Œuvres, op. cit., p. 587.
[45] Antonin Artaud, « L’anarchie sociale de l’art », dans Messages révolutionnaires, op. cit., p. 732.
[46] Et cette inconscience fait la différence précisément entre ces tragédiens et les danseurs balinais. Cf. « Le théâtre d’après-guerre à Paris », dans Messages révolutionnaires, dans Œuvres complètes VIII, op. cit., p. 172.
[47] Le Théâtre de Séraphin, dans Œuvres, op. cit., p. 595.
[48] Ibid., p. 597. Je souligne.
[49] Cf. Florence Dupont et Pierre Letessier, Le Théâtre romain, Paris, Armand Colin, 2011, en particulier les chapitres sur « La tragédie romaine » (p. 78-105) et « Sénèque » (p. 195-236).
[50] La persona désigne le masque tragique et le rôle – masque dont les traits présentent une passion unique, définissant le héros durant toute la pièce. Ainsi « l’acteur portant une persona de Médée ou d’Atrée, ne représente pas le personnage de Médée ou d’Atrée », mais « le cré[e] par son jeu, c’est-à-dire sa voix » (Ibid., p. 90). L’enjeu de la tragédie romaine serait d’amener les personnages à faire coïncider leur vox et leur persona.
[51] « Le théâtre et la peste », dans Le théâtre et son double, op. cit., p. 516.
[52] « Un athlétisme affectif », dans Le théâtre et son double, op. cit., p. 587.
[53] F. Dupont et P. Letessier, Le théâtre romain, op. cit., p. 90.
[54] F. Dupont, L’orateur sans visage. Essai sur l’acteur romain et son masque, Paris, PUF, « Collège international de philosophie », 2000, p.156.
[55] Jean-Louis Barrault, Souvenirs pour demain, op. cit., p. 108. Je souligne.
[56] On notera ici que Michel Foucault distingue nettement entre l’athlète de la spiritualité ancienne – un « athlète de l’événement » –, et l’athlète chrétien – un « athlète de lui-même » –. Il rappelle aussi l’hypothèse controversée qui place les exercices spirituels dans la continuité de pratiques chamaniques, essentiellement magiques et somatiques. Cf. Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, Seuil/Gallimard, 2001, p. 301-308 et
p. 399-400.
[57] L’ascèse au sens large est un « exercice de soi sur soi », ibid., p.301.
[58] Antonin Artaud, Projet de lettre (14 décembre 1935), dans Œuvres complètes VIII, op. cit., p. 300.
[59] Monique Borie le relevait déjà, dans Antonin Artaud. Le théâtre et le retour aux sources, op. cit., p. 114, note 2.
[60] Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », dans Œuvres, op. cit., p. 588.
[61] Ibid., p. 587.
[62] Antonin Artaud, « Le théâtre et la peste », dans Œuvres, op. cit., p. 516.
[63] Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », dans Œuvres, op. cit., p. 589. Je souligne.
[64] Ibid., p. 587. Je souligne.
[65] On se rappelle que la peste, comme le théâtre, est assimilée par Artaud à une « crise » qui se dénoue par la mort ou « une extrême purification » (« Le théâtre et la peste », dans Œuvres, op. cit., p. 521).
[66] Au verso d’une page du manuscrit des Cenci figure cette note datant probablement du début de 1935, suivant Paule Thévenin, de « l’époque où Artaud explorait la kabbale, travail dont il se servira dans ‘Un athlétisme affectif’ » : « C’est le cœur de l’homme qui est le pont entre le JE et Dieu. Le mystère de Dieu est caché en lui. / Dans la vie du Mystique, / les 2 facultés cœur et esprit doivent toujours être en activité, les 2 sont nécessaires pour la vie totale », dans Œuvres complètes vol. VIII, op. cit., p. 78 et note p. 345.
[67] Antonin Artaud, Le Théâtre de Séraphin, op. cit., p. 596 et 598.
[68] Artaud souligne cet adjectif.
[69] Antonin Artaud, « La jeune peinture française et la tradition » dans Messages révolutionnaires, op. cit., p. 715-6. Je souligne.
[70] Ibid., p. 714.
[71] « C’est en cultivant son émotion dans son corps que l’acteur en recharge la densité voltaïque », Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif » dans Œuvres, op. cit., p. 589. On peut songer aussi à cet exemple fameux, provenant de « Le théâtre et la peste » : « En face de la fureur de l’assassin qui s’épuise, celle de l’acteur tragique demeure dans un cercle pur et fermé. La fureur de l’assassin a accompli un acte, elle se décharge et perd le contact d’avec la force qui l’inspire, mais ne l’alimentera plus désormais. Elle a pris une forme, celle de l’acteur, qui se nie à mesure qu’elle se dégage, se fond dans l’universalité », dans Œuvres, op. cit., p. 517.
[72] Cf. Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif » et Le Théâtre de Séraphin, dans Œuvres, op. cit., p. 589 et p. 598-599.
[73] Antonin Artaud, [Le corps humain], dans Œuvres, op. cit., p. 1519.
[74] Antonin Artaud, « Le théâtre et la science », dans Œuvres, op. cit., p. 1547.
[75] Antonin Artaud, « Sur la yoga », dans Œuvres, op. cit., p. 1084.
[76] Antonin Artaud, « L’homme et sa douleur », dans Suppôts et suppliciations, dans Œuvres, op. cit., p. 1260.
[77] Antonin Artaud, « Sur la yoga », dans Œuvres, op. cit., p. 1084-1085.
[78] Antonin Artaud, « Trois textes écrits pour être lus à la Galerie Pierre », dans Œuvres, op. cit., p. 1543.
[79] Antonin Artaud, « Le théâtre et la science », dans Œuvres, op. cit., p. 1548.
[80] Antonin Artaud, [« Le corps humain »], dans Œuvres, op. cit., p. 1517.
[81] Ibid., p. 1518.
[82] Antonin Artaud, « Aliéner l’acteur », dans Œuvres, op. cit., p. 1521. Je souligne.
[83] Antonin Artaud, « Le théâtre et la science », dans Œuvres, op. cit., p. 1545. Je souligne.
[84] Artaud identifie en lui dès ses premiers textes une forme de défaillance, d’impouvoir, et l’associe à l’intervention d’une puissance mauvaise qui le devance, le prive de ses mots, de sa pensée et de sa vie. Derrida a bien souligné les « rapts » dont le jeune poète se sent la proie, en mettant en lumière le mécanisme du « furtif » (« La parole soufflée », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 253-292). Dans le contexte de Rodez qui est celui d’un effondrement intime, la figure de l’entrave fait retour, s’amplifie et se généralise : nous sommes envoûtés ou possédés aux dires du poète, aliénés à l’ordre social, anatomique, à nos croyances. Artaud s’en prend à toute forme d’antériorité, chronologique et ontologique, et cherche à naître de lui-même, de ses œuvres, perpétuellement.
[85] Antonin Artaud, Œuvres, op. cit., p. 1055.
[86] Antonin Artaud, Œuvres, op. cit., p. 1237.
[87] Antonin Artaud, Cahiers de Rodez (sept. – nov. 1945), dans Œuvres complètes XVIII, Paris, Gallimard, 1983, p. 221.
[88] Antonin Artaud, Cahiers de Rodez (déc. 1945 – janv. 1946), dans Œuvres complètes XIX, Paris, Gallimard, 1984, p. 209.
[89] Antonin Artaud, Cahiers de Rodez (juillet – août 1945), dans Œuvres complètes XVII, Paris, Gallimard, 1982, p. 226.
[90] Antonin Artaud, Cahiers de Rodez (sept. – nov. 1945), dans Œuvres complètes XVIII, op. cit., p. 261.
[91] Antonin Artaud, Lettre de Rodez à Henri Parisot (20 septembre 1945) dans Œuvres, op. cit., p. 1012.
[92] Antonin Artaud, « Aliéner l’acteur », dans Œuvres, op. cit., p. 1521.
[93] Antonin Artaud, « Le théâtre et la science », dans Œuvres, op. cit., p. 1548.
[94] Antonin Artaud, « Aliéner l’acteur », dans Œuvres, op. cit., p. 1522.
[95] Jean-Michel Rey, « Une anatomie inachevée », dans Guillaume Fau (dir.), Antonin Artaud, Paris, Bibliothèque nationale de France/Gallimard, 2006-2007, p. 27.
[96] Antonin Artaud, Lettre à Arthur Adamov (26 octobre 1947), dans Œuvres, op. cit., p. 1631.
[97] Antonin Artaud, « Pendant les 3 ans que je passai à Rodez… », dans Œuvres, op. cit., p. 1180.
[98] Antonin Artaud, « Aliéner l’acteur », dans Œuvres, op. cit., p. 1521.
[99] Antonin Artaud, Lettre au docteur Delmas [vers mai 1947], dans Œuvres, op. cit., p. 1621.
Pour citer cet article
Natacha Allet, « « L’athlète du cœur » et les mirages de l’origine (Artaud) », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 3 [en ligne], mis à jour le 01/01/2017, URL : https://sht.asso.fr/8309-2/