L’exposition « Archives du théâtre jeunesse dans le monde » propose une réflexion visuelle à partir du fonds « Théâtre Jeunesse monde » de la SHT, traité comme un objet politique, esthétique et archivistique.
Le parcours de l’exposition s’organise autour de trois salles virtuelles thématiques. Le fonds d’archives est d’abord envisagé comme un « objet politique », une chambre d’écho des conflits idéologiques de la deuxième moitié du XXe siècle. Le fonds témoigne également de la manière dont les acteurs du théâtre jeunesse ont étendu la dimension ludique du jeu d’interprétation à la production graphique d’ephemera (programmes de spectacle, brochures, bulletins). La dernière salle aborde le fonds d’archives comme un « objet sensible », pour montrer la trace laissée par les collecteur·ices.
Conception de l’exposition « Archives du théâtre jeunesse dans le monde » : Gaïa Richard
La politique s’immisce dans la constitution du canon que les institutions théâtrales destinent aux jeunes personnes dans le monde. Depuis les années 1980, le monde académique insiste sur le fait qu’une œuvre littéraire n’est pas canonique par nature : elle peut être canonisée après avoir fait l’objet de discours et de pratiques valorisantes de la part de différentes institutions culturelles légitimantes (ministères, appareil scolaire, médias, bibliothèques, festivals, etc). La sélection des œuvres du canon s’opère grâce à une série de critères plus ou moins explicites pour les agents impliqués : reconnaissance d’une certaine technicité littéraire, valorisation de la moralité qui se dégage d’une œuvre, statut de l’auteur·ice dans les hiérarchies sociales, état du soft power du pays de création, succès populaire ou élitiste, etc. Pour ce qui est du canon pour la jeunesse, au moins deux éléments spécifiques s’ajoutent au processus de canonisation :
– Les biais induits par certaines visions de l’enfance. Si les agents qui fabriquent le canon littéraire se représentent l’enfance comme un temps d’innocence et de fragilité, il est probable qu’ils favorisent la diffusion d’œuvres bienséantes, décorrelées des réalités sociales et politiques (relevant peut-être du merveilleux). Si les prescripteurs envisagent plutôt la période de l’enfance comme un moment où il faut dresser de petits êtres encore asociaux grâce à la culture, les œuvres retenues pourront plutôt relever du récit exemplaire ou des genres littéraires didactiques. Le canon dramatique pour l’enfance reflète parfois moins la réception enfantine que des stéréotypes culturels d’adultes.
– Une certaine réalité du marché culturel pour l’enfance. En Europe, le répertoire spécifiquement destiné aux enfants est valorisé seulement depuis le début du XXe siècle : il est, par conséquent, moins développé que celui pour les adultes. On observe donc toute une panoplie de gestes d’adaptation de matériaux littéraires pour faire grossir artificiellement l’offre dramatique adressée aux enfants : transposition transgénérique pour la poly-exploitation d’une œuvre (du roman vers le film jeunesse, à la pièce jeunesse par exemple), réduction de grands classiques pour les adultes, adaptation du folklore national ou régional (contes et légendes orales ou transcrites, fables). Une partie du canon théâtral pour la jeunesse imite le panthéon culturel des adultes ou répond à des logiques de rentabilisation.
La masse importante de programmes de spectacle et de photographies de mises en scène dans le « Fonds jeunesse monde » de la Société d’Histoire du Théâtre permet de repérer des invariants à l’échelle du monde. Des pièces, des œuvres romanesques, et des personnages font retour dans les programmations, peu importe l’époque et l’espace géographique dans lesquels elles s’inscrivent. Le canon dramatique pour la jeunesse qui se dessine à partir cet ensemble documentaire (1930-1995) se révèle étonnamment homogène pour un monde fracturé en deux blocs au moment de la période de collecte. Partout, les compagnies de théâtre jeunesse ont transposé des romans, adapté des classiques pour les adultes et fait une place importante au folklore. Mais loin de correspondre à l’idée que l’enfance est un moment de vie pré-politique, ce corpus est marqué par la surreprésentation d’œuvres issues des répertoires des anciennes puissances coloniales européennes, au détriment des traditions littéraires des Suds, rappel que la littérature jeunesse est aussi façonnée par des logiques profondément politiques.
Du fait de la période de collecte du fonds (1930-1995), ces archives témoignent également de la manière le bloc de l’est et les pays socialistes ont intégré le théâtre jeunesse à leur arsenal propagandiste. Des documents sont envoyés à la SHT d’URSS, d’Allemagne de l’Est, d’ex-Yougoslavie, de Roumanie, de Pologne, de Cuba et du Vietnam. Des symboles, des références théoriques et historiques, ainsi que des dispositifs esthétiques récurrents témoignent de l’existence d’une « communauté politique imaginaire » (Benedict Anderson, L’Imaginaire national, 1983), rendue singulière par son caractère transnational.
Le « Fonds jeunesse monde » de la Société d’Histoire du Théâtre rend compte d’un certain imaginaire communiste, campé autour de ses figures héroïques (Lénine, Fidel Castro), de ses symboles de lutte et d’union prolétarienne (étoile et drapeau rouge), de ses grandes figures artistiques (B. Brecht, B. Gorbatov, A. D. Popov), et de ses organisations de jeunesse (les Pionniers rouges). Tous ces signes forment une constellation référentielle qui relie visuellement des projets théâtraux et des espaces politiques parfois éloignés les uns des autres.
L’étude des programmes de spectacle, des brochures et des photographies de mises en scène permet de discerner l’héritage de certaines écoles esthétiques développées sous des régimes se revendiquant du communisme. Une grande tradition affichiste s’invente lors des premières décennies du régime soviétique : les fenêtres ROSTA et les trains d’agitation soviétiques préfigurent les affiches du cinéma cubain (années 1960). L’affiche devient le support privilégié de l’activité propagandiste, facilement reproductible par sérigraphie : une affiche où le texte s’affiche comme un slogan, minoré au profit de dessins au pochoir, stylisés et de couleurs vives, principalement de la gamme primaire, permettant de jouer avec un très fort contraste colorimétrique.
Les programmes de spectacle du fonds paraissent hériter de cette esthétique. De larges aplats de couleurs presque agressives attirent l’œil, quand le texte est réduit à son strict minimum. Le processus d’impression (qu’on devine parfois très artisanal, comme pour certains programmes vietnamiens) est souvent simplifié par la bichromie et la stylisation des traits, elle-même évocatrice de la standardisation (années 1920 en Allemagne, années 1930 en URSS). Certains costumes et programmes semblent plus représentatifs de la tendance et de la touche brumeuse de l’école futuriste. Par ailleurs, certains programmes de spectacle témoignent de la place centrale accordée aux thèmes d’actualité et au courant documentaire, tandis que les photographies montrent des dispositifs scénographiques gigantesques et véristes, qui évoquent tout à la fois les actions de masse soviétiques (1917-1928) et la doctrine réaliste socialiste imposée sous Staline. Le gigantisme architectural soviétique concerne aussi les institutions de théâtre pour les enfants, comme en témoignent les photographies du Théâtre musical et du Théâtre des animaux de Moscou.
Là où les ephemera dramatiques du bloc de l’ouest sont marqués par l’empreinte des entreprises privées qui y font leur publicité, ils portent plutôt le sceau de l’État dans les pays communistes. Le Consejo Nacional de Cultural cubain a imprimé tous les programmes de spectacle présent dans le fonds ; l’Agence de l’URSS pour les droits d’auteur (VAAP-inform) et l’Agence Dilia de Tchécoslovaquie produisent d’abondantes séries de brochures pour familiariser les pays étrangers avec les auteurs soviétiques pour l’enfance. Le Conseil roumain de la Culture et de l’éducation socialiste fait parvenir et traduire de riches classeurs de diapositives pour témoigner de la grandeur de leur théâtre pour l’enfance auprès des autres pôles de l’ASSITEJ.
Les archives venues des anciens pays de l’URSS et des États socialistes dessinent un territoire référentiel commun, parcouru par des agents culturels qui impulsent eux-mêmes des circulations esthétiques. On peut ainsi remarquer que les contes, les légendes et les éléments de folklore populaire autochtone sont particulièrement mis à l’honneur à Cuba et dans les pays d’URSS, enrichissant l’habituel triptyque nord-européen Charles Perrault-Frères Grimm-Hans Christian Andersen.
Les archives produites par certains théâtres pour la jeunesse sont particulièrement représentatives de ces circulations communistes. Après avoir transposé le film jeunesse soviétique La fleur écarlate, les équipes du Theater der Freundschaft de Berlin-est mettent en scène des dramaturges soviétiques comme Alekseï Dmitrievitch Popov et Boris Gorbatov. Au Theater der Jungen Generation, on monte la pièce sur la révolution cubaine La Farola, dont on trouve une timide trace dans un programme mensuel du Théâtre central pour enfants de Moscou un an plus tard.
Outre le répertoire dramaturgique, des photographies témoignent également de rencontres entre les grandes directrices des théâtres communistes pour l’enfance de Berlin-est (Ilse Rodenberg) et de Moscou (Natalia Sats). La seconde est particulièrement mise en avant par les autorités soviétiques, qui invitent Rose-Marie Moudouès, en tant que Secrétaire Générale de l’ASSITEJ, à la grande célébration de son engagement théâtral pour l’enfance. La carte de vœux laudative envoyée par Natalia Sats à l’adresse de Rose-Marie Moudouès souligne que ces pionnières interagissent à un niveau presque intime, alertes vis-à-vis de leur statut de femme dans le milieu culturel : cette lettre est envoyée le 8 mars 1967, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes.
Les traces que ces trois grandes figures féminines laissent dans les archives de la SHT rappellent que le théâtre jeunesse mondial a souvent été une affaire de femmes. Bien qu’encodée socialement dans les schèmes patriarcaux, l’association pavlovienne de l’enfance, de la « maternité » et du « féminin » a produit une répartition genrée de la production théâtrale en fonction des publics visés. Le théâtre pour la jeunesse étant minorisé par la critique et les institutions culturelles, parfois infantistes (Laelia Benoit, Infantisme, 2023), la visibilisation d’un travail d’écriture ou de mise en scène pour enfant est souvent moins fulgurante que pour le public adulte. L’humilité associée à cette sphère de création a également pu contribuer à surdéterminer la répartition genrée du travail théâtral pour la jeunesse.
Les archives du bloc de l’est se caractérisent par l’absence radicale de publicités marchandes (à trois exceptions près, pour la banque publique est-berlinoise et des commerces de proximité en Pologne) : c’est le fruit de dispositions législatives et idéologiques, puisque les annonces ont notamment été réservées aux organisations d’État en URSS entre 1921 et 1960, et interdites par Che Guevara au Ministère de l’Industrie en 1961. Cette absence saute aux yeux, par contraste avec les archives issues du bloc de l’ouest, infiltrées de part en part par les réclames de marques privées. À l’ouest, les acteurs marchands des régimes capitalistes se servent du programme de spectacle comme d’un nouveau support publicitaire, renouant avec des pratiques déjà perfectionnées au XIXe siècle pour les publics d’adultes. Cela participe à structurer le récent marché culturel pour l’enfance et la jeunesse, et de transmuter l’expérience artistique vécue par les enfants en acte d’achat par les parents accompagnateurs, à qui l’on vante des services et de biens de consommation. Ces inserts publicitaires sont le plus souvent ajoutés au dos ou à gauche de la page-titre des programmes, ce qui est à la fois un emplacement stratégique et le signe d’une certaine conscience de l’hétérogénéité du contenu publicitaire par rapport au propos théâtral développé dans le document.
Analyser la nature de l’acte publicitaire dans les programmes de spectacle jeunesse permet de reconnaître différents modèles et différentes logiques de financement des arts du spectacle dans les espaces concernés. La nécessité de financer une partie de la production du spectacle et de ses ephemera grâce à la publicité suggère a minima que le lieu de représentation est soumis à un régime de financement mixte. La nature du produit vanté par la réclame renseigne également sur la zone de prospection des institutions pour la jeunesse. La plupart des programmes promeuvent les services d’un commerce ou d’un lieu d’activité se situant à proximité du théâtre, et reposent sur l’idée que le·a consommateur·ice adulte qui accompagne l’enfant au théâtre se sentira incité·e à s’y rendre puisqu’il·elle est déjà présent·e dans le secteur. Le Landesbühne Schleswig-Holstein, le Städtischen Bühnen Nürnberg Fürth, le Theater für Kinder et la Children’s Theatre Company vendent des espaces publicitaires à des boutiques de vêtements pour enfants ; la revue polonaise Przeglad Polskich Wspolczesnych Sztuk Lalkowych en réserve à des commerces de biscuits, et, comme le Landesbünne Schleswig-Holstein, à une boutique de jeux. Plus original, le Theater der Jugend fait la promotion du zoo le plus proche.
À mesure que le capitalisme d’après-guerre affine ses techniques de vente, on observe qu’un effort de ciblage préside au geste publicitaire dans les ephemera des théâtres jeunesse. Les éléments visuels sont traités avec un style naïf associé à l’enfance, on se met à délaisser les photographies pour intégrer des dessins aux traits plus ronds et aux couleurs vives, on passe du réalisme photographique à des univers graphiques fantastiques ou merveilleux, sans doute associés à la littérature jeunesse. En d’autres termes, les agents publicitaires se mettent à concevoir un langage publicitaire en fonction des visions stéréotypées et culturelles de l’enfance promues par leur société. Les codes de l’album jeunesse se superposent d’ailleurs aisément à ceux de la publicité pour les adultes : la composition de ces publicités repose le plus souvent sur l’association d’une image en haut de page, légendée par un court texte en contrebas de page. Les jeunes spectateur·ices sont donc formé·es pour lire ce type de document et en réclamer l’objet. Les produits vantés ciblent généralement les jeunes consommateur·ices : on trouve des publicités pour des boissons sucrées au cola, une publicité du lobby laitier belge qui agite l’exemple de figures de sportives populaires, des réclames pour des biscuits, des instruments de musique, de la littérature jeunesse, etc. Mais d’autres encarts paraissent viser plus spécifiquement leurs parents accompagnateurs ou les professionnels présents dans le public : un programme sert de support publicitaire à une assurance incendie, d’autres à des marques cigarettes, des services bancaires, des missions de technique théâtrale, un industriel spécialiste de gomme caoutchouc (Samson Industries au Sri-Lanka), ou encore l’industrie horlogère suisse.
Les boîtes d’archives venues des États-Unis regorgent de programmes de spectacle à encarts publicitaires. Le Fine Arts center de Tryon et la Great American Children’s Theatre Company ont envoyé des documents particulièrement représentatifs de la fusion du marché théâtral pour la jeunesse et du marché de consommation. La Northwestern Bank et Mc Donald’s vont jusqu’à fondre leurs annonces publicitaires dans l’économie narrative des adaptations de L’Île au trésor de R. Stevenson, pour minimiser l’écart entre la proposition théâtrale de la compagnie et leur discours de vente. Alors que l’enseigne de restauration rapide se mondialise, The Great American Children’s Theatre Company invente un système de monnayage : outre des bons de réduction sur les burgers, les petit·es spectateur·ices peuvent réclamer un certificat de présence et une affiche estampillée Mc Donald’s au sortir de la représentation théâtrale de la compagnie. Le mécénat ne se limite plus seulement à des financements, comme pour la mise en scène de Cendrillon : il s’agit désormais de prêter également à la compagnie son image de marque et une force d’attraction marchandisée.
À l’ouest, le théâtre jeunesse sert donc également de vecteur pour l’idéologie capitaliste et participe à pérenniser un système de valeurs et des pratiques politiques.
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