La Société Française de Photographie (SFP), hébergée dans la BnF Richelieu, conserve dans ses fonds une étonnante collection de vues de répétitions, d’acteurs et d’actrices en leurs loges ou dans les coulisses dans les années 1905-1930. Des centaines de photographies qui proposent de nouveaux registres de l’intimité des acteurs et des actrices au tout début du XXe siècle. Ces excursions dans les loges où le regard des photographes dévore les corps et les espaces semblent alors être une pratique répandue, qui associe les coulisses des théâtres aux nouveaux espaces du tourisme, où, ici, les corps se consomment comme les nouveaux paysages à découvrir.
Voir aussi : Cahier Théâtre/Archives n°3, Société d’Histoire du Théâtre, 2023
Extrait de : Colette, « Matinée », L’Envers du music-hall, Paris, Flammarion, 1913
Quel soupir répond au mien, venu d’une loge voisine ! soupir tragique, presque sangloté… C’est celui, à coup sûr, de cette enfant mal remise d’une fièvre muqueuse, une « tour-de-chant » débile, que la chaleur furieuse épuise et qui se remonte avec des absinthes glacées…
Une huile trouble, qui fleure le vieux pétrole : c’est ma vaseline, méconnaissable. Une crème couleur de beurre douteux : voilà ce qu’est devenu mon blanc-gras. Le contenu du pot de rouge, liquéfié, pourrait servir à masquer, comme disent les cuisiniers, quelques « pêches cardinal »…
Tant bien que mal, me voici ointe de ces graisses multicolores, et poudrée. J’ai le temps de contempler, avant l’heure de la pantomime, mon visage où reluisent, sous le soleil, les couleurs mêlées du pétunia violet, du bégonia, du volubilis bleu sombre… Mais l’énergie de remuer, de marcher, de danser et de mimer, où la prendre ?…
Le soleil tourne un peu et quitte l’une de mes deux fenêtres, que j’ouvre grande ; mais l’accoudoir brûle mes paumes et l’impasse sent le melon pourri, le ruisseau sec… Deux femmes en cheveux ont planté leurs chaises au milieu de la chaussée et renversent la tête vers l’azur poudreux, comme des bêtes qu’on noie…
Un pas hésitant monte l’escalier ; je me détourne pour voir surgir, au palier, une danseuse fluette costumée en Peau-Rouge : elle est pâle malgré le fard, avec des tempes noires de sueur. Nous nous regardons sans parler ; puis elle soulève vers moi un pan de son costume brodé, alourdi de verroteries, chargé de cuir en rubans, de métal et de perles, et murmure en rentrant dans sa loge :
— Et avec ça, il pèse dix-huit livres !
Entre 1906 et 1912, Colette tient une sorte de journal de tournée du music-hall, qui prendra la forme de chroniques, publiées dans Le Matin, avant de donner naissance, en 1913, à un livre, L’Envers du music-hall.
En cet automne 2025 où l’on célèbre l’écrivaine Colette (publications diverses à la faveur de son entrée dans le domaine public, exposition Les mondes de Colette à la BnF), la SHT propose trois expositions virtuelles de photographies de coulisses de music-hall. Ce triptyque prolonge une publication de la collection Théâtre/Archives de 2023 qui avait publiée une trentaine de ces photographies, accompagnées d’enquête de Colette Morel, Vincent Guyot et Léonor Delaunay.
L’enquête continue aujourd’hui, avec L’Envers du music-hall de Colette en compagnonnage, tant ses nouvelles (plus que des chroniques) nous aide à dévoiler, dans un même mouvement, les coulisses et les images des coulisses. Ces photographies ne font pas exception. Elles sont un récit de l’intrusion et de la pose imposée. Elles témoignent d’une curiosité malsaine que l’on appelle le voyeurisme, pratiquée par des administrateurs usant de leur autorité pour pénétrer l’intimité des coulisses et faire poser les acteurs et les actrices devant leur objectif.
Louis Delamarre est un photographe amateur qui a ses entrées dans le monde du spectacle. Ami de Paul Gavault, un autre personnage du monde théâtral parisien des années 1900, on le retrouve à des postes de secrétaire, d’administrateur associé puis d’administrateur à La Comédie Mondaine, au Palais Royal, à l’Odéon puis à La Scala.
Louis Delamarre et ses amis possèdent donc les clés des coulisses. Les portes ne peuvent se fermer sur l’intimité des acteurs et des actrices.
Ces photographies, comme nombre de témoignages de cette époque, confirment que transgresser ces limites (de la porte fermée sur l’intimité des artistes) est utilisé comme un privilège de quelques spectateurs et des membres des conseils d’administration des théâtre. Un privilège qui perdure après 1906, année d’adoption, sous la pression syndicale, de la Circulaire Clémenceau, dont le projet est clair : protéger les artistes en interdisant l’accès aux coulisses. On interdit au passage les « poses » inutiles, autrement dit la pure exhibition des corps.
Mais la circulaire ne met pas fin à l’exploitation et à l’exhibition des corps des artistes, et plus encore des actrices. Elle signifie toutefois que ces images ne vont pas de soi et qu’elles nous obligent, en les observant, à mener l’enquête et à en dévoiler les ressorts, ce qui les a permises et dans quel environnement, saturé d’anecdotes et d’historiettes, elles ont été produites.
Voir aussi Cahier Théâtre/Archives n°3, Société d’Histoire du Théâtre, 2023
Texte : Léonor Delaunay (enquête en cours sur l’histoire des coulisses et leurs représentations)
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