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Exposition virtuelle

Photographies de l’intimité

La Société Française de Photographie (SFP), hébergée dans la BnF Richelieu, conserve dans ses fonds une étonnante collection de vues de répétitions, d’acteurs et d’actrices en leurs loges ou dans les coulisses dans les années 1905-1930. Des centaines de photographies qui proposent de nouveaux registres de l’intimité des acteurs et des actrices au tout début du XXe siècle. Ces excursions dans les loges où le regard des photographes dévore les corps et les espaces semblent alors être une pratique répandue, qui associe les coulisses des théâtres aux nouveaux espaces du tourisme, où, ici, les corps se consomment comme les nouveaux paysages à découvrir.

Voir aussi : Cahier Théâtre/Archives n°3, Société d’Histoire du Théâtre, 2023

Le soir va venir. Oh ! oui, allons-nous-en ! Mes compagnons courent presque, à présent. Nous savons bien, tous, que nous ne manquerons pas le train. Mais nous fuyons le beau jardin, la noble oisiveté dont nous sommes indignes. Nous courrons vers l’hôtel, vers la loge étouffante et la rampe qui aveugle. Nous courons, pressés, bavards, avec des cris de volailles, vers l’illusion de vivre très vite, d’avoir chaud, de travailler, de ne penser guère, de n’emporter avec nous ni regrets, ni remords, ni souvenir…

Entre 1906 et 1912, Colette tient une sorte de journal de tournée du music-hall, qui prendra la forme de chroniques, publiées dans Le Matin, avant de donner naissance, en 1913, à un livre, L’Envers du music-hall.

La vie théâtrale saisie par son envers, la joie, la dignité et l’épuisement des artistes du music-hall narrés sous une forme fragmentaire, qui circule d’un espace à un autre, d’un train à un restaurant, d’un jardin à une loge, d’une chambre à une coulisse. Chaque titre de ces rubriques témoigne d’ailleurs d’une vie où se s’entremêlent l’intime et le travail et qui offre un contre-point puissant à la littérature anecdotique voyeuse et grivoise. Colette redéfinit le récit des coulisses du théâtre écrite jusqu’alors majoritairement par des hommes et qui transforment les actrices en petites girls perverses. Ces souvenirs de coulisses sont des bavardages impayables, qui décrivent très scrupuleusement une vie de théâtre saisie au plus près, dans sa quotidienneté et sa banale trivialité. Et c’est ce regard, sans surplomb et sans jugement sur ces acteurs et surtout sur ces actrices et leurs mœurs habituellement objets de rires gras et de bons mots grivois qui tranchent, ringardisant en un geste d’écriture la masse des récits horrifiques à la Nana et les bons mots des rubriques consacrées aux anecdotes sur les actrices.

En cet automne 2026 où l’on célèbre l’écrivaine Colette (publications diverses, à la faveur de son entrée dans le domaine public, exposition à la BnF), la SHT propose trois expositions virtuelles de photographies de coulisses de music-hall. Ce triptyque prolonge une publication de la collection Théâtre/Archives de 2023 qui avait publié une trentaine de ces photographies, accompagnées d’enquête de Colette Morel, Vincent Guyot et Léonor Delaunay.

L’enquête continue aujourd’hui, avec L’Envers du music-hall de Colette en compagnonnage, tant ses nouvelles (plus que des chroniques) nous aider à dévoiler, dans un même mouvement, les coulisses et les images des coulisses. Ces photographies ne font pas exception. Elles sont un récit de l’intrusion et de la pose imposée. Elles témoignent d’une curiosité perverse que l’on appelle le voyeurisme, pratiquée par des administrateurs usant de leur autorité pour pénétrer l’intimité des coulisses et faire poser les acteurs et les actrices devant leur objectif.

Mais là encore, les mots de Colette permettent d’y mieux voir, ou plutôt, d’y voir autrement :

Comme elle est blonde et jeune, maigriote avec des yeux bleus, elle remplit exactement toutes les conditions que nous exigeons d’une « petite danseuse anglaise ». Elle parle un peu le français, d’une voix vigoureuse de jeune canard, et dépense, pour articuler quelques mots de notre langue, une force inutile qui fait rougir ses joues et briller ses yeux.

Quand elle quitte la loge qu’elle occupe avec ses compagnes, à côté de la mienne, et qu’elle descend vers la scène, maquillée, costumée, je ne la distingue pas des autres girls, car elle s’applique, ainsi qu’il sied, à n’être qu’une impersonnelle et agréable petite Anglaise de revue. La première qui descend, et la seconde, et la troisième, et jusqu’à la neuvième me jettent en passant le même sourire, le même signe de tête qui secoue les mêmes boucles postiches d’un blond rosé. Les neuf visages sont peints du même fard, habilement violacé autour des yeux, et leurs paupières sont chargées, à chaque cil, d’une si lourde goutte de « perlé » qu’on ne voit plus la nuance du regard.

Mais quand elles s’en vont, à minuit dix, les joues essuyées d’un coin de serviette et repoudrées de blanc cru, les yeux encore sauvagement agrandis — ou bien quand elles viennent répéter l’après-midi, à une heure — tout de suite je reconnais la petite Glory, authentiquement blonde, deux pompons de cheveux frisés attachés sur les tempes par un bout de velours noir, nichée au fond de son affreux chapeau comme un oiseau dans un vieux panier. Deux incisives soulèvent sa lèvre supérieure : au repos, elle a l’air de laisser fondre dans sa bouche une dragée très blanche.

Je ne sais pas pourquoi je l’ai remarquée. Elle est moins jolie que Daisy, cette brune démoniaque, toujours en pleurs ou en fureur, dansant comme un démon, ou réfugiée sur un degré d’escalier, d’où elle crache d’abominables mots anglais. Elle plaît moins que la sournoise Édith, qui exagère son accent pour faire rire et profère en français, ingénument, des énormités qu’elle comprend fort bien…

Mais Glory, qui danse pour la première fois en France, retient mon attention. Elle est gentille et touchante, anonymement. Elle n’a jamais appelé le maître de ballet « damné fou », et son nom ne paraît pas au tableau des amendes. Elle crie, en descendant et en montant les deux étages, mais elle crie comme les autres, mécaniquement, parce qu’une troupe de girls, qui changent quatre fois de costume entre neuf heures et minuit, ne peut pas monter ni descendre les escaliers sans jeter des glapissements de Peaux-Rouges et des chants désordonnés. Glory mêle à ce nécessaire vacarme sa jeune voix fausse et comique et tient sa partie aussi dans la loge commune, séparée de la mienne par une mauvaise cloison de bois.

Les girls voyageuses ont fait de ce cabinet rectangulaire un campement de saltimbanques. Les crayons noirs et rouges roulent sur la planchette à maquillage, couverte ici d’un papier d’emballage, là d’une serviette trouée. Un courant d’air détacherait des murs les cartes postales, retenues seulement par des épingles fichées de biais. La boîte à rouge, le bâton de Leichner, la houppette de laine, cela s’emporte dans un coin de mouchoir, et ces petites filles, qui s’en iront dans deux mois, laisseront moins de traces qu’une halte de romanichels qui marquent leur route par les brûlures rondes de l’herbe, par la cendre floconneuse d’un feu de bois.

(Colette, « Amour », in L’Envers du music-hall, Paris, Flammarion, 1913)

 

L’excursion dans les coulisses se déroule sur des années (1906-1912), à raison de plusieurs visites dans de nombreux théâtres où Delamare pénètre aisément grâce à ses contacts. C’est dans les coulisses de ces théâtres de divertissements qu’il capte un quotidien et une intimité jusqu’alors peu photographiés. Les loges qu’il photographie sont des espaces de travail particulièrement exigus. Les murs sont fissurés, humides, replâtrés, ils témoignent du manque de confort et de salubrité des lieux. Sur certains clichés, on remarque le seau de toilettes à même la loge, à côté de la table de maquillage et du miroir ou sous une chaise percée, que le geste amateur du photographe n’a pas eu le réflexe d’exclure du cadre. Les draps et les rideaux de dentelles tendus au mur permettent de compartimenter l’espace, de préserver malgré tout un peu d’intimité en cas de changement de costumes à plusieurs, une intimité que le photographe préfère exposer,

En dépit de la modestie des lieux, certaines photographies montrent de quelle manière acteurs et actrices se les approprient et les personnalisent ; les murs sont couverts de coupures de journaux, de portraits, de photographies de famille et d’amis, punaisés autour de la coiffeuse et coincés dans le cadre du miroir. Les traces de la vie des artistes, parsemées ici et là dans ces minuscules espaces, offrent le tableau saisissant d’un espace hybride où l’intime et le travail, le privé et le public, se côtoient indistinctement.

Ces signes participent à la manière dont ces images nous saisissent. Ils documentent une histoire de la vie théâtrale rarement captée par le médium photographique.

Voir aussi Cahier Théâtre/Archives n°3, Société d’Histoire du Théâtre, 2023

Texte : Léonor Delaunay (enquête en cours sur l’histoire des coulisses et leurs représentations)

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