Revue d’Histoire du Théâtre • N°274 T2 2017
Introduction
Par Roxane Martin
Résumé
Regard horrifié, tête échevelée, geste menaçant : voici à peu près tout ce que l’historiographie a retenu du jeu de l’acteur de mélodrame. Souvent moqué, ce jeu semble même avoir disparu avec le XIXe siècle, une fois que l’émotion avait trouvé, au théâtre, de nouvelles formes d’expression. Comment comprendre, dans cette perspective, que Louis Jouvet ait appelé de ses vœux la création d’une classe de mélodrame au sein du Conservatoire en 1939-40 ? que Charles Dullin ait intégré dans ses Souvenirs un chapitre intitulé « À l’école du mélodrame » ? que Jacques Lecoq ait incorporé la pratique du jeu mélodramatique dans sa pédagogie théâtrale en 1974 ? C’est pour trouver des éléments de réponse que la Revue d’Histoire du Théâtre présente, pour son 2e numéro de l’année 2017, un dossier consacré au jeu de l’acteur de mélodrame. Les textes, réunis par Roxane Martin, questionnent les origines, les pratiques et les devenirs du jeu mélodramatique depuis les pantomimes du XVIIIe siècle jusqu’au cinéma naissant, interrogent la portée sociale et politique du geste meurtrier en scène, mettent au jour les éléments d’une gestique percutante, capable par son réalisme de sidérer le spectateur. Un article varia de Jeanyves Guérin, consacré aux lectures politiques d’En attendant Godot parait également dans ce numéro.
Texte
Introduction
Le génie de l’acteur est une lueur qui s’efface ; il ne laisse qu’un souvenir.
Victor Hugo, « Obsèques de Frédérick-Lemaître », 20 janvier 1876
Consacrer un dossier entier de la Revue d’Histoire du Théâtre au jeu de l’acteur de mélodrame relève de la gageure. Comme le rappelle Jean-Marie Thomasseau :
Du jeu de l’acteur de mélodrame, il ne nous reste même pas aujourd’hui le souvenir, à peine quelques jugements critiques, rapides, hâtifs, partiaux, et quelques répliques redondantes et vides, cueillies çà et là, dans ces bons vieux mélodrames qu’on ne lit plus[1].
De cet acteur du mélo, tout le monde semble pourtant en avoir une image plus ou moins nette : regard horrifié, tête échevelée, les mains levées ou le geste menaçant, il fait ronfler ses répliques, hurle, frappe du pied aux moments utiles, implore, gesticule, le tout avec un souci constant du spectateur qu’il cherche à envoûter par les moyens d’une émotion débordante. Souvent moqué, ce jeu semble avoir disparu avec le XIXe siècle, une fois que l’émotion avait trouvé, au théâtre, de nouvelles formes d’expression. En 1903, un journaliste du Gaulois en faisait le constat, en écrivant à propos de la mort de Montal, dernier acteur du mélodrame selon lui :
Les journaux d’avant-hier ont annoncé la mort de l’acteur Montal. Ce nom ne vous dit peut-être rien, à vous qui êtes de la génération nouvelle ? Pour nous, ceux dont la tête se dépouille, ou commence à blanchir, il évoque le souvenir d’une époque disparue, tout au moins celui d’un genre dramatique qui tend à disparaître, si même ce n’est déjà chose faite. Je veux parler du mélodrame, qui, pendant les quatre premiers cinquièmes du dix-neuvième siècle, fut l’aliment régulier du théâtre, et sa fortune […].
L’acteur Montal fut un des protagonistes du genre, et, le genre agonisant depuis une vingtaine d’années, il avait pris une retraite prudente. Il a fallu sa mort pour faire souvenir qu’il avait existé. Il a tenu cependant une certaine place, il a fait des créations sans nombre dans un emploi très personnel et très particulier, celui des « traîtres », où il excella. Personne ne savait mieux que lui rouler des yeux terribles, grasseyer une menace ou une malédiction, donner à point le coup de poignard, ou tirer le coup de pistolet du cinquième acte. Il parut terrible jusqu’au dernier jour où il sembla ridicule, et fit trembler jusqu’au jour où il fit rire, la foi s’étant envolée[2] !
Le rire semble avoir tué l’effroi, et ruiné à tout jamais les effets du mélodrame. Pourtant, à bien lire les articles qui composent ce numéro, l’on s’aperçoit que le rire n’a jamais été un élément étranger au mélodrame. La frontière entre le rire et l’effroi est précisément l’élément qui justifie, pour Jacques Lecoq, la création d’une classe de mélodrame dans son école en 1974[3] ; savoir susciter « la terreur doublée du rire[4] » est ce qui caractérise, selon Victor Hugo, le génie de Frédérick Lemaître et explique qu’il ait pu s’imposer, pour ses contemporains, comme un réformateur du jeu mélodramatique[5]. L’on peut se demander pourquoi le jeu de l’acteur de mélodrame fut autant décrié à l’orée du XXe siècle, alors qu’il trouve à s’exprimer au même moment dans le cinéma naissant[6] et se voit réinvesti dans la pratique d’un metteur en scène comme Firmin Gémier[7]. Ce jeu codé, qui a largement débordé au fil du XIXe siècle le strict cadre générique et géographique au sein duquel il avait pris naissance, méritait donc un examen attentif que ce dossier se propose d’entreprendre.
L’acteur de mélodrame a, de toute façon, toujours été décrié dans la presse, y compris au moment de l’émergence du genre dans les premières années du XIXe siècle. La critique peut certes s’engouer de la performance d’un Tautin ou d’un Marty, interprètes favoris des mélodrames de Pixerécourt, se pâmer devant le génie d’un Frédérick Lemaître ou d’une Marie Dorval, apprécier les qualités mimiques et gestuelles d’un Rouvière[8] ou d’un Mélingue[9], mais le jeu mélodramatique n’en reste pas moins perçu comme un jeu extérieur et outrancier, condamnable sur le plan esthétique et moral surtout lorsqu’il menace de s’implanter sur les scènes officielles. C’est ce qui explique pourquoi Frédérick Lemaître, marqué au fer rouge du mélodrame par son interprétation mémorable du traître Robert Macaire, n’est pas entré à la Comédie-Française ; Marie Dorval, dont la formation à l’école du mélodrame a toujours été tue par la critique « romantique », n’y a jamais été nommée sociétaire[10]. Et si le mélodrame pose ainsi problème, c’est qu’il offre un espace privilégié pour la représentation de la violence. Les iconographies qui illustrent ce numéro le révèlent de façon évidente : poignards levés, fusils menaçants, corps agonisants sont les éléments-clés de la topique mélodramatique. Donner (ou recevoir) la mort en scène est un acte hautement subversif, porteur d’une contestation sociale et politique[11]. Aussi l’acteur de mélodrame, en accomplissant le geste meurtrier, accorde-t-il une légitimité aux personnages homicides, d’autant qu’il use, pour ce faire, d’une gestique percutante, capable par son réalisme de sidérer le spectateur. Et c’est là, sans nul doute, le fil conducteur qui relie les articles de ce dossier. L’art de la pantomime constitue le socle de l’apprentissage du jeu de l’acteur de mélodrame, qui n’aura eu de cesse, tout au long du XIXe siècle, de renouveler son langage en rapport avec les mutations de la sensibilité collective et le besoin de doter son geste d’un effet de vérité. « Le geste fait image et peint le sentiment » écrivait Fayolle en 1813[12]. À l’origine du jeu mélodramatique se trouve une codification de l’émotion par le geste et la mimique, dont on trouve les prémices dans les pantomimes de la fin du XVIIIe siècle[13]. Ce langage des émotions s’inscrit dans une recherche de naturel et de vérité sans laquelle le mélodrame (et partant l’acteur) ne saurait prétendre à son effet. Car le réalisme, à cette époque, se mesure dans l’authenticité de l’émotion ressentie devant le spectacle de la douleur. C’est ce qui explique la très grande influence des acteurs anglais sur le jeu mélodramatique français dans les années 1822-1829, ceux-ci ayant donné à voir, entre autres choses, une façon plus réaliste (et donc plus éprouvante pour le spectateur) de mourir en scène[14]. Si la phraséologie du geste issue de la pantomime se voit en partie captée par l’Académie de musique à partir de 1817[15], elle n’en reste pas moins un fondement du jeu mélodramatique jusqu’à l’orée du XXe siècle, ainsi que le confirment les articles publiés dans ce numéro. Aussi ne sera-t-on pas étonné de voir apparaître un chapitre intitulé « À l’école du mélodrame » en exergue des Souvenirs de Charles Dullin[16] ou les traces d’un apprentissage du mélodrame dans l’école du Vieux-Colombier. Le mélodrame s’est longtemps offert comme un modèle propice aux pratiques de l’acteur, ainsi que le confirme Louis Jouvet dans ses recommandations aux élèves du Conservatoire :
Il y a eu toute une époque du mélodrame avec des acteurs que vous devriez connaître ; […] toute une tradition d’acteurs qui a maintenant disparu. Tout cela est mort à cause du Théâtre-Libre, qui exigeait du théâtre une « vérité » auprès de laquelle le mélodrame paraissait invraisemblable. Le mélodrame a pu exister parce qu’il y avait des comédiens extraordinaires. […] Il faut, pour jouer cela, une conviction considérable, en même temps qu’une technique étonnante. […] Moi, je pense qu’ici [au Conservatoire], il devrait y avoir une classe de mélodrame[17].
C’est donc de cette « tradition d’acteurs » que ce numéro de la Revue d’Histoire du Théâtre a souhaité rendre compte, satisfaisant en cela les vœux de Louis Jouvet pour qui les pratiques de l’acteur constituent un pan non négligeable de l’histoire du théâtre.
| Roxane Martin
Notes
[1] Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame sur les scènes parisiennes de Cœlina à L’Auberge des Adrets (1800-1823), Lille, Service de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1974, p.465.
[2] « L’agonie du mélodrame », Le Gaulois, 16 mai 1903. – Montal (1837-1903) avait débuté au Théâtre de Belleville avant de se faire engager à la Porte-Saint-Martin, à l’Ambigu, au Châtelet et au Théâtre-Historique. Il s’illustra, notamment, dans Les Étrangleurs de Paris (Adolphe Belot, 1880), L’Homme de peine (Félix Pyat, 1885), Roger la honte (Jules Mary et Georges Grisier, 1888).
[3] Voir l’article de Didier Doumergue dans le présent numéro.
[4] Victor Hugo, « Obsèques de Frédérick-Lemaître », dans Œuvres complètes de Victor Hugo. Actes et paroles, III : Depuis l’exil (1870-1876), Paris, J. Hetzel & A. Quantin, 1884, p.361.
[5] Voir l’article de Marion Lemaire dans le présent numéro.
[6] Voir l’article de Jean-Marc Leveratto dans le présent numéro.
[7] Voir l’article de Nathalie Coutelet dans le présent numéro.
[8] Voir l’article de Marion Chénetier-Alev dans le présent numéro.
[9] Voir l’article d’Olivier Goetz dans le présent numéro.
[10] Voir l’article de Julia Gros de Gasquet et Florence Filippi dans le présent numéro.
[11] Voir l’article de Noémi Carrique dans le présent numéro.
[12] François Fayolle, Sur les Drames lyriques et leur exécution, Paris, Impr. de J.-B. Sajou, 1813, p.4.
[13] Voir l’article de Sylviane Robardey-Eppstein dans le présent numéro.
[14] Voir l’article de Catherine Treilhou-Balaudé dans le présent numéro.
[15] Voir l’article d’Emmanuelle Delattre-Destemberg dans le présent numéro.
[16] Charles Dullin, Souvenirs et notes de travail d’un acteur, Paris, Odette Lieutier, 1946, p.29-32.
[17] Louis Jouvet, « Le mélodrame – Extrait d’un cours sur Les Frères Karamazov de Jacques Copeau et Jean Croué d’après Dostoïevski », dans Tragédie classique et théâtre du XIXe siècle. Extraits des cours de Louis Jouvet au Conservatoire (1939-1940), Paris, Gallimard, 1968, p.28-29.
Pour citer cet article
Roxane Martin, « Introduction », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 274 [en ligne], mis à jour le 01/02/2017, URL : https://sht.asso.fr/introduction-2/