Revue d’Historiographie du Théâtre • N°8 T3 2023
Introduction
Par Florence Naugrette, Andrea Fabiano
Résumé
L’histoire littéraire et l’histoire du théâtre, qui suivent des voies parfois parallèles, parfois divergentes, ont-elles constitué un « canon » du théâtre, que l’histoire culturelle invite à déconstruire ou à réévaluer ? Comment ce canon s’est-il constitué ? Sur quelles valeurs ? Via quelles instances de légitimation ? En construisant quels mythes apparemment indéboulonnables, et à quel usage ? Comment ce canon évolue-t-il au fil du temps ? L’historiographie du théâtre comme art de la scène et pratique institutionnelle, enrichie des apports de l’histoire culturelle, est-elle incompatible avec les méthodes de l’histoire littéraire, ou celle-ci peut-elle s’enrichir des recherches permises par celles-là ? Convient-il d’établir une distinction entre canon et répertoire ? Comment les gens de théâtre intériorisent-ils le canon théâtral, se l’approprient-ils, s’en détachent-ils, composent-ils avec lui ? Dans quelle mesure contribuent-ils à le reformater ? Comment les artistes étrangers abordent-ils le canon français ? Comment la mise en scène elle-même peut-elle se canoniser ? Quelles constructions rétroactives les grandes mises en scène effectuent-elles sur le canon ? Que fait le spectacle de l’histoire littéraire ?
Texte
Pour Christian Biet
Le canon n’a pas bonne presse. Par son sens normatif, son usage universaliste et sa connotation guerrière, il fascine, certes, mais surtout, et de plus en plus, embarrasse. Aux auteurs, acteurs, metteurs en scène, spectateurs, critiques et historiens, il inspire – à des degrés variables sur l’échelle qui va de l’adhésion au rejet – une admiration, une considération ou un respect mâtinés d’ennui, de méfiance, voire de suspicion : trop limitatif, trop exclusif, trop masculin, trop textocentré, trop normé, ne serait-il pas, sous les dehors fallacieux de la référence commune, un frein à la créativité, et – les deux sont liés – un outil d’oppression ? Pourtant, aujourd’hui encore, cette notion engage tous les acteurs du champ culturel dans leurs pratiques : les options pédagogiques des professeurs qui enseignent à leurs élèves un socle commun de connaissances ; les spectateurs dans leurs horizons d’attente à combler et surprendre ; les choix esthétiques des programmateurs qui, dans des proportions variables selon leurs cahiers des charges, leur répertoire et leur politique artistique, assurent la transmission du patrimoine ou encouragent la création contemporaine ; les élans des metteurs en scène pour qui l’idée de monter un chef-d’œuvre consacré peut inhiber ou constituer un défi, un accomplissement, un ressourcement, voire l’occasion rêvée de faire « avec les morceaux, d’autres choses », comme disait Vitez de ces « galions engloutis »[1] remontés à la surface depuis les abysses du passé ; les hésitations des candidats au Conservatoire avant une audition, pour qui choisir un morceau de bravoure classique ou romantique est une tentation « casse-gueule ».
Le canon pourtant impressionne beaucoup moins si l’on considère qu’il n’est pas un, mais multiple, pour des raisons historiques, géopolitiques et disciplinaires. Il n’est déjà pas le même, ou n’a pas la même charge identitaire au pays de Shakespeare, au pays de Molière, au pays de Goldoni et au pays de Tchékhov, en Orient et en Occident, pour les peuples colonisateurs et les peuples colonisés. Il varie aussi, au sein d’une même culture, jadis, naguère et aujourd’hui, selon l’instance de légitimation qui en décide (programme scolaire, histoire littéraire, critique dramatique, répertoire des théâtres publics et privés) et selon la discipline académique qui, en l’étudiant, œuvre à sa constitution (littérature, études théâtrales, sociologie, histoire culturelle), voire le confirme paradoxalement de remettre en cause son usage au service de la classe dominante (études de genre, études postcoloniales, études du handicap, etc.). Enfin, et c’en est la conséquence, la nature même de ce qu’on canonise (qu’on valorise, qu’on rejoue, qu’on étudie, qu’on admire, qu’on donne en exemple, modèle ou référence), varie – selon les aires culturelles, les époques historiques, les institutions légitimantes et les disciplines scientifiques – du chef-d’œuvre mondialement connu (Électre, le Mahabharata, Hamlet, Tartuffe, La Cerisaie…) à un genre traditionnel toujours vivant (le nô, la commedia dell’arte), en passant par des formes du passé prestigieuses (la tragédie classique française en vers alexandrins), des œuvres novatrices en leur temps rétrospectivement célébrées comme événements fondateurs (Hernani pour le romantisme, L’Opéra de quat-sous pour le théâtre épique, En attendant Godot pour le prétendu théâtre « de l’absurde », Rwanda 94 pour le théâtre documentaire, Anéantis pour le théâtre « in-yer-face », etc.), des interprétations devenues iconiques, des mises en scène éblouissantes ayant marqué les mémoires de ceux qui les ont vues, et plus encore de ceux qui ne les ont pas vues.
C’est pour comprendre la constitution, l’évolution, les redéfinitions, la concurrence, la contestation et le devenir culturel des canons du théâtre que dans le cadre du programme d’études de l’Institut Universitaire de France « Archives, mémoires, témoignages, que raconte l’histoire du théâtre ? », les chercheurs réunis les 2-3-4 juin 2021 en Sorbonne pour ce premier d’une série de quatre colloques étaient invités par l’ENS-Ulm, Nanterre Université, l’Université de Victoria (Canada), Sorbonne Université et la Comédie-Française à soumettre « le canon théâtral à l’épreuve de l’histoire »[2]. Cette commande mettait leur expertise à l’épreuve d’autant plus dangereusement que le canon a été et est encore produit, entre autres lieux, par l’université. C’est donc à un retour épistémologique et critique sur leur pratique, et pas seulement sur celle de leurs devanciers, que ces chercheurs étaient conviés. De là leur position ni plus confortable ni plus assurée que celle des artistes invités ici à explorer leur rapport à cette notion de « canon », plus étrange peut-être que l’objet qu’elle recouvre : ils ont pu être déroutés par le mot, tant cette catégorie normative peut paraître étrangère à l’élan créateur, mais la chose n’en constitue pas moins pour eux un horizon de référence, ou un héritage, ou un bien rendu commun par l’amour partagé pour l’histoire des formes, des œuvres, de la mise en scène, du jeu, et leur fait moins l’effet d’un âge d’or que d’un tremplin.
Le canon, qui par nature porte une norme, une valeur et une mémoire collective, ne fait pas consensus ; sans doute est-ce sa raison d’être paradoxale ; non seulement il varie d’une époque, d’une aire culturelle, d’un type de discours et d’une discipline à l’autre, mais encore sa légitimité même, en tant que référence commune, fait débat. C’est pourquoi on étudiera ici d’abord les modalités, les méthodes et l’axiologie comparées de ses différentes fabriques (par l’histoire littéraire, la critique journalistique, les études théâtrales et le répertoire), puis les réflexes et réactions forcément éristiques que sa normativité suscite dans l’opposition entre canon de l’autre et canon de soi (la dialectique entre identité et altérité, la voix des femmes au chapitre, les retournements axiologiques qui produisent contre-canons, mises en scène métacanoniques et réappropriations critiques).
La première partie, intitulée « Les Fabriques du canon », fait apparaître les fractures épistémologiques entre les différents discours et pratiques qui le constituent.
Les quatre études du premier chapitre consacré au prisme de l’histoire littéraire montrent comment celle-ci, pour valoriser un panthéon des œuvres et des auteurs sur des bases certes esthétiques, mais aussi, de manière plus ou moins avouée ou consciente, morales, nationalistes et politiques, développe un mode de narration dramatisé : sur quels mythèmes fondateurs s’est constituée la triade classique Corneille, Molière, Racine (Marine Souchier) ? au prix de quels aménagements l’une des pièces de Racine les moins jouées en son temps, Athalie, est-elle devenue un standard de l’enseignement scolaire (Nicolas Requédat) ? pourquoi retient-on le Charles IX de Chénier comme parangon du théâtre révolutionnaire (voir dans la deuxième partie la contribution de Charlotte Bouteille-Meister et Tiphaine Karsenti), en passant sous silence les pièces qui en leur temps ont davantage marqué leurs contemporains (Clare Siviter) ? à quoi sert la légende antiromantique de la chute des Burgraves, quelle périodisation et quelle caractérisation tendancieuses du drame romantique a-t-elle servi à accréditer (Agathe Giraud) ?
Le deuxième chapitre mesure le gouffre creusé entre le palmarès de la critique journalistique et notre canon rétrospectif : via l’interrogation statistique du corpus de critique dramatique du XVIIIe siècle réuni en base documentaire, Sara Harvey montre comment Voltaire y occupe une place prédominante, ayant contribué à la glorification de sa propre figure médiatique au détriment de ses rivaux, et comment la critique d’abord textocentrée s’ouvre progressivement à la canonisation du jeu de l’acteur à qui est reconnue une part d’auctorialité sur son personnage ; Marianne Bouchardon constate que la critique dramatique qui voit arriver la mise en scène moderne consacre comme champions en la matière des auteurs comme Sardou, des décorateurs comme Rubé, des directeurs comme Perrin à la Comédie-Française, Montigny au Gymnase, Porel au Vaudeville puis à l’Odéon, tandis qu’il est peu question des audaces du naturalisme, du symbolisme et du théâtre d’art tentées sur des scènes expérimentales, et moins encore des innovations étrangères signées des Meininger, de Wagner, Appia, Craig, Stanislavski ou Meyerhold. Le décalage entre succès publics et canon théâtral est donc double, puisque la critique du temps n’est en phase ni avec l’histoire littéraire pour le panthéon des auteurs des années 1870 à la Belle-Époque, ni, pour ce qui concerne l’invention de la mise en scène, avec l’histoire qu’ont écrite les études théâtrales.
C’est aux valeurs et aux évolutions épistémologiques de celles-ci qu’est consacré le troisième chapitre : Marion Denizot explique comment la valorisation du théâtre public sur le privé, du théâtre d’art sur les formes populaires et bourgeoises, des ruptures sur les héritages, a conduit les études théâtrales à ériger un canon avant-gardiste et à accentuer les fractures axiologiques que l’histoire des pratiques culturelles nous amène désormais à relativiser ; sa réflexion sur l’épistémologie d’une discipline qui s’était initialement définie au croisement des autres par son objet l’amène à suggérer que les nouvelles disciplines fondées sur le même principe (études de genre, postcoloniales, environnementales, sur le handicap, etc.) pourraient, intégrées aux études théâtrales, en ébranler à leur tour le canon, voire disqualifier cette notion même, quelque contenu qu’elle recouvre. C’est à ce contenu évolutif que s’intéresse Brigitte Joinnault dans son étude consacrée aux Voies de la création théâtrale, lieu de légitimation et de valorisation des avant-gardes par le CNRS et les enseignants-chercheurs des premiers départements d’études théâtrales ; leurs origines disciplinaires et la localisation parisienne de leurs institutions de rattachement expliquent l’accent mis sur l’Allemagne, l’Italie et les pays de l’est, et la quasi absence des provinces françaises dans leurs corpus de référence ; on suit une évolution de leurs objets d’étude qui privilégient d’abord les contextes de production et de réception des spectacles, l’analyse de régie comparée d’une même œuvre, avant de valoriser, à partir des années 1980, des figures marquantes de la mise en scène (masculines dans la presque totalité des cas), et l’on voit émerger une figure modèle de chercheur qui assume sa propre implication dans la création.
Le quatrième et dernier chapitre de cette première partie offre un contrepoint sur cette autre instance de canonisation, concurrente des trois précédentes (l’histoire littéraire, la critique dramatique, les études théâtrales), qu’est la scène elle-même : via les évolutions du répertoire consacré et les changements esthétiques et herméneutiques qu’elle imprime aux œuvres passées ou contemporaines, elle impose son propre canon, et fait évoluer celui des autres. Sophie Marchand montre que Marivaux, peu estimé de ses contemporains, commença à être canonisé à la Comédie-Française dans une esthétique de boudoir par un XIXe siècle quelque peu nostalgique de l’Ancien Régime, parallèlement à sa reconnaissance académique : c’est alors le thème de la surprise de l’amour qui définit son œuvre, avant que les grands metteurs en scène des XXe et XXIe siècles n’y fassent émerger les thématiques de la « surconvention », du « surmensonge », des rapports de classe, de la nature accueillante ou de la cruauté. Sylvain Ledda analyse comment Musset, d’abord intronisé poète par la critique et par sa propre stratégie, n’est entré dans le canon du romantisme théâtral que tardivement (malgré ses importants succès à la Comédie-Française à partir de 1847, de son vivant), et quel rôle majeur le tropisme mussétien de Gérard Philipe et du TNP ont joué dans cette reconnaissance tardive. Laura Cappelle montre comment le ballet français dit « classique » (celui de Petipa à l’époque romantique) fut canonisé par les ballets russes, et fonctionne encore aujourd’hui, même en danse contemporaine, comme une grammaire chorégraphique quasi universelle.
Après ce premier temps consacré aux méthodes de son établissement, à la concurrence de ses instances légitimantes, et à son évolution historique (le canon en dit autant sur les disciplines et les pratiques qui le constituent, et sur l’époque qui l’élabore ou le transforme, que sur les œuvres qu’il consacre), la deuxième partie examine comment tout canon de soi, par sa dimension identitaire, entre potentiellement en tension avec un canon de l’autre (établi par l’autre ou établi par soi). Cette différence, qu’on peut certes commodément accentuer jusqu’à l’antagonisme, demande néanmoins à être relativisée, voire dialectisée : le discours éristique ne coïncide pas nécessairement avec des pratiques artistiques qui fonctionnent aussi sur le mode de l’innutrition, du transfert culturel ou de la réappropriation.
Affirmer la singularité du canon du voisin peut servir à fantasmer au passage un canon de soi identitaire, dans une logique différentielle exaltant, selon l’expression forgée par Andrea Fabiano, l’« altérité rassurante » de la culture étrangère. La définition de Shakespeare par sa sauvagerie, sa mauvaise langue, son irrégularité, sa violence, conforte en retour la norme classique française, et justifie le choix exclusif de ses tragédies dans sa première acclimatation au goût français à la fin du XVIIIe siècle ; ses comédies ne sont jouées que tardivement, tandis que les pièces historiques, fleuron de son répertoire en Angleterre, ne connaissent en France qu’une fortune récente, et que Jules César, enseigné prioritairement, aujourd’hui encore, dans les écoles outre-Manche, fait partie des pièces les moins jouées chez nous (Dominique Goy-Blanquet). Le cas des rapports entre France et Italie est un peu différent, en raison de la sororité des deux nations et de la richesse des circulations d’auteurs et d’acteurs entre ces deux pays voisins depuis le XVIe siècle. Le cas de Marivaux évoqué en première partie le confirme : la minoration critique de son répertoire à cause des lieux de création de ses œuvres à la Comédie-Française ou à la Comédie-Italienne ne tient plus guère car la confrontation entre les deux théâtralités, française et italienne, ne se joue plus sur un lieu symbolique institutionnalisé comme à son époque (Marchand). Dans le cas du canon de l’opéra français, les oppositions nationales, pour ne pas dire nationalistes, sont délicieusement paradoxales, le florentin Lulli/Lully ayant été sacré champion de la musique française et mis en concurrence avec le français Marc-Antoine Charpentier à qui l’on reprochait de gâter le goût national par sa formation italienne, mais elles révèlent ainsi combien l’enjeu n’est pas tant une question de personnes et d’origines, mais plutôt de poétique différenciante légitimée par un canon nouveau (Judith le Blanc). Au XIXe siècle, au moment où Naples a perdu son statut pluriséculaire de capitale, c’est par l’acclimatation de la comédie à la française contemporaine que Scarpetta a renouvelé (et donc donné une nouvelle dynamique à) la comédie de tradition napolitaine et l’a libérée de sa condition désormais devenue provinciale (Alvio Patierno).
Le canon dramatique étant essentiellement masculin, comment les autrices et femmes de théâtre se situent-elles par rapport à lui ? En le contestant, en y revendiquant une place pour elles, en le troublant, en le contournant, en le réinterprétant ? Les femmes dramaturges du XVIIe siècle – dont une lecture-spectacle donne à entendre des extraits choisis et interprétés par Julia Gros de Gasquet et Mélanie Traversier sous l’œil complice de Marie Bouhaïk-Gironès –, faute de reconnaissance officielle suffisante malgré leur programmation et l’estime dans laquelle on tenait leur production, adoptent dans leurs paratextes des stratégies d’autolégitimation analysées pas Julia Gros de Gasquet : ironie de Françoise Pascal qui affirme ne devoir son talent qu’à elle-même puisque l’instruction est refusée aux filles, voix du bel esprit chez Marie-Catherine Desjardins qui revendique un accès détourné au genre théâtral via la scène, la conversation mondaine et la lecture puisque les femmes sont exclues de la République des Lettres, art du plaidoyer chez Catherine Bernard. Pierre Zobermann, lui, cherche dans les œuvres de ces femmes dramaturges les traces d’une langue différente de celle des hommes : contestant l’idée reçue d’une écriture féminine qui inverserait la binarité des genres (en créant des héros tendres et des femmes intéressées par la politique, caractéristiques pourtant présentes aussi dans l’écriture dramatique des hommes du XVIIe siècle), il repère plutôt chez Mme de Villedieu une thématique du désir fluide et polymorphe, et chez Françoise Pascal et Mme Ulrich la déstabilisation de l’identité de genre par le travestissement. De nos jours, une autre forme de critique du canon masculin, étudiée par Anaïs Tillier, est l’accession des épopées grecques et romaines, adaptées et réécrites pour le théâtre (plutôt que les tragédies antiques dont elles sont la matrice) de manière à y faire entendre la voix des femmes, qui déplore leur statut de victimes des guerres décidées par les hommes. En faisant ainsi entrer dans le canon du théâtre les épopées antiques, leur genre est deux fois subverti, par l’adaptation transmodale, et par le retournement contre lui-même du discours viriliste.
Contre-canon, méta-canon, réappropriation critique du canon : tels sont les effets de retournement principaux analysés dans le dernier chapitre de cette partie. Ilaria Lepore étudie le cas original du triomphe à la Comédie-Française, en contrebande, à la faveur de l’absence des comédiens vedettes sollicités par la Cour, d’une pièce de Legrand composite inspirée du canon de la foire et de la Comédie-Italienne, L’Impromptu de la folie. Krizia Bonaudo montre comment les avant-gardes futuristes et dadaïstes ont valorisé les arts du cirque contre le canon classique littéraire, en les incorporant à leur théâtre. Charlotte Bouteille-Meister et Tiphaine Karsenti livrent un retour d’expérience sur la mise en scène, en 2020, dans leur séminaire « Performer l’archive », à Nanterre, du Charles IX de Chénier : ce travail de recherche-création était une réflexion en acte sur la canonisation de cette œuvre dont on a vu (voir Clare Siviter dans la première partie de ce volume) qu’elle n’était pas parmi les pièces les plus jouées à l’époque révolutionnaire. Si c’est elle que la postérité a pourtant retenue, si c’est elle qu’on continue à citer et donner en exemple, que nous dit-elle de notre présent ? La mise en scène jouait sur l’anachronisme fondateur du regard de l’historien sur le passé : actualisant les luttes populaires en fonction du contexte social de l’hiver 2019-2020, elle faisait apparaître, par sa remise en jeu moins historicisante qu’historiquement critique, la dimension réflexive du canon. Dernier cas de figure de ces retournements, étudié par Sylvaine Guyot, la métacanonicité de Bérénice dans l’usage qu’en a fait, à deux reprises, Faustin Linyekula : d’abord, en 2009 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, par une distribution transculturelle et transgenre et la référence à la mise en scène devenue iconique de Grüber salle Richelieu (par le costume, notamment, la lenteur et le souffle esquissé) ; puis dans Pour en finir avec Bérénice en Avignon (2010), par une déterritorialisation (avec sa troupe de Kisangani) faisant émerger, derrière la dénonciation de la violence que la culture dominante du colonisateur fait subir au colonisé, une position non pas frontalement hostile, mais « interstitielle » : cette aventure en deux temps revendique l’occupation-révélation, par le colonisé, des non-dits et des impensés du canon du colonisateur, préférable néanmoins à l’impossible table rase ; d’où l’attaque subséquente et comme symétrique, par Linyekula, dans Histoire(s) II, de ce prétendu bien commun promu par Mobutu que serait une culture congolaise folklorique uniforme d’avant la colonisation comme ciment national fantasmatique.
Quatre artistes nous ont fait l’amitié et la générosité de témoigner sur leur fréquentation du canon théâtral : Brigitte Jaques-Wajeman en dialogue avec Myriam Dufour-Maître, et Stéphane Braunschweig, Marie-Armelle Deguy, Célie Pauthe réunis en table-ronde par Anne-Françoise Benhamou. Brigitte Jaques-Wajeman, dont l’une des premières rencontres marquantes avec les classiques fut Elvire Jouvet 40, et qui aborda Corneille dans l’ordre inverse de son canon (les comédies et les pièces orientales avant Le Cid, Horace et Polyeucte), affirme, avec Walter Benjamin, la nécessité de faire éclater le présent dans le passé, témoigne de la puissance de Corneille à faire entendre la parole des femmes se rebellant contre leur servitude ou leur statut de monnaie d’échange, et invite à redonner aux œuvres canoniques leur puissance originelle de bouleversement. Pour Marie-Armelle Deguy, le comédien ne peut jouer un rôle canonique (dans son cas, par exemple, Éliante du Misanthrope, Philaminte des Femmes savantes, Arnolphe de L’École des femmes) s’il se laisse intimider par la charge de sa tradition scénique ou herméneutique. Stéphane Braunschweig, partageant avec elle le souvenir ébloui du Misanthrope d’André Engel, qui déplaçait l’intrigue dans un haras royal (et non plus dans le salon de Célimène), témoigne de sa propre envie de s’approprier les classiques qu’il a lui-même découverts et admirés en tant que spectateur, pour les monter à son tour différemment (son propre Misanthrope était situé dans le lit de Célimène) ; passionné par les traditions de jeu dont Vitez se plaisait à retracer l’histoire, il revendique les décalages qui consistent moins à dépoussiérer les œuvres que l’image qu’on en a. Célie Pauthe, qui a reçu Bérénice par l’intercession de Duras, témoigne de l’obstacle que constituait la canonisation de celle de Grüber sur les programmateurs, et de la résonnance actuelle du texte : sa judéité fait de la reine, des siècles plus tard, au regard des persécutions et des migrations contemporaines, la figure de toutes les diasporas. La discussion qui suit la table-ronde, qu’on a tenu à reproduire aussi, fait surgir, d’autant plus vivement qu’elle eut lieu en clôture du colloque, une inquiétude partagée sur la validité actuelle non seulement de la notion de canon, mais même du corpus, fût-il évolutif, qu’il pourrait recouvrir aujourd’hui dès lors que l’idée d’une culture qui serait un bien commun est battue en brèche au sein même de l’éducation nationale, et que la conception figurale, imaginaire, symbolique, réflexive, critique et métacritique de la littérature et des arts ne fait plus consensus.
Notes
[1] Antoine Vitez, Le Théâtre des idées, Gallimard, 1991, p. 188.
[2] Colloque organisé par l’Institut Universitaire de France, Sorbonne Université, l’Université Paris Nanterre, l’ENS-Ulm, l’Université Victoria (Canada) et la Comédie-Française. Comité d’organisation : Anne-Françoise Benhamou, Charlotte Bouteille-Meister, Renaud Bret-Vitoz, Marion Chénetier-Alev, Agathe Giraud, Sara Harvey, Tiphaine Karsenti, Sophie Marchand, Florence Naugrette, Agathe Sanjuan, Virginie Yvernault, avec le concours de Christian Biet à l’origine de la réflexion collective. Comité scientifique : Marco Consolini, Georges Forestier, Pierre Frantz, Sylvaine Guyot, Gianni Iotti, Martine Jey, Hélène Merlin-Kajman, Jeffrey Ravel, Clare Siviter.
Pour citer cet article
Florence Naugrette, Andrea Fabiano, « Introduction », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 8 [en ligne], mis à jour le 01/03/2023, URL : https://sht.asso.fr/introduction-6/