Lâchez tout ! • N° T0
Lâchez tout !
Par Jean Cocteau
Résumé
Lettre de Jean Cocteau présentant le Théâtre Pigalle
Texte
Lâchez tout ![1]
Ce qui me frappe lorsque je vois un objet neuf, ce n’est pas sa nouveauté, la surprise qu’il apporte ; c’est qu’il sera vieux et qu’il attendrira un jour. Un théâtre neuf deviendra une de ces salles que les parisiens voient disparaître petit à petit, salles de velours, de dorures, d’inconfort, d’intimité, où triomphèrent des troupes célèbres et que remplacent des banques, des cinémas.
Voilà, me semble-t-il, un sentiment moins fugace que la surprise et peut-être dois-je à cette aptitude singulière d’anticipation de me rendre compte si les choses neuves que je regarde sauront vieillir.
N’attendez pas de moi un hymne aux lignes droites, au fer, aux machines. Certes, je découvre, d’un regard, le style dur que combinent la façade, le hall, la salle et le plateau du théâtre Pigalle, je suppose qu’il résume toutes les découvertes récentes d’éclairage et de mécanique, mais ce qui m’enchante, me touche, c’est que, pour la première fois, tant de géométrie s’humanise et qu’une âme habite le navire avant même qu’il ne prenne la mer.
Cette âme, cette vie nerveuse des courbes, cette odeur du large, sont la preuve de beaucoup d’amour, d’une rare entente chez les techniciens qui collaborent à l’équilibre moral de l’ensemble.
La façade nous annonce que le dehors compte peu, qu’il ne s’agit pas d’un théâtre dont les fenêtres seraient les loges et le spectacle la rue. On dirait la muraille d’une Sparte blanche, les perspectives d’une de ces villes où Chirico fige le mouvement au bénéfice de quelque drame intérieur.
Le vestibule ne nous arrête pas davantage. Mais son vide, habité de lumières pâles qui changent doucement de couleur, ne nous glace pas ; il nous attire. Toutes ces moires lumineuses qui vivent, qui se bousculent en silence, nous conseillent de passer outre, de rejoindre derrière les barres étincelantes d’une sorte de cage suspendue au milieu, les bêtes de luxe, les femmes aux robes d’oiseaux et de fauves.
Enfin, voici la salle. Avouerai-je qu’elle m’étonne encore plus que le plateau. Ce rythme du plateau, ces manettes qui soulèvent des charpentes énormes, cette grâce cruelle des machines, ce jeu d’orgue qui orchestre les perspectives, ces planchers qui montent, qui s’avancent, qui reculent, qui respirent, cette usine propre à fabriquer les moindres sites et les moindres nuances du jour, je les imaginais souvent en face d’un pianola écorché vif, d’un métier à tisser, d’une linotype.
Mais le problème d’une salle simple qui ne soit pas pauvre, qui reste une vraie salle de théâtre capable d’embellir son monde et de le rendre attentif – ce problème, à ma connaissance, n’avait point été résolu.
Certes, je savais bien le principe de mort des pastiches, la nécessité de rompre avec les habitudes qui endorment l’œil, l’oreille, le cœur, néanmoins je rêvais d’un théâtre ni trop grand ni trop petit, qui ressuciterait[2] le livre intime des salles rococo où Mozart dirigeait ses œuvres et dont les boiseries faisaient un instrument aussi sensible que le Stradivarius, un théâtre où le meilleur de nous : l’enfance, retrouverait les mystères de la rampe sur la base du rideau rouge à franges d’or.
C’est ce mélange de prestiges incomparables que le théâtre Pigalle nous offre, ni cariatides, ni moulures, ni surfaces plates, ni lumières mortes, ni lustre, ni marbre, ni béton, ni plâtre, ni courbes, ni girandoles. Un rococo sportif, une de ces frégates qui, jadis, étageaient de véritables loges d’opéra, métamorphosée en yacht et dissimulant dans sa cale des galeries de peinture, des bars et des dancings.
D’autres lumières d’arc-en-ciel orientent comme une nacre la vaste coquille du plafond et miroitent sur une ondulation innombrable d’acajou massif. Bordé, alterné, égayé d’un rouge qui est le sang même des théâtres, cet acajou houleux évoque l’écorce des marrons d’Inde, l’élégance anglaise des cuirs.
Au fond, c’est une carrosserie cette salle. Un yacht, une carrosserie, un lieu qui ne porte pas sa fin en soi, qui met en valeur la voyageuse et n’éclipse pas le voyage.
Et le voyage sera cette scène que découvre, après le rideau, un gigantesque objectif de chambre noire ; scène modèle, secrète, profonde, où la science permet l’illusion absolue d’un ciel d’avril, de la marche des nuages, et les subterfuges grâce à quoi l’homme peut combiner ses merveilles effrayantes avec les terribles merveilles de la nature.
| Jean Cocteau
Notes
[1] Livret de présentation du Théâtre Pigalle, Paris, Théâtre Pigalle, 1929. Ce livret servira de base à une brochure éditée : Jean Cocteau, René Lara, Le Théâtre Pigalle : ses éclairages, sa machinerie, Paris, Draeger, 1929.
[2] Sic.
Pour citer cet article
Jean Cocteau, « Lâchez tout ! », Lâchez tout ! numéro [en ligne], mis à jour le 01/00/, URL : https://sht.asso.fr/lachez-tout/