Revue d’Historiographie du Théâtre • N°3 T1 2017
Le paradoxe de la parole originaire (Valère Novarina)
Résumé
Les adjectifs « rupestre » et « pariétal » par lesquels Valère Novarina qualifie son œuvre pointent une certaine primitivité, de même que les syntagmes théâtre des oreilles ou théâtre des paroles – ce dernier s’impose à partir de la Lettre aux acteurs en 1979. Ces dénominations suggèrent la source en même temps que la destination de l’œuvre ; elles indiquent le fantasme d’une pratique antérieure au théâtre mimétique et à la représentation dramatique, s’autorisent d’une réhabilitation du sensible audible, sacrifiant l’opsis au babil. L’œuvre, écrite à partir de l’ouïe, et pour être entendue, se fonde paradoxalement sur un certain nombre de soustractions qui pourraient tenir lieu d’un retour vers l’origine.
Abstract :
Valère Novarina’s use of the descriptors “rock” and “wall”— as in cave paintings and carvings—to describe his work highlights a certain primitiveness, just as the expressions “theatre of the ears” (théâtre des oreilles) and “theatre of words” (théâtre des paroles) do—these latter dating from his 1979 Letter to the Actors. Such labels suggest at once a source and a destination forhis work. They point to the fantasy of a theatre practice anterior to mimetic theatre and dramatic representation, and derive their authority from the rehabilitation of sensory intake that is audible, subordinating opsis to babble. His work, starting from the sense of hearing in order to be heard, builds its foundation, paradoxically, on certain subtractions or removals that stand for a return to origins.
Texte
Le paradoxe de la parole originaire
| (Valère Novarina)
Autant l’avouer : jamais Valère Novarina n’use de l’expression théâtre « originaire » pour parler de son oeuvre. Néanmoins, les adjectifs « rupestre » et « pariétal » par lesquels il la qualifie pointent une certaine primitivité, de même que les syntagmes « théâtre des oreilles » ou « théâtre des paroles » – qui s’imposent à partir de la Lettre aux acteurs en 1979[1]. Ces dénominations suggèrent la source en même temps que la destination de l’œuvre, indiquent le fantasme d’une pratique antérieure au théâtre mimétique et à la représentation dramatique, s’autorisent d’une réhabilitation du sensible audible, sacrifiant l’opsis au babil. L’œuvre, écrite à partir de l’ouïe pour être entendue, se fonde paradoxalement sur un certain nombre de soustractions qui pourraient tenir lieu d’un retour vers l’origine.
La réflexion théorique – menée à travers Pour Louis de Funès (1986), Le Théâtre des paroles (1989), Pendant la matière (1991), Devant la parole (1999) jusqu’à Lumières du corps (2006) et L’Envers de l’esprit (2009) – s’élabore à partir d’une succession de négations temporelles ou de périphrases verbales (« ne plus », « avoir cessé de ») qui retracent une histoire dépassée du théâtre plus qu’elles ne traquent l’origine enfouie de la théâtralité. Mais cette évocation d’un modèle historiquement attesté et contesté engage la convocation d’un idéal-type, pourrait-on dire, c’est-à-dire prescriptif plus que descriptif, qui indique une exigence. Cet idéal-type, que je repérerai au fil d’une lecture cursive des textes théoriques, relève peut-être moins du « fantasme d’un théâtre originaire » que d’une pensée de la préséance de l’origine, pensée à mettre en œuvre sur le plateau. Elle convoque non pas la mise en ordre et en forme de l’écriture dramatique mais au contraire le passage de la forme au chaos, les noces « matière-nelles » du langage et de la matière, et l’aventure inaugurale du drame de la vie.
Le passage de la forme au chaos
Valère Novarina ne fait explicitement référence à aucun grand genre dramatique occidental qui serait un modèle premier et en aurait l’autorité. Il va d’une part chercher son inspiration parmi les genres mineurs de l’opérette ou du cirque, dévalorisés jusqu’aux Avant-gardes historiques et récemment requalifiés par l’étiquette « spectacle vivant », ou parmi les pratiques venues d’ailleurs, comme le Nô. D’autre part, il dit ce vers quoi il tend, non pas donc l’origine mais la fin de son travail : fin au sens où s’esquisse l’horizon d’une tâche plus que ne s’affiche un but effectivement et pratiquement atteignable. Il répond à une attente qui n’est pas celle de l’accomplissement scénique d’une histoire exposée mais celle de la manifestation primitive d’une image ou du langage. Ce qui fait du moment théâtral le moment d’une célébration collective, d’une expérience de guet partagée :
Le spectateur et l’acteur […] ici ensemble, dans l’instant suspendus […] guettent, vont partager un surgissement. Je cherche depuis toujours ce théâtre, cette écriture, cette peinture à la source. Je cherche le langage à l’état natif[2].
Si « à l’état natif, à la source » peuvent valoir pour des substituts lexicaux d’« originaire », il faut comprendre dans quel système d’opposition fait sens le « surgissement » qui fait communier acteurs et spectateurs dans un instant de suspens, et rappeler brièvement à quelles conventions classiques il réplique. Valère Novarina, en se débarrassant de l’héritage, ne fait pas seulement fi du passé comme toutes les avant-gardes offensives qui s’inventent en rupture radicale avec ce qui les a précédées. Il s’agit pour lui de refouler la forme, de repasser par l’expérience originaire de l’informe et du chaos. Ne resteront sur le plateau, « lieu d’une table rase[3] », que des éléments irréductibles à la décomposition et à la défiguration, particules élémentaires d’un théâtre-performance qui nous invite à nous rejoindre en « désécrivant » notre histoire, bien étranger au théâtre-spectacle. « Le théâtre est un lieu de perdition où nous refaisons l’expérience effrayante du chaos où nous sommes décomposés[4] ».
Cette définition aphoristique extraite de Lumières du corps n’en exprime pas un état objectif mais propose du théâtre une vision qui le soustrait à la catégorie du dramatique. L’action perd sa qualité et sa finalité dramatiques, le drame ainsi défini préfère au règne de la mimesis et à l’élucidation sémantique l’immanence physique du jeu. C’est l’épreuve originaire du chaos, antérieur à toute organisation et à toute structuration, qui rend possible la convocation des acteurs et des spectateurs par la « fête » des corps et de la parole. Rendue au chaos, la scène peut accueillir un « savoir du corps que nous avons oublié[5] ». « Théâtre rupestre ou pariétal », « théâtre des paroles » ou « théâtre des oreilles » sont donc autant de désignations qui déplacent le centre de gravité du drame, délivrent le verbe de la construction de l’intrigue, laquelle fait les premiers frais de la déconstruction novarinienne.
Sans utiliser la métaphore polémique de Florence Dupont ni faire d’Aristote un vampire, Novarina bouscule la Poétique au profit d’un théâtre chanté, dansé, irréductible au texte comme à la fable, et réfractaire à la sacralisation contemporaine du metteur en scène[6], ironiquement appelé « metteur qui monte » :
Tous ces metteurs qui montent, ces satanés fourcheurs qui remettent des couches du dessus par-dessus les couches du fond, de c’bricabron d’theatruscule d’accumulation d’dépôts des restes des anciennes représentations des postures des anciens hommes, assez, glose de glose, vite, vive la fin de c’théâtre[7].
À la glose toujours seconde, Novarina préfère le geste initial et inaugural de l’acte poïétique, de la création naissante.
Le deuxième objet récusé est l’organicité dramatique attendue de la pièce de théâtre entendue comme « bel animal ». La mise en forme ou mise en ordre plie à une logique et à une téléologie un ensemble d’éléments qui sont, originairement, des noyaux épars d’énergie. Le « surgissement » du langage dans l’instant s’oppose donc à la construction logique et chronologique du drame, depuis l’exposition jusqu’au dénouement. Il favorise les épisodes qui, « surgissant », font légitimement dévier l’axe de l’action et contrarient l’économie antique ou l’épargne classique au profit de la dépense énergétique. Le théâtre novarinien, lui, a pour mandat d’être un lieu où dé-représenter, « où réapprendre comme le langage respire » avec « encore le goût de la terre dans notre bouche lorsque nous parlons[8] ». Rendu à l’ébranlement an-organique de forces déchaînées, « le drame est alors un entrechoquement d’actions, de courses, de traversées sur scène[9]» ; il se compare à l’opérette qui « s’obtient par sauts, coupes, épures brusques, par érosion : demeurent les restes durs, les arêtes rythmiques, les croisements de force, la structure, les émouvants restes humains[10]».
Ce théâtre délibérément chaotique, expressément an-organique, se voue donc à l’expansion et à la dépense ; il n’expose pas, il explose. Les titres L’Espace furieux (1997), L’Origine rouge (2000), Le vrai sang (2011) disent la violence irruptive qui remplace le conflit : voilà le drame, au sens de Peter Szondi, définitivement révoqué. Du moins, comme le note Bernadette Bost, depuis L’Atelier volant « encore respectueux des objectifs du drame en tant qu’²événement interhumain dans sa présence²[11]».
Les noces du langage et de la matière
La seule action rémanente est donc violente : c’est celle de la table rase en acte, de la dé-présentation, de « l’insoumission à l’image humaine[12] », de l’éradication des fondements du drame intersubjectif et délibératif. Cette action ne nous renvoie pas à une origine du théâtre, qui par définition nous échappe en tant qu’elle est, comme l’écrit Jacques Derrida, à la fois pré-temporelle et toujours déjà « entamée[13] ». Cette origine d’une extériorité absolue, on ne peut ni la trouver ni la prouver. Mais on peut l’éprouver dans le phénomène qui en rendrait le mieux compte, celui de l’apparaître. L’apparaître est à l’agir ce qu’est l’avènement à l’événement. Rien de représentatif. Mais ce qui tient lieu de la représentation qui n’a pas lieu, c’est l’accident de la vie dans l’instant de la scène. Voilà pourquoi le théâtre novarinien se définit comme un « théâtre où l’action serait seulement d’apparaître[14] », dont « la scène est au présent d’apparition[15] ».
Ce terme d’apparition rappelle évidemment l’esthétique du Nô à la stylisation duquel Novarina se réfère depuis Devant la parole : « La pâte théâtrale humaine a disparu. Reste le trait, l’élan, la gravure, le tranchant du geste. […] Des verbes tombent. Comme dans le nô : pas de personnages mais des vêtements habités.[16]» Le trait, comme le rappelle François Cheng, n’est pas la ligne ni la forme, mais la force du souffle et l’énergie. Stylisé, il rend équivalents geste verbal et geste corporel, il les apparie dans « les noces du langage et de la matière » :
Le grand modèle est le nô où l’on apporte à la place d’un mot l’effigie d’un arbre, où le vol déployé d’un éventail tient lieu de réponse à une danse – où l’émotion de toute une scène se concentre dans une couleur. Les noces du langage et de la matière ont lieu devant nous[17].
Or ces noces font aussi penser à la mythologie biblique de notre horizon culturel. Dans la Genèse, le monde physique est créé par étapes, selon un processus de séparation structurante :
Premiers/ Dieu crée ciel et terre/ terre vide solitude/noir au-dessus des fonds […] Dieu dit Lumière/ et lumière il y a / Dieu sépare la lumière et le noir […] Dieu dit voûte au milieu des eaux/ pour séparer les eaux des eaux[18].
La Genèse présente donc successivement le tohu-bohu initial et la différenciation œuvrante, qui fait apparaître les espaces distincts. Quand Dieu fabrique ensuite les bêtes sauvages, « il les fait défiler devant l’adam / pour entendre le nom qu’il leur donne / Chaque être vivant reçoit son nom de l’adam ». Adam est donc invité à nommer les êtres, à les articuler dans un système signifiant qui achève le processus de séparation/création et les noces du langage et de la matière.
Sur ce modèle mythique et originaire, le langage du théâtre novarinien dispose du pouvoir inchoatif du Verbe, qui a l’initiative et la puissance de réveiller/révéler le monde créé. Dans Le Feu, en 1994, texte qui accompagne les photographies de Thérèse Joly, Novarina écrit :
Le langage est d’origine. Il n’est pas quelque chose qu’on aurait gagné sur les bêtes à force d’évoluer, mais quelque chose qui va plus loin que toutes les choses parce qu’il rejoint leur apparition. […] Le langage n’a rien à décrire puisqu’il commence : il n’y a rien qui soit plus au secret de la matière que le mystère verbal[19].
Le langage, donc, commence et commande. Il est l’origine du monde comme du théâtre, qui est, selon Antonin Artaud, « en réalité la genèse de la Création[20] ». Pour ce qui est de l’espace, c’est au premier jour de la Genèse que la voûte du ciel, le séparant de la terre, abolit le chaos et structure le cosmos. Quant au temps, il est organisé par le premier geste verbal qui en interrompt le flux : « Au commencement, on ne pensait encore qu’en pulsations, en battements de chiffres. On a compté avant d’avoir eu la parole. Tout au début, il n’y a pas un mot, plus un mot, plus un mot, mais immédiatement la forêt de tout[21] ». « Tout au début », à l’origine donc, le tout indifférencié de la forêt ; puis « au commencement » le décompte et la différenciation par la pulsation, le battement, le bâton. Or en sacralisant le sens et le symbole, le théâtre occidental a négligé qu’à l’origine, ce qu’opère la parole, c’est cet écart qui crée la « battue du temps[22]», comme le dit à Sosie Jean Singulier : « Ecoute comme la parole commence toujours, avant de parler, par frapper avec des bâtons[23] ».
Le drame de la présence
Ressusciter le geste rythmique de marquer, c’est ainsi répéter le geste initial de structuration et de séparation que le théâtre des oreilles confie au dialogue, en redéfinissant bien évidemment sa fonction. Après l’organicité du bel animal, l’intrigue et le drame intersubjectif, le dialogue est le quatrième point de la reformation du théâtre novarinien : « Le dialogue dialogue pas. Il ne lie ni ne réunit. […] Il inaugure une lutte et conduit les parleurs au séparement des voix[24] ». Comme le bâton ou le mot qui effectue la battue du temps, le dialogue produit l’écart nécessaire à l’advenue du drame, à la scansion du temps : « Le dialogue est divinatoire comme la rime : égaré et martelant l’espace, divisé, il cherche le lieu du drame[25]». Le théâtre des oreilles, du son et du rythme, en deçà du signe et du sens, substitue donc au discours symbolique et au dialogue dramatique des « morceaux de sons rythmés, des ut, des slogans, des rengaines stupides, des va-et-vient, des ut[26] ». Il se fantasme comme un lieu d’assomption de la parole, dédié à la parole qui « sort de nous comme notre origine : c’est de la parole que nous sommes issus, elle est notre chair, notre issue, la chair où nous sommes pris, celle dont nous sommes tissés[27] ». La parole du théâtre novarinien, à la fois origine et fin, source et issue, est parole constituante : ni fixable, ni assignable, elle participe d’une énergie à l’œuvre, d’un travail.
Ce théâtre de l’oralité est à entendre comme un théâtre de l’auralité, nimbé de l’aura magique ou sacrée du théâtre archaïque : il fait quelque chose, il agit sur le corps et sur l’âme. Il applique une « critique du rythme » au sens de Henri Meschonnic, puisqu’il sacrifie l’opsis au babil et le sens linguistique à l’intuition languistique. Le rythme « originaire », du moins antérieur au signe, remonte en deçà de la signification et du discours :
Le rythme ne se pose pas après, ne se superpose pas, comme une structure après ou comme un ornement, quelque chose qui arrive à la matière informe : il est premier. Il est au plus profond de la naissance de tout. Il fonde le langage, il engendre la pensée, il naît le mouvement[28].
De même, renoncer au drame permet de célébrer le jeu du corps de l’acteur, fait de matière physique lancée dans l’espace. L’acteur peut ainsi se ressourcer dans « son corps profond, du dessous sans nom, sa machine à rythme[29] ». Novarina appelle languisme cette maladie qui sauvera le théâtre, comme la peste, finalement, par le désir d’une parole qui parle aux oreilles, d’une « voix dans le ventre, une voix dedans[30] », par la remontée à la source de cette parole. Il serait plus juste d’évoquer le fantasme d’une traversée de la matière, plus efficiente et opératoire que celui d’une origine préséante qui excède l’Histoire.
Le théâtre des paroles/des oreilles dit le surgissement, fait advenir du mouvement sans intention ni vectorisation, multiplie des gestes qui ne sont jamais cumulatifs dans un ensemble totalisable et clos, mais attestent in vivo de ce qui n’est plus réductible. Le désossement du drame, la défiguration de l’homme, la « dé-présentation » sont autant d’opérations qui cherchent la plus petite unité indécomposable, celle qui crée l’écart nécessaire à l’apparition : la pulsation rythmique du souffle dans la parole ou la danse, des pirouettes, des sauts, des sons, des rythmes, « l’atome d’action indécomposable[31] ». À une langue pure de toute supplémentarité – qui bat le temps d’un babil ou du souffle – correspond un agir pur de toute supplémentarité. Soit ce que Jean Dubuffet appelle « la grande danse primordiale de l’univers, la danse-mère qui précède l’être, […] celle qui magnifie notre vie si magnifiquement dramatique[32] ». Si Le Drame de la Vie présente « l’expansion amorphe » et le « dérèglement originaire de l’action humaine[33] », c’est que le théâtre des oreilles, pas plus que le théâtre de la cruauté, n’est « une représentation. C’est la vie elle-même en ce qu’elle a d’irreprésentable. La vie est l’origine non représentable de la représentation », écrit Derrida à propos du théâtre de la cruauté[34].
Or le drame novarinien consacre « l’irreprésentable du présent vivant[35] ». Dans cette mesure,
la non-représentation est donc représentation originaire, si représentation signifie aussi déploiement d’un volume, d’un milieu à plusieurs dimensions, expérience productrice de son propre espace. Espacement, c’est-à-dire production d’un espace qu’aucune parole ne saurait résumer ou comprendre […] espace clos de la représentation originaire, de l’archi-manifestation de la force ou de la vie[36].
Cette expérimentation requiert un acteur en charge et en pouvoir de rendre sensibles la vie, l’occupation et l’animation de l’espace, qui connaisse l’origine physique, pneumatique de sa pratique, qui « montre soudain comme la parole opère l’espace, comme elle a accouché un jour de dimensions du monde en face de nous : comme elle a appelé ce qui apparaît[37] ». Il est l’officiant d’un don fait au spectateur, à qui sont rendus « son corps enfoui, la passion archéologique et la connaissance de son architecture soufflée[38] ».
L’affranchissement opéré par Novarina privilégie le bourdonnement des paroles à l’oreille, le son et le rythme au mépris de la littérature, du discours et du symbolique. Le drame, le dialogue, la fable sont pour ce théâtre des notions aussi périmées que l’étaient pour le Nouveau Roman l’intrigue, la psychologie et le personnage. Par la décomposition du bel animal aristotélicien s’élabore une nouvelle genèse « pendant la matière » et « devant la parole », celle d’un théâtre qui invente sa propre organicité. Fantasmant une traversée du temps plus qu’une origine, le drame de la vie ne remonte pas tant un courant qu’il ne le renverse, pour réagencer une « utopie, uchronie, […] une île imaginaire du temps, […] un autre temps qui a jailli dans le monde et qui fait un trou dedans[39] ». En témoigne la réécriture à l’infini, déploiement à partir d’une matrice d’un processus lui-même vital qui consiste à prendre l’œuvre-mère, matrice originaire, et à la diviser jusqu’à l’indécomposable reste : ainsi du Repas tiré de La Chair de l’homme, comme L’Inquiétude et L’Animal du temps le sont du Discours aux animaux…
| Marie-Hélène Boblet
Notes
[1] Dans Le Drame dans la langue française, journal qui accompagne la rédaction de La Lutte des morts de juillet 1973 à décembre 1974, Valère Novarina décide de « Plus du tout écrire en franquon » et reprend le programme de la Lettre qui commence par cette phrase : « J’écris par les oreilles ». La Lettre aux acteurs fut distribuée par l’auteur aux comédiens après qu’il eut été exclu par le metteur en scène, Jean-Pierre Sarrazac, des répétitions de L’Atelier volant.
[2] Valère Novarina, Devant la parole, Paris, POL, 1999, p. 75.
[3] Valère Novarina, Lumières du corps, Paris, POL, 2006, fragment 120, p. 67.
[4] Id.
[5] Valère Novarina, Lumières du corps, op. cit., fragment 23, p. 16.
[6] Voir Florence Dupont, Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Paris, Flammarion-Aubier, 2007. Texte, fable et mise en scène, selon Florence Dupont, ont réduit public et dramaturge à n’être quasi plus que les lecteurs d’une histoire.
[7] Valère Novarina, « Lettre aux acteurs », Théâtre des paroles, Paris, POL, 1989, p. 19.
[8] Valère Novarina, Lumières du corps, op. cit., fragment 131, p. 75.
[9] Olivier Dubouclez, Valère Novarina, La Physique du drame, Les Presses du réel, coll. L’espace littéraire, 2005, p. 24.
[10] Valère Novarina, Devant la parole, op. cit., p. 43. Sauts dont Dominique Pinon dans L’Origine rouge (2000) ou La Scène (2003) offre l’exemple.
[11] Bernadette Bost, « Du corps inouï au verbe impensé », dans Louis Dieuzayde (dir.), Le Théâtre de Valère Novarina. Une scène de délivrance, Publications de l’Université de Provence, 2004, p. 17.
[12] Valère Novarina, Lumières du corps, fragment 37, op. cit., p. 22.
[13] « L’origine est toujours entamée. […] La présence, pour être présence et présence à soi, a toujours déjà commencé à se représenter, a toujours déjà été entamée. » (Jacques Derrida, « Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation », dans L’Écriture et la différence, Seuil, 1967, coll. Points-Essais, p.365-366).
[14] Valère Novarina, Pendant la matière, POL, 1991, fragment 208, p. 52.
[15] Ibid., V, p. 7. Olivier Dubouclez note dans La Physique du drame qu’il y a chez Novarina « deux concepts réformés de l’action » : « l’un, l’agitation, produit de son intensification, l’autre, la pure apparition, produit de sa volatilisation » (op.cit.,p.25). L’agitation suggère le désordre initial, le mélange dont rien n’a encore émergé, tandis que l’apparition souligne ce qui s’en extrait, y advient.
[16] Valère Novarina, Devant la parole, « Opérette réversible », op. cit., p. 44.
[17] Valère Novarina, Lumières du corps, fragment 165, op. cit., p. 92. Voir l’article de Didier Plassard, « De la neige amassée dans une coupe d’argent », dans Alain Berset (dir.), Valère Novarina. Théâtres du verbe, Corti, 2001.
[18] Genèse, 1, 1-6, trad. Frédéric Boyer et Jean L’Hour, La Bible, Paris, Bayard, 2001.
[19] Le Feu, texte de Valère Novarina et photographies de Thérèse Joly, Saint-Just la Pendue, Chirat et éditions Comp’act, 1994.
[20] Lettre d’Antonin Artaud à Paule Thévenin, 24 février 1948, dans Antonin Artaud, Œuvres Complètes, vol XIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 147.
[21] Valère Novarina, Pendant la matière, op. cit ., fragment 51, p. 19.
[22] Valère Novarina, Lumières du corps, op. cit ., fragment 16, p. 13.
[23] Valère Novarina, L’Espace furieux, Paris, POL, 2006, p. 120.
[24] Valère Novarina, Lumières du corps, op. cit., fragment 222, p. 124.
[25] Valère Novarina, Pendant la matière, op. cit., fragment 129, p. 38.
[26] Valère Novarina, Le Théâtre des paroles, « Entrée dans le théâtre des oreilles », Paris, POL, 2007, p. 103.
[27] Valère Novarina, Pendant la matière, op. cit. fragment 125, p. 37.
[28] Valère Novarina, L’Envers de l’esprit, Paris, POL, 2009, p. 95.
[29] Valère Novarina, Le Théâtre des paroles, « Lettre aux acteurs », op. cit., p. 30.
[30] Valère Novarina, Le Théâtre des paroles, « Entrée dans le théâtre des oreilles », op. cit., p. 101.
[31] O. Dubouclez, op. cit., p. 26.
[32] Jean Dubuffet, deuxième préface rédigée pour le projet d’édition du Drame de la vie aux éditions Denoël en 1983. Pas plus que le projet lui-même, ce texte ne vit le jour sous forme publiée.
[33] O. Dubouclez, op. cit., p. 20.
[34] J. Derrida, « Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation », dans L’Écriture et la différence, op. cit., p. 343.
[35] Ibid., p. 346.
[36] Ibid., p. 348-349.
[37] Valère Novarina, Lumières du corps, fragment 245, p. 136.
[38] Ibid., fragment 105, p. 63.
[39] Valère Novarina, Le Théâtre des paroles, « Entrée dans le théâtre des oreilles », op. cit., p. 113.
Pour citer cet article
Marie-Hélène Boblet, « Le paradoxe de la parole originaire (Valère Novarina) », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 3 [en ligne], mis à jour le 01/01/2017, URL : https://sht.asso.fr/le-paradoxe-de-la-parole-originaire-v-novarina/