Revue d’Historiographie du Théâtre • N°3 T1 2017
L’origine à venir – À propos du Sang des promesses de Wajdi Mouawad
Par Patrick Suter
Résumé
Le théâtre de Wajdi Mouawad associe les mythes des origines à des formes issues des origines du théâtre occidental. Dans Le Sang des promesses, l’incipit aussi bien que l’explicit résonnent vers l’origine, qui relie en écho les bornes du quatuor – tout en les maintenant ouvertes. L’origine est l’actant principal de l’œuvre, placé en exergue dès la préface de Littoral (« De l’origine de l’écriture ») ; mais c’est en absente qu’elle agit. Absente, elle constitue le véritable « destinateur » de la quête mais aussi son objet ultime.
Abstract :
The theatre of Wajdi Mouawad associates the myths of origins with forms derived from the origins of western theatre. In The Blood of Promises, structured as a quartet, the incipit as well as the explicit resonate in relation to origins, using echoes to unite the quartet’s boundaries even while keeping them open. Origin is the principal source of agency in the work, positioned as epigraph within the very preface of Littoral (“On the Origin of Writing”); but it does its work through absence. Being absent, it constitutes the actual agent of destiny in the quest, but also its ultimate object.
Texte
L’origine à venir
| À propos du Sang des promesses de Wajdi Mouawad
« Rendez-vous à l’aube[1] »
Dans Le Sang des promesses, l’incipit aussi bien que l’explicit résonnent vers l’origine, qui relie en écho les bornes du quatuor[2] – tout en les maintenant ouvertes. Dans le théâtre nô, c’est par un pont qu’entrent et sortent les personnages, quittant et rejoignant le monde des esprits, la scène carrée communiquant avec un autre monde[3] ; dans l’espace théâtral médiéval, les extrémités de la scène – le paradis et l’enfer – mènent chacune vers un au-delà[4], le paradis correspondant sur le plan théologique à la restauration de la pureté originelle du jardin d’Éden ; dans le théâtre grec, toute issue tragique entraîne un retour vers le désordre originaire, la fin résonnant en écho à une origine que la cité croyait avoir dépassée. Dès la première réplique de Littoral, Wilfrid tente de raconter comment son « histoire » a « commencé » trois jours plus tôt « de façon remarquable[5] », et il y parvient en débutant par une scène érotique qui évoque les récits de genèse (quand, comme au Japon, les dieux s’accouplent pour engendrer le monde) : « J’étais au lit avec une déesse dont le nom m’échappe, Athéna ou Héléna et ça n’a pas d’importance[6] ». À l’autre extrémité, à la fin de Ciels, le vagin de Dolorosa se dilate : « Dolorosa » l’infanticide « accouche dans la peinture », et « un enfant naît[7] ». Mais cette naissance ouvre à une temporalité qui n’appartient plus au Sang des promesses : le vagin de Dolorosa guide vers un « autre monde » au-delà du temps de la diégèse – vers une temporalité en quelque sorte indiquée de façon eschatologique, qui correspond non à un « au-delà » traditionnel, mais à un devenir autre de notre monde dans sa quatrième phase de globalisation accélérée[8], dans un dépassement possible de ses antagonismes[9].
Pour être ainsi mise en lumière à l’ouverture et à la clôture, l’origine n’en demeure pas moins trouble dans Le Sang des promesses. L’éjaculation initiale de Wilfrid, contenant la semence de l’engendrement, coïncide avec son exact opposé, non avec la petite, mais la grande mort :
[…] j’ai joui en même temps que le téléphone avec l’impression de décharger de trois sonneries ; alors sans prendre la peine ni de réfléchir ni de me retirer, sexe à sexe, j’ai décroché ! […] et ce coup-là, juste au moment de l’éjaculation, m’annonçant la mort de mon père, si ce n’est pas le destin, qu’est-ce que c’est bordel[10] ?
L’origine mêle les contraires, appartient au chaos, à l’indéterminé, à ce qui est mélangé, ambivalent et ambigu, et le commencement peut coïncider avec la fin. « Ma mère est morte en me mettant au monde[11] », dit Wilfrid, et il en ira de même d’Aimé, la mère de Loup, dans Forêts[12].
Évoquée au début et à la fin du Sang des promesses, et même si l’espace théâtral devient in extremis lieu d’origine (par l’enfant qui naît de Dolorosa, dont le destin est incertain avec une telle mère), l’origine n’appartient cependant pas au Sang des promesses, ou ne lui appartient que marginalement (comme point de fuite, ou plutôt : comme point enfui, ou enfoui). Il n’y a nulle certitude au départ : « Mettons que je m’appelle Wilfrid[13] », dit celui dont le nom ne correspond peut-être pas à son nom d’origine et peut aussi bien n’avoir été inventé qu’à l’instant. En tout cas, Wilfrid ne connaît ni celui qui l’a engendré (qu’il ne « reconnaît » que pour la forme, sans être « capable » de l’identifier[14]), ni la mère disparue à sa naissance – la naissance le séparant précisément de l’origine.
Ainsi, dans Le Sang des promesses, l’origine est l’actant principal, placé en exergue dès la préface de Littoral (« De l’origine de l’écriture[15] ») ; mais c’est en absente qu’elle agit. Absente, elle constitue le véritable « destinateur » (au sens de Greimas[16]) de la quête, plus profondément que les personnages qui, comme le père (ou le chevalier Guiromelan) dans Littoral, Nawal dans Incendies, Douglas Dupontel dans Forêts, invitent les « sujets » (Wilfrid, Jeanne et Loup) à partir à sa recherche. Et certes, ces personnages sont médiateurs ; mais, sans certains indices indiquant un effet à distance de l’origine (des origines), ils ne pourraient rien obtenir de ceux qui accepteront de se mettre en quête. C’est que l’origine transparaît, des années plus tard, dans la violence de ses effets, de manière oblique. Voilée, c’est elle qui déclenche le discours de l’oncle Émile lorsque celui-ci, sans d’abord donner la moindre explication, considère comme « un scandale, un scandale ! » le projet de Wilfrid apparemment adéquat d’enterrer son père au côté de sa mère[17]. Effectivement, cette émotion qui submerge l’oncle Émile est un indice de quelque chose qui a eu lieu à l’origine (qui, longtemps après encore, s’oppose à ce qu’il tienne un discours posé ou apaisé), et qui correspond à la décision, qu’il impute au père de Wilfrid, d’« assassiner » la mère de ce dernier en l’obligeant à garder son enfant[18]. Voilée, c’est également l’origine qui entraîne le mutisme de Nawal dans Incendies, et c’est elle, en dernière analyse, qui déclenche la quête de Jeanne. Dans Incendies, le silence est au départ de l’histoire, seulement interrompu par cette ultime phrase de Nawal : « Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux[19] ». Il est le dernier mot de la pièce, quand Simon demande à Jeanne de lui « faire encore entendre son silence[20] ». Sans doute est-ce parce que ce silence est l’écho de l’origine, de l’origine inavouable (même si elle aura été révélée par Chamseddine) –, tellement inavouable qu’elle rend muet Simon qui l’a entendue.
Si elle est le « destinateur » de la quête, l’origine en constitue également l’« objet », les personnages étant entraînés à la rechercher, parfois contre leur gré. Elle est le graal, la coupe essentielle contenant un secret qui, lors du cortège au cours duquel il est présenté, est accompagné d’une « lance » dont sortait « une goute de sanc[21] » (non sans rappeler la rencontre originelle du pénis dans le vase utérin) ; et, dès Littoral, tout Le Sang des promesses est placé sous l’emblème du graal, du fait de la présence du chevalier Guiromelan. C’est vers la tombe où repose sa mère que Wilfrid entend ramener son père pour l’enterrer à ses côtés, comme si la tombe allait ainsi retrouver le lit de l’origine. Et, à la fin, lorsqu’il n’aura pu l’enterrer au pays de l’origine, c’est à la mère originelle qu’il le confiera : à la mer. À l’homophonie française entre « mère » et « mer » répond l’idéogramme 海 (la mer, kai en japonais en lecture « kun »), dans lequel la clé de la mère (母), est liée à la clé de l’eau (氵).
Quant à cette quête des origines, elle s’effectuera elle-même en réinvestissant non seulement les histoires du théâtre originaire européen (le théâtre grec), mais aussi – en partie – leur dramaturgie, dans laquelle la reconnaissance (l’anagnôrisis) forme un ressort fondamental[22]. Mais si, dans les pièces du Sang des promesses, les reconnaissances jouent également un rôle capital, elles n’entraînent pas, comme dans le cas d’Œdipe et dans nombre de tragédies, un passage du bonheur au malheur. La reconnaissance portera bien plutôt sur la nature de l’humanité et des sociétés dans lesquelles vivent les personnages, et sur la possibilité d’un avenir commun, par-delà les divisions et les conflits entre groupes sociaux[23].
J’ai dit que l’origine était absente du Sang des promesses, bien qu’elle soit placée à la source des histoires – le « sang » en découlant et menant vers des « promesses » situées au moins en partie par-delà les histoires contées dans chacune des pièces. Et, comme thème, elle est effectivement située en dehors des histoires, du moins jusqu’aux révélations finales (et encore : elle n’est alors que racontée, et appartient de ce fait au passé, bien qu’elle se répercute dans les bouleversements du présent). Cependant, sur le plan théâtral, l’origine fait irruption dans ce qui en est le plus éloigné, c’est-à-dire dans l’extrême contemporain, ce temps où retentissent les sonneries des téléphones portables (Incendies, Forêts) et où crépitent les ordinateurs (Ciels), médias essentiels de l’actuelle phase de la mondialisation. En effet, contrairement à ce que laisse supposer l’actuel triomphe du théâtre postdramatique diagnostiqué par Hans-Thies Lehmann[24], ce sont les muthoï des origines du théâtre européen (du théâtre grec), à l’origine du « drame », qui surgissent comme des revenants sous les yeux des spectateurs.
Les mythes sont clairement nommés ou évoqués. Le père de Wilfrid, mort, n’est pas laissé « blanchir au soleil », parce que « les oiseaux » lui « mangeraient les yeux[25] », rappelant le sort réservé à Polynice dans Antigone, pièce qui est évoquée quelques répliques plus loin par Joséphine :
Wazâân, l’aveugle, m’a dit que je sauvais une mémoire. Il m’a appelée par un nom que je n’avais jamais entendu. Il m’a dit : « Bonne route, Antigone ! » Je lui ai fait entendre que je m’appelais Joséphine, mais il n’a rien voulu savoir[26] !
De même, dans Littoral, la voix de Simone évoque « la croisée des chemins », qui rappelle bien sûr l’épisode où Œdipe, à un carrefour, assassine par mégarde son père, Laïos, le roi de Thèbes. De même, dans Incendies, lorsque Chamseddine révèle à Simon l’absolument inavouable, l’origine indicible et monstrueuse (« Tu comprends bien : il a torturé ta mère et ta mère, oui, fut torturée par son fils et le fils a violé sa mère. Le fils est le père de son frère, de sa sœur[27] »), la ressemblance avec l’histoire d’Œdipe est patente ; et, tout en rappelant l’origine du théâtre occidental, elle évoque surtout cette régression au plus ancien, à l’archaïque même, lorsqu’Œdipe est placé dans l’ignorance de la loi qui, plus tard, en réprimant l’inceste et le parricide, permettra à la société de se développer. De même, dans Forêts, la fosse de la forêt rappellera le Minotaure ; de même encore, Dolorosa, trois fois infanticide, rappellera Médée – ces deux histoires évoquant à leur tour les temps archaïques, comme le rappelle Chamseddine après sa révélation : « Tu entends ma voix, Sarwane ? On dirait la voix des siècles anciens[28] ».
Et cependant, précise Chamseddine :
Mais non, Sarwane, c’est d’aujourd’hui que date ma voix. Et les étoiles se sont tues en moi une seconde, elles ont fait silence lorsque tu as prononcé le nom de Nihad Narmanni tout à l’heure. Et je vois que les étoiles font silence à leur tour en toi. En toi le silence, Sarwane, celui des étoiles et celui de ta mère. En toi[29].
Cette reprise de Chamseddine, ce renoncement à l’interprétation du récit comme « la voix des siècles anciens », situe l’origine « aujourd’hui ».
Entraînant le « silence », l’origine n’en est pourtant pas moins absente, dans la mesure où c’est l’histoire d’une disparue, de Nawal défunte, qui est racontée. L’éloignement par rapport à l’origine est d’autant plus important que cette histoire est racontée au fils qui voulait « cogner » son « cadavre » lors de la répartition de l’héritage[30], et qui était ainsi très éloigné de sa mère (de celle qui est à l’origine de sa vie). Mais il n’en reste pas moins que cette précision de Chamseddine (« Mais non, c’est d’aujourd’hui que date ma voix ») suggère que Le Sang des promesses ne se contente pas d’un retour aux sources, aux origines.
Au contraire, ces pièces reprennent la matière de l’origine, mais en la retravaillant. Le rappel d’Antigone évoque certes le début de la communauté, et ce sont souvent les sépultures qui, sur le plan archéologique, attestent l’existence des premières communautés humaines. Mais si l’« on dirait la voix des siècles anciens », il s’est accompli de très importants déplacements entre le théâtre des origines (le théâtre grec) et le théâtre d’aujourd’hui (Le Sang des promesses, où les personnages sont en quête d’origines multiples).
Deux points me semblent à cet égard décisifs.
Le premier est d’ordre dramaturgique. Il correspond au fait que, si les pièces du Sang des promesses évoquent les tragédies anciennes, elles ne procèdent pas (ou en tout cas pas uniquement) d’une dramaturgie aristotélicienne. Les effets de distanciation sont nombreux, « cinéma dans le théâtre » de Littoral, métalepses ou passages intempestifs entre les plans imaginaire et réel[31], comme dans ce dialogue entre le chevalier et le père :
LE CHEVALIER. Qu’est-ce qu’on fait ?
LE PÈRE. Qu’est-ce que tu veux faire ? Moi je suis mort et toi tu n’existes pas[32] !
En général, des marques sont laissées pour rappeler que, bien que bouleversantes, les histoires sont construites, fabriquées. Il y a « aveu de théâtre[33] », comme dans cette réplique entre Joséphine et le père :
JOSÉPHINE. Monsieur…
LE PÈRE. Oui, mademoiselle ?
JOSÉPHINE. Voulez-vous être mon père pour quelques instants ?
LE PÈRE. Très volontiers, mademoiselle[34].
Le deuxième point découle du premier, et a trait au travail de transformation exercé sur les textes sources, soit sur les grands mythes anciens – qu’ils appartiennent au monde grec, au monde chrétien, ou encore au cycle du graal. Ces déplacements interviennent exemplairement dans Littoral. Les jeunes veulent « raconter ce qui s’est passé, chacun son histoire[35] », et se demandent comment « raconter » ces histoires « devant du monde[36] » ; or, en tant que spectateurs, nous n’assisterons pas à ce récit collectif qui, tel qu’il est formulé par Simone, peut évoquer un projet théâtral autobiographique de type postdramatique[37] :
SIMONE. En attendant, trouvons comment raconter nos histoires devant du monde.
AMÉ. Comment.
SIMONE. Voici une grande place. On arrive, on s’avance et on raconte. Essayons.
AMÉ. Comment ?
SIMONE. Imagine que nous sommes devant du monde.
AMÉ. Il n’y a personne.
SABBÉ. Imagine.
WILFRID. Oui : imagine, imagine, ce n’est pas compliqué ! Prends-moi : je regarde le cadavre de mon père et j’imagine qu’il parle.
LE PÈRE. Tu t’appelles Amé, n’est-ce pas[38] ?
Certes, ce projet peut être compris comme une mise en abyme de la pièce à laquelle nous assistons, où les « histoires » des jeunes sont bien racontées – avec cette différence que ces récits ne surviennent pas sur le mode volontaire, mais plutôt, de même que la « réponse » dont parle Wazâân à Simone, « du côté d’où » on les « attendrait le moins[39] ». C’est par association d’idées que Hakim en arrive à raconter une scène de torture d’autant plus insupportable qu’elle est livrée sans aucun préambule et de façon incohérente (Hakim riant des atrocités subies par un « ami ») :
HAKIM. Ça me fait penser à l’histoire d’un ami qui est mort d’une façon horrible. Il avait été capturé par l’ennemi avec sa petite fille de huit ans, ils l’ont foutu à poil, lui ont graissé le trou du cul et l’ont assis sur un long pal en bois. Ils l’ont enculé lentement, si lentement avec le bout du pal que, bien malgré lui, il s’est mis à bander, excité à se faire péter les couilles… (Il rit.) Alors, ils ont hissé le corps de sa fillette, ils lui ont écarté les jambes et ils te l’ont empalée sur la bitte de son père ! Comme elle gigotait comme une damnée en hurlant, son père, lui, glissait le long du pal en râlant. À la fin, un des soldats, pris de pitié, leur a tiré une balle dans la tête au moment où il éjaculait dans le cul de sa petite fille[40].
Et c’est en répondant à une question de Simone qu’Amé en vient à raconter comment il a « tué son père », un soir, « à la croisée des chemins », en plagiant certes (mais involontairement) la vie d’Œdipe :
AMÉ. […] Arrivé à la croisée des chemins, j’ai vu un homme encagoulé ; il a fait un pas vers moi, en levant un bras. J’ai tiré. Je me suis lancé, couteau à la main, dans la gorge, puis dans le flanc et pour finir trois coups au cœur ! […] Arrivé au village, on a couru vers moi, vite, vite, on a couru vers moi pour me raconter, me dire, que le corps de mon père venait tout juste d’être retrouvé par un berger qui rentrait avec ses moutons. Le corps était là. J’ai reconnu mes gestes, mes coups et j’ai regardé, et j’ai compris[41] !
Ainsi, alors que les rappels des mythes anciens paraissent presque transparents aux yeux du spectateur un tant soit peu cultivé, il n’en va pas de même pour les « jeunes » de Littoral, dont les noms à consonance arabe aussi bien que la jeunesse marquée par la guerre laissent supposer qu’ils n’ont pas eu accès à la culture grecque ni à ces histoires. S’ils en vivent des remakes, c’est dans l’ignorance du texte original. Ils se livrent à un travail non de réécriture, mais de redisposition de la matière mythique originale, c’est-à-dire de « bricolage » « sauvage » à partir de certains « mythèmes » – comme exemplifiant les thèses célèbres de Lévi-Strauss, pour lequel l’une des propriétés majeures du mythe réside dans ses possibles transformations[42].
Dans Le Sang des promesses, donc, les débris de mythe ne renvoient à l’origine du théâtre occidental et des mythes grecs que pour le spectateur connaissant la culture grecque et judéo-chrétienne. En revanche, le travail involontaire sur d’anciens mythèmes auquel se livrent les « jeunes » est original et trouve sa source dans « leur vie » ainsi que dans le présent, sans références au passé. Si ces mythèmes constituent pour le spectateur des topoï, Le Sang des promesses en propose de nouvelles dispositions et de nouvelles interprétations, élaborant une mythologie originale – dont on peut tout de suite préciser qu’elle a pour horizon non une société ou une « culture » particulière, mais l’humanité tout entière qui, à l’intérieur de l’actuel mouvement de la mondialisation, et par-delà la clôture du Sang des promesses, est amenée à se découvrir elle-même, ou à se reconnaître par-delà sa diversité. Or, en littérature comparée, ce sont les variations proposées par les nouvelles versions par rapport aux anciennes qui sont significatives.
L’une des différences les plus importantes porte sur une réécriture de la scène fondatrice du christianisme, c’est-à-dire de la Cène, où est instaurée l’Eucharistie :
SABBÉ. Vous savez comment on appelle ceux qui mangent le même pain ?
WILFRID. Comment ?
SABBÉ. Des « Copains ».
Sabbé rit[43].
Le mot « copains » évoque bien sûr le mot « chrétiens », avec lequel il entretient une relation paronomastique, et la définition que Sabbé lui attribue correspond à l’étymologie (« copain », tout comme « compagnon », provenant du latin cum+ pānis[44]). Cependant, s’il est d’usage de parler des « compagnons du Christ » pour désigner les apôtres, « copain », formé sur le même étymon mais par dérivation non savante, évoque le contexte profane et populaire. En revenant à l’étymologie de « copains », Sabbé remet donc à la fois deux frontières en question : celle qui distingue le monde sacré du monde profane, et celle séparant les chrétiens des autres communautés[45]. Sabbé propose donc une communion étendue à l’humanité tout entière. Et certes, le christianisme s’est pensé comme universel et « catholique » ; mais, ici, cette catholicité n’est nullement projective, et il ne s’agit pas d’« aller dans le monde entier » – ainsi que l’enjoint l’Évangile[46] – à partir de la région du monde où est apparu Jésus[47]. Ce que Sabbé suggère, c’est une communion étendue à toute personne mangeant le pain avec d’autres, sans qu’elle ait besoin de sortir de son groupe pour entrer dans la nouvelle communauté des « fidèles », et sans nulle référence à des groupes d’origine ou à des communautés religieuses qui se distingueraient des autres par un « nous » (par exemple les chrétiens, ou les musulmans) par opposition à des « autres[48] ». Nul baptême ici pour faire partie de la communauté, nul rite de passage : la condition suffisante est le partage du pain, qui n’est entouré de nulle aura particulière, de nulle ritualisation. Partant, si quelque chose devient sacré, c’est ici le profane. Tout pain, et non seulement le pain eucharistique et consacré, devient pain de communion ; l’appartenance religieuse n’est plus une condition de la communion ; mais celle-ci a lieu, et le partage du pain par les copains (par le groupe de jeunes) a succédé à l’exact contraire de la communion : à la guerre.
La « matière judéo-chrétienne » (comme on parle de « matière de Bretagne ») est retravaillée d’une autre façon encore dans Littoral. L’impossibilité d’enterrer le père évoque certes le mythe d’Antigone, n’était que le frère d’Antigone laisse place au père de Wilfrid. Or ce père évoque à son tour le Père de l’Évangile qui veille sur ses brebis[49], qui renvoie lui-même au livre d’Ézéchiel (« Comme un pasteur s’occupe de son troupeau, quand il est au milieu de ses brebis éparpillées, je m’occuperai de mes brebis[50] »). Dans Littoral, le père est effectivement le « gardeur de troupeaux[51] ». Et lorsque Joséphine s’adresse à lui, dans ce passage déjà cité :
JOSÉPHINE. Monsieur…
LE PÈRE. Oui, Mademoiselle ?
JOSÉPHINE. Voulez-vous être mon père pour quelques instants[52] ?
le père accepte (« Très volontiers, mademoiselle[53] »), devenant immédiatement le père tout à fait personnel de Joséphine, auquel elle s’adresse en disant « maman et toi[54] », et qui n’agit plus comme celui de Wilfrid :
LE PÈRE. Qui est ce jeune homme, Joséphine ?
JOSÉPHINE. C’est Wilfrid. Il lave le corps de son père. Il va l’enterrer ici.
LE PÈRE. Bonjour, Wilfrid.
WILFRID. Bonjour, Monsieur.
LE PÈRE. Je suis désolé pour votre père. Je vous remercie de bien avoir voulu que je devienne son père pour quelques instants[55].
Ainsi, un père tout à fait personnel est échangé pour devenir le père d’une autre, rappelant bien sûr le « Notre père ». Mais ici, le père n’est pas celui du Fils qui révèle et glorifie le Père, et qui, dans un processus de kénôse, va mourir. C’est au contraire un père qui est mort, et accepte d’être mort, qui se retire. Et si une communauté se fonde autour de sa sépulture, cette dernière n’est pas liée à une terre que d’aucuns pourraient revendiquer pour leur (caveau familial ou tribal), mais à la mer universelle qui relie toutes les parties du monde, d’où toute vie est sortie – et qui est le « sexe du monde[56] ». Cette communauté qui se fonde, c’est celle de Wilfrid et de Joséphine, alors que le père, qui est mort et s’est retiré, permet aux jeunes de s’aimer :
JOSÉPHINE. Devant lui [= ton père] […] donne-moi un signe de vie et embrasse-moi. Tu es là à laver le corps de ton père, plongé dans les effluves de la mort depuis si longtemps ! Laisse le mort et embrasse-moi, Wilfrid, embrasse-moi !
« Laisser les morts », c’est bien sûr l’injonction du Christ à celui qui hésite à le suivre[57]; mais ici, le père est terrestre et bientôt marin, se retirant comme la marée. Les « signes » ne sont plus ceux que réclamaient les contemporains de Jésus, attestant d’un autre monde. Le père meurt, quand c’est le fils dans l’Évangile. Et ce n’est pas pour laisser la place à un monde profane, mais au contraire pour permettre à la vie tout entière d’apparaître sacrée. Le baiser de Wilfrid à Joséphine devient source de vie, origine neuve, venant se substituer à tous les morts dont elle gardait mémoire en récitant leurs noms.
Ainsi, dans Le Sang des promesses, la matrice mythique (la matrice qui engendre les mythes) est comme rendue à son origine, non par un retour aux sources anciennes philologiquement respectées, mais parce que la voici apte à recombiner des séquences mythiques originelles et à en envisager de nouvelles variantes – sans du reste nécessairement abolir d’autres versions antérieures, le retrait du père pouvant par exemple évoquer le « retrait de Dieu » (le « tsimtsoum ») qui, selon la Kabbale, permet l’apparition du monde[58]. C’est par un travail de variation sur ces histoires originelles, et en se les échangeant, c’est-à-dire en se les racontant ou en découvrant celles des autres, que les personnages cheminent vers la découverte d’une origine nouvelle, qui n’appartient pas au passé, mais à l’avenir – cette origine future étant suggérée encore dans l’accouchement de Dolorosa à la clôture (non close) du quatuor. Et si, à la fin de Ciels, cette origine laisse place à un avenir très incertain, placé sous la menace d’une récidive de Dolorosa-Médée, dans Littoral, les personnages découvrent dans le retrait du père l’occasion qui leur permet de devenir des sujets, c’est-à-dire de devenir eux-mêmes lieux d’origine. Ils sont désormais adultes, en paix avec les morts, les ayant respectés, mais non fétichisés – et sans en être inquiétés. Un horizon s’est ouvert que ne hantent plus les fantômes (des parents ou des vieilles histoires).
Mais cette origine à venir, ou découverte par les personnages à la fin de la quête, encore faut-il préciser en quoi elle est nouvelle. Dans Incendies, on le sait, ce que découvrent Jeanne et Simon, c’est une origine mêlée, qu’évoque Nawal, la mère, dans sa dernière lettre :
Il faut casser le fil,
Jeanne, Simon,
Où commence votre histoire ?
À votre naissance
Alors elle commence dans l’horreur.
À la naissance de votre père ?
Alors c’est une grande histoire d’amour.
Mais en remontant plus loin,
Peut-être que l’on découvrira que cette histoire d’amour
Prend sa source dans le sang, le viol,
Et qu’à son tour,
Le sanguinaire et le violeur
Tient son origine dans l’amour[59].
Le fil qui est ici cassé, c’est celui des tragédies qui se succèdent selon la loi du talion, dont a parlé le médecin d’Incendies en en retraçant l’absurde enchaînement :
Il y a deux jours, les miliciens ont pendu trois adolescents réfugiés qui se sont aventurés en dehors des camps. Pourquoi les miliciens ont-ils pendu les trois adolescents ? Parce que deux réfugiés du camp avaient violé et tué une fille du village de Kfar Samira. Pourquoi ces deux types ont-ils violé cette fille ? Parce que les miliciens avaient lapidé une famille de réfugiés. Pourquoi les miliciens l’ont-ils lapidée ? […] Il y a certainement une raison, ma mémoire s’arrête là, […] mais l’histoire peut se poursuivre encore longtemps […][60].
L’enchaînement de ces crimes procède de l’opposition de groupes vis-à-vis d’autres groupes, le dialogue entre les uns et les autres étant remplacé par des massacres commis réciproquement. Or ce que découvrent Jeanne et Simon, c’est que les différences qu’érigent les groupes entre eux n’ont pas de fondement, toute l’humanité étant née à la fois d’histoires opposées, les « bien nés » ne se distinguant pas des « mal nés ». De même, à la fin, Nihad-Abou Tarek est confronté à l’erreur qui lui a permis d’opposer l’ennemi aux siens, l’ennemi qu’il a torturé ne se révélant autre que sa mère. Confronté à l’origine de sa vie, le voici désormais de la même famille que Simon et Jeanne, « tous trois », comme le dit une didascalie, se retrouvant « ensemble dans la même pièce[61] ». Or « être ensemble dans la même pièce », n’est-ce pas être également ensemble dans la même humanité ? Tout se passe en effet comme si l’origine commune que se découvrent les personnages d’Incendies n’était guère différente de celle qu’a identifiée la génétique contemporaine, qui postule que toute l’humanité est née en Afrique – permettant d’invalider, par là même, les théories racialistes du XIXe siècle et toutes les ségrégations qu’elles ont instituées[62].
Mais, à ce point, nous n’avons encore trouvé que l’un des éléments de l’origine. Le deuxième est indiqué par Nawal qui poursuit :
Alors,
Lorsque l’on vous demandera votre histoire,
Dites que votre histoire, son origine,
Remonte au jour où une jeune fille
Revint à son village natal pour y graver le nom de sa grand-mère Nazira sur sa tombe[63].
C’est que cette origine génétique commune ne serait rien sans l’écriture, qui est associée dans Incendies à la « pensée[64] ». Or que permet l’écriture dans Le Sang des promesses, ou plutôt l’écriture du Sang des promesses ? Tout d’abord de constituer une histoire commune à toute l’humanité, les individus isolés découvrant soudain que « leur » origine est liée à l’histoire d’autres êtres et d’autres peuples ; mais d’inventer aussi des mythes nouveaux, où, comme dans Incendies, ce n’est plus Œdipe Roi, le parricide qui constitue la faute essentielle, mais l’atteinte à une femme, à la mère. Ainsi, à la découverte d’une histoire génétique commune à quoi mène Incendies est associé le point d’origine d’une culture commune à venir, où les histoires des uns et des autres cesseront d’être perçues contradictoirement et apparaîtront au contraire complémentaires. Tel est, en particulier, l’histoire de Forêts, où Loup la sauvage découvre d’une part que son histoire canadienne est liée à l’histoire comprenant tant celle des Juifs persécutés que celle des chrétiens d’Europe, ou celle de sa grand-mère honnie, et d’autre part que cette histoire réécrite, où les « mythèmes » ont été échangés entre les individus et les groupes culturels, est infiniment plus riche et structurante que l’histoire partielle qu’elle se connaissait. L’origine commune, c’est donc celle des histoires non seulement partagées, mais désormais inséparables les unes les autres, qui se mettent à s’entretisser – le tissage étant appelé à se poursuivre au-delà de la pièce, les acteurs et les spectateurs étant désormais « dans la même pièce » – c’est-à-dire dans le même monde globalisé où la juxtaposition des civilisations prises dans un « clash » a laissé place à l’entretissage des histoires singulières empruntées à diverses aires et à diverses temporalités. Le vagin de Dolorosa ouvre sur la possibilité de cet entretissage, qui aura lieu aussi bien dans les trois premières pièces du quatuor (la fin pouvant aussi bien correspondre au début, à l’origine des autres histoires à partir de Littoral), que dans le monde réel, à venir au-delà de la diégèse des pièces. Et c’est en m’autorisant de cette poétique que je me suis permis, à mon tour, de la prolonger en quelques passages de cet article, en rapprochant Le Sang des promesses d’éléments culturels appartenant à des aires ou à des temporalités qu’il n’évoque pas (par exemple le Japon), mais qui ne lui sont pas pour autant « étrangers », et avec lesquels il peut entrer en résonance.
| Patrick Suter
Notes
[1] L, p. 11. Les quatre pièces du Sang des promesses : Littoral, Incendies, Forêts et Ciels sont abrégées par leurs initiales. Je les cite selon la dernière édition, qui date de 2009 (Montréal-Arles, Leméac – Actes Sud, « Babel »). L’ « aube » est l’origine d’un jour nouveau, mais aussi d’une nouvelle ère dans les interrelations entre les individus et entre les groupes, sur laquelle va se pencher cet article.
[2] C’est bien de « quatuor », et non de « tétralogie », dont parle Wajdi Mouawad à propos du Sang des promesses (C, p. 9), laissant entendre que ce sont des harmoniques ou des échos qui relient les pièces entre elles, et non l’habituelle continuation du récit (ici absente).
[3] Armen Godel, La Maison Kizuki et autres rencontres théâtrales, Genève, MētisPresses, « Le métier à tisser », 2010, p. 43.
[4] Elie Konigson, L’Espace théâtral médiéval, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1975, p. 281.
[5] L, p. 14.
[6] Ibid.
[7] C, p. 114.
[8] Sur les différentes phases de la « globalisation » depuis la « découverte » de l’« Amérique » en 1492, cf. Ottmar Ette, Transarea. Globalisierungsgeschichte, Berlin/Boston, De Gruyter, « Mimesis. Romanische Literaturen der Welt », 2012, p. 8-26.
[9] Antagonismes qui, comme le rappelle entre autres Ottmar Ette (ibid., p. 27), apparaissent de façon exemplaire dans la thèse bien connue de Samuel P. Huntington sur le « clash des civilisations », que Le Sang des promesses tente à bien des égards de dépasser.
[10] L, p. 14.
[11] L, p. 29.
[12] F, p. 38.
[13] L, p. 13.
[14] L, p. 15, 23 & 24.
[15] L, p. 7. Je souligne.
[16] Anne Ubersfeld, « Le modèle actantiel au théâtre », Lire le théâtre, Paris, Éditions sociales, « Essentiel », 1982, p. 53-107.
[17] L, p. 35.
[18] L, p. 45.
[19] I, p. 24, 37 & 63.
[20] I, p. 93.
[21] Chretien de Troyes, Le Conte du Graal, in Romans, Paris, Librairie générale française, « Le livre de poche. Classiques modernes », 1994, p. 937-1211, v. 3136, p. 1036.
[22] Cf. Aristote, Poétique, Texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallotch, préface de Tsvetan Todorov, Paris, Seuil, « Poétique », 2011, 11, 16 & 18.
[23] Sur cette question, cf. également Patrick Suter, « Vers une transculturalité mondialisée. Wajdi Mouawad : Le Sang des promesses, marges et frontières », in Patrick Suter, Nadine Bordessoule-Gilliéron & Corinne Fournier Kiss, Regards sur l’interculturalité. Un parcours interdisciplinaire, Genève, MētisPresses, 2016, p. 235-255.
[24] Hans-Thies Lehmann, Le théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002 (1999).
[25] L, p. 117.
[26] L, p. 118-119.
[27] I, p. 124.
[28] Ibid.
[29] Ibid.
[30] I, p. 29.
[31] « Au cinéma » dit Genette (mais ce pourrait aussi être le cas au théâtre), « il peut y avoir des perturbations de niveaux, quand un acteur endosse son propre rôle comme s’il était fictionnel » : Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, Poétique, 2004, p. 73.
[32] L, p. 110.
[33] André Steiger, L’Aveu de théâtre, Orbe, Campiche, Théâtre en camPoche. Hors-jeu, 2008, p. 15-17.
[34] L, p. 129.
[35] L, p. 101.
[36] L, p. 96.
[37] Sur les liens entre théâtre postdramatique et théâtre autobiographique, cf. Louis Patrick Leroux, « Théâtre autobiographique : quelques notionsª », Jeu : revue de théâtre, n° 111, (2) 2004, p. 75-85, p. 85. http://id.erudit.org/iderudit/25505ac. Dans Le Théâtre postdramatique (op. cit., p. 157 sq.), Hans-Thies Lehmann insiste sur l’irruption du « réel » dans le cadre de la représentation comme l’une des caractéristiques du « postdramatique ».
[38] L, p. 96.
[39] L., p. 74.
[40] L, p. 80-81.
[41] L, p. 98.
[42] Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, « Presses Pocket Agora », 1962, p. 30 sq.
[43] L, p. 100.
[44] O. Bloch & W. v. Wartburg, Dictionnaire étymologique, Paris, PUF, 1991, entrées « Copain » et « Compagnon ».
[45] En général, les religions produisent des frontières, comme l’a rappelé Jean-Louis Schlegel (« Territoires des religions », Murs et frontières, Hermès, no 63, p. 35-42). Il reste une trace d’une telle frontière dans la liturgie byzantine de saint Jean Chrysostome, puisqu’au moment où va être célébrée l’eucharistie, juste avant le Credo, l’exclamation du diacre (« Les portes, les portes ! ») provient d’une époque révolue où seuls les fidèles initiés au mystère pouvaient assister à l’eucharistie, les catéchumènes étant renvoyés et les portes fermées derrière eux (cf. Liturgicon. Missel byzantin à l’usage des fidèles, par Mgr. Néophytos Edelby, Beyrouth, Liban, 1990, p. 443).
[46] Mc 16, 15.
[47] Les dérives de ce mouvement projectif de l’Occident à travers la colonisation ont été remises en cause par Édouard Glissant dans Poétique de la relation (Paris, Gallimard, 1990), et de nombreux critiques ont fait remarquer que la prétention à l’« universalité » de l’Occident a souvent été, de fait, liée à une attitude ethnocentriste. Cela dit, sur un plan théologique, l’injonction de l’Évangile à « aller dans le monde entier » n’implique nullement une exclusion par rapport aux « autres », mais plutôt une ouverture et un élargissement de la communauté – ni une assimilation des « autres » à « nous », mais une acculturation vers les cultures locales. Dans ce sens, la suggestion de Sabbé n’est pas contradictoire avec un christianisme orthodoxe et peut au contraire en paraître comme un accomplissement sociétal (bien que non confessionnel).
[48] Cette distinction entre « nous » et les « autres » est essentielle dans le processus de création des frontières entre les groupes sociaux. Cf. l’article fondateur de Fredrick Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières » (1969), in Philippe Poutignat & Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, « Le sociologue », 1995 (1969), p. 203-249, p. 207.
[49] Jn 10, 26-27.
[50] Ez 34, 12.
[51] L, p. 143.
[52] L, p. 129.
[53] Ibid.
[54] Ibid.
[55] L, p. 130.
[56] L, p. 132.
[57] Lc 9, 59.
[58] Cf. Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque, Paris, Albin Michel, « Spiritualités vivantes 105. Série Judaïsme », 1998, p. 9-10.
[59] I, p. 131-132.
[60] I, p. 61.
[61] I, p. 125.
[62] Cf. Alicia Sanchez-Mazas, « Les origines de la diversité humaine », in Patrick Suter et alii, op. cit., p. 75-89.
[63] I, p. 132. Je souligne.
[64] Cf. I, p. 104.
Pour citer cet article
Patrick Suter, « L’origine à venir – À propos du Sang des promesses de Wajdi Mouawad », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 3 [en ligne], mis à jour le 01/01/2017, URL : https://sht.asso.fr/lorigine-a-venir-a-propos-du-sang-des-promesses-de-wajdi-mouawad/