Revue d’Histoire du Théâtre • N°284 T4 2019
Recension № 284
Résumé
Marc Lacheny, Littérature « d’en haut », littérature « d’en bas » ? La dramaturgie canonique allemande et le théâtre populaire viennois de Stranitzky à Nestroy, Berlin, Frank & Timme-Verlag für wissenschaftliche Literatur, 2016
| Recension par Éric Leroy du Cardonnoy
Texte
Recension Littérature « d’en haut », littérature « d’en bas » ?
L’ouvrage de Marc Lacheny correspond à une publication remaniée d’un travail d’habilitation à diriger des recherches de l’auteur, professeur à l’Université de Lorraine-Metz. Structuré en trois parties, il s’interroge sur les relations entre deux mondes littéraires considérés dans la plupart des histoires de la littérature comme opposés, voire antagonistes, à partir de l’exemple du théâtre populaire viennois (Wiener Volkstheater) du XVIIIe au XIXe siècle. Marc Lacheny s’appuie sur les textes originaux lorsqu’ils sont disponibles, mais aussi sur la lecture que la critique, les auteurs et les institutions, académiques et politiques, ont faite de cette forme particulière de théâtre, dont l’aspect principal réside dans sa pratique (« un mode de théâtre total, où la musique, le chant et la danse prennent aussi une part considérable » (p.15).
La première partie se présente sous forme d’une chronologie des polémiques autour du comique et du populaire dans la sphère de langue allemande depuis Gottsched : la volonté d’ennoblir en le disciplinant le théâtre de son époque, et plus particulièrement la comédie, correspond à un besoin général de s’orienter vers l’étalon culturel d’alors, la France, et le modèle qu’elle s’est choisi, à savoir les Anciens, tout en établissant les spécificités du monde allemand protestant. Reprenant les théories de Mikhaïl Bakhtine sur l’œuvre de Rabelais et la culture populaire du Moyen-Âge et de Wendelin Schmidt-Dengler sur les critères d’établissement du canon littéraire (mais aussi de décanonisation) « allemand », Marc Lacheny dresse donc l’histoire d’une exclusion, d’un silence, le portrait de la constitution d’une sphère particulière de langue allemande, la sphère habsbourgeoise de langue allemande : la marginalisation de la littérature autrichienne par l’historiographie littéraire de langue allemande a longtemps été considérée comme allant de soi, tout en étant très problématique d’un point de vue historique, et traduisant une hégémonie culturelle qui s’est accentuée aux XIXe et XXe siècles (on songe bien entendu aux thèses de Pierre Bourdieu sur l’établissement d’une forme, d’un auteur, dans un champ donné à un moment particulier de l’histoire, comme le rappelle Marc Lacheny).
Selon l’auteur, le théâtre représente un terrain particulièrement fécond pour étudier ce phénomène, de même que pour analyser les interactions entre ses formes canoniques et ses formes moins « nobles » (p. 15). Ainsi Lessing, Schiller, mais surtout Goethe, ont été très sensibles à cette forme de théâtre, le dernier ayant intégré certains aspects dans ses farces et satires des années 1770 et même dans son Faust, réduisant à néant les théories élaborées par les tenants d’un Bildungstheater opposé à un Volkstheater.
La seconde partie étudie la réception des classiques par le théâtre populaire à Vienne, les parodies des « grands » auteurs n’étant pas uniquement à envisager comme des attaques ad hominem, puisqu’il s’agit de divertir le public, mais plutôt des prises de position contre des modes, des pratiques, et Marc Lacheny parle de la fonction première des parodies « de rendre accessible à un large public le patrimoine classique allemand » (p. 114), ce qui n’est bien évidemment pas à exclure, mais la question serait peut-être plutôt de savoir s’il y a eu de la part des auteurs, considérés dans leur ensemble, une telle visée didactique, puisque Marc Lacheny rappelle à juste titre quelques pages auparavant que le théâtre populaire est avant tout une « industrie » de divertissement qui vit des recettes des représentations.
La troisième partie s’occupe, dans un mouvement de renversement, d’étudier une éventuelle fusion entre les deux « formes » théâtrales étudiées et l’accès de Nestroy à la canonisation au cours du XXe siècle. L’un des meilleurs exemples de cette tentative de fusion, mis à part Nestroy, est, selon Marc Lacheny, Franz Grillparzer ; à ce propos les exemples présentés sont toujours pertinents, mais on peut regretter l’affirmation trop générale que la trilogie La Toison d’or « s’inscrit dans la ligne du drame classique allemand » (p. 189), alors que la première partie, L’Hôte (Der Gastfreund), offre peut-être la meilleure occurrence de fusion entre les théâtres d’en haut et d’en bas : en effet Phryxus et Aiétès tentent à la fin de ce prologue de se rejeter la toison dans une séquence digne du meilleur slapstick et qui utilise tous les registres que l’espace scénique met à disposition d’un dramaturge, lorsque les deux personnages se poursuivent d’un bout à l’autre de la scène. Nestroy cite majoritairement comme pièce de Grillparzer, considéré très vite comme LE classique autrichien, L’Aïeule, sa première pièce datant de 1817 et son plus grand succès : autrement dit, de manière symptomatique, Grillparzer est perçu par Nestroy comme un classique dans une position « intermédiaire », contrairement à son traitement de Judith et Holopherne de Hebbel qui traduit une « révolte de la langue du théâtre populaire viennois contre le modèle linguistique du haut allemand incarné par la tragédie historique » (p. 233). Marc Lacheny insiste aussi sur l’importance de la réalité concrète du théâtre viennois, avec une prise en compte très forte de la dimension corporelle, c’est-à-dire la dimension spectaculaire, qui pour cette raison aurait été peu réceptif par exemple au Romantisme et à toute approche trop spéculative du théâtre (p. 206).
Ce qu’il importe à Marc Lacheny, en recourant à la notion d’hybridation, est de montrer la fécondité des échanges, des communications, des emprunts entre deux mondes que l’historiographie a isolés, de manière relativement péremptoire et dans une visée « politique », le meilleur exemple en étant Nestroy pour qui la « porosité des frontières » entre le haut et le bas lui a permis de « vienniser » le répertoire classique allemand dépassant l’opposition traditionnelle. Souligner l’aspect constitutif ludique du Volkstheater dans une position foncièrement jouissive ne signifie pas rejeter son aspect politique, au contraire ; de ce point de vue on regrettera par exemple que, d’un point de vue théorique, Marc Lacheny ne recourt pas aux thèses, tant esthétiques que politiques, exposées par Jacques Rancière dans Le Partage du sensible (2000) et qui auraient fourni ici une base de réflexion tout à fait appropriée et productive à partir de la notion précisément de « partage » – considéré dans ses deux significations comme l’existence d’un espace commun ET les découpages qui y définissent des places et des parts respectives, autrement dit une répartition des parts et des places qui se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité, qui détermine ceux qui ont part ou non à ce partage. La réflexion sur le phénomène de canonisation – et de décanonisation – aurait ainsi gagné en consistance.
Il n’en reste pas moins que ce livre offre une réflexion d’ensemble sur les phénomènes abordés qui faisait jusqu’ici défaut, et rappelle l’importance fondamentale de toutes les facettes du théâtre afin d’en apprécier toutes ses composantes et toutes ses formes qui permet de tracer des continuités dans le théâtre populaire autrichien depuis Stranitzky jusque Werner Schwab.
Pour citer cet article
« Recension № 284 », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 284 [en ligne], mis à jour le 01/04/2019, URL : https://sht.asso.fr/recension-%e2%84%96-284/