Revue d’Histoire du Théâtre • N°294 T3 2022
Souvenirs d’un factotum
Par Michel Bataillon
Résumé
Entretien au long cours avec Michel Bataillon, autour de son parcours de dramaturge, traducteur, mais aussi de son compagnonnage avec Roger Planchon.
Texte
Léonor Delaunay/Tommaso Zaccheo Michel Bataillon, vous êtes traducteur, dramaturge, germaniste et président de la Maison Antoine Vitez. Spécialiste de l’histoire du théâtre et de la littérature allemande, votre parcours à l’intérieur du théâtre en France commence officiellement en 1965, lorsque vous participez à la naissance du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Secrétaire général du « premier théâtre permanent de la banlieue parisienne »[1], dirigé par Gabriel Garran, dès 1972 vous devenez le conseiller artistique du Théâtre National Populaire-Villeurbanne jusqu’en 2002, traversant ainsi l’histoire, artistiqueet institutionnelle, de ce théâtre et de ses co-directeurs. Aux côtés de Gabriel Garran, de Roger Planchon, de Patrice Chéreau et de Georges Lavaudant, ainsi que des nombreux collaborateurs de ces entreprises théâtrales, vous avez été témoin des changements majeurs que la pratique et la conception du théâtre ont subi au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
Nous vous proposons pour commencer de revenir sur votre passage du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers au TNP-Villeurbanne, sous la direction de Planchon, Chéreau et Gilbert.
Dans un entretien publié en 2011, vous dites avoir beaucoup pratiqué, auprès de Gabriel Garran, une dramaturgie « du documentaliste », une dramaturgie « de la traduction » et de la « dramaturgie des relations avec le public »[2]. Lorsque vous arrivez à Villeurbanne, en revanche, vous affirmez : « [j]e ne peux plus me prétendre dramaturge là-bas : j’ai devant moi le premier dramaturge de France au sens allemand [Roger Planchon] – le premier lecteur, le lecteur le plus aigu qu’on puisse trouver à l’époque et qui est devenu un modèle absolu pour ceux qui l’ont vu travailler […] »[3]. Ensuite, vous résumez votre travail à Villeurbanne comme une tentative « de donner une cohérence au discours »[4] des créations de cette institution théâtrale. Dans le même temps, force est de constater, dans les programmes, les brochures, les communiqués de presse, votre effort de présentation et d’explication au public des propositions scéniques du TNP-Villeurbanne. Qu’a signifié, pour vous, de quitter la banlieue parisienne pour la banlieue lyonnaise ? Comment votre travail a-t-il évolué au sein d’un théâtre créé pour « changer radicalement les méthodes et conditions par et dans lesquelles s’exer[çait] en France l’activité de la plupart des entreprises théâtrales […] aux trois niveaux : création, diffusion-exploitation des spectacles, rapports avec le public[4]» ?
Michel Bataillon Je n’avais jamais eu la curiosité de regarder sur internet ce qu’était devenu cet entretien trop bavard enregistré en 2010 par l’équipe lyonnaise d’Agôn. Comme vous vous y référez, je viens de le lire. J’en assume l’essentiel mais, avant la mise en ligne, il aurait mérité une relecture qui m’aurait permis d’éliminer des fautes regrettables et surtout de nuancer des propos à l’emporte-pièce qui passent en situation orale, ils sont destinés à convaincre. Pour l’édition, je les aurais formulés autrement. J’ai ouvert à nouveau le joli petit livre Du dramaturge édité en 2008 par Philippe Coutant quand il dirigeait Le Grand T à Nantes. Ma contribution y est brève et me convient bien, encore aujourd’hui. Elle contient déjà l’essentiel de ce que je vais pouvoir vous apporter. Je vais m’efforcer d’être ici plus précis.
Quitter la banlieue parisienne pour la banlieue lyonnaise ? La décision n’était pas simple. Nous habitions un HLM à Nanterre dans le quartier des Amandiers où ma femme était institutrice et nos garçons scolarisés dans son école. Nous étions bien intégrés dans la vie quotidienne d’une ville communiste où habitait Waldeck-Rochet et où Pierre Debauche, grâce au maire Raymond Barbet, avait implanté son théâtre des Amandiers en 1965. Pour gagner le Théâtre de la Commune, je suivais la ceinture rouge de l’ouest au nord, passant par Gennevilliers où Bernard Sobel dirigeait son Ensemble théâtral puis par Saint-Denis où José Valverde animait le Théâtre Gérard Philipe. À Aubervilliers, Jack Ralite, à l’époque maire-adjoint, veillait sur le nouveau-né.
Dès le début des années soixante, Gabriel Garran m’avait associé à ses réflexions sur l’état et l’avenir du théâtre, et sur le répertoire qu’il portait en lui. Ernst Toller, l’homme et l’œuvre, était mon sujet d’étude universitaire et, dans la bibliothèque de Gaby, il y avait un exemplaire d’Hinkemann, publié en 1926 par Les Humbles, revue des Primaires, une rareté ! Nous partagions beaucoup, par exemple l’idée d’ouvrir un « théâtre populaire » au cœur d’une ville ouvrière. Il me proposa de me joindre à l’équipe qu’il rassemblait pour le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Les administrations ne voulant pas reconnaître le mot de «dramaturge», je fus secrétaire général. C’était un emploi de «factotum» que j’aimais bien, – oui, de faitout – où je partageais mon temps entre la construction d’une maison de théâtre et de son public et la construction d’un répertoire pour ce public, la réflexion sur les œuvres et leur sens.
Étais-je le « dramaturge » de Gabriel Garran ? J’ai eu en ce temps-là – la seconde moitié des années soixante – le sentiment de l’être, le sentiment heureux de contribuer au sens de l’aventure, à la ligne générale. Dramaturge, je crois l’avoir été, à plusieurs reprises. Garran, dont l’Allemagne brune avait assassiné le père, était fidèle à l’autre Allemagne, celle de Bertolt Brecht et de Peter Weiss. Il ouvrit son théâtre, notre théâtre, le 25 janvier 1964, avec Andorra de Max Frisch. Un an plus tard, le 19 janvier 1965, quinze théâtres allemands créaient simultanément L’Instruction de Peter Weiss. À cette occasion, j’ai exécuté pour la première fois sans doute la plupart des tâches qui incombent à un Dramaturg à l’allemande : depuis le repérage de l’ouvrage, la traduction orale à la volée du texte publié dans la revue Theater Heute, la contribution à son inscription au répertoire, jusqu’à l’analyse de sa dramaturgie singulière fondatrice d’un certain «théâtre documentaire», l’établissement avec Garran d’une version scénique à partir du texte de Jean Baudrillard, traducteur choisi pour L’Arche par Robert Voisin, et pour finir la conception et la réalisation, avec le graphiste Michel Rossignon, d’un programme destiné à guider le spectateur d’Aubervilliers vers l’oratorio de Peter Weiss, un poème dramatique. L’étude du parcours et de l’œuvre de Weiss, les liens amicaux que je liais avec lui et Gunilla Palmstierna-Weiss, son épouse, m’ont alors conduit à une clownerie philosophique, une complainte comme les aimait Weiss, Comment Monsieur Mockinpott fut libéré de ses tourments, que je traduisis et que Garran mis en scène en 1970.
Durant les huit années de ma présence au Théâtre de la Commune, tandis que peu à peu nous construisions un service de relations avec le public, inspiré par Sonia Debeauvais du TNP-Jean Vilar et surtout par Madeleine Sarrazin du Théâtre de la Cité-Roger Planchon, j’ai eu au moins trois autres occasions de jouer au « Dramaturg ».
En 1967, pour Le Marchand de glace est passé d’Eugène O’Neill, mon intervention fut celle d’un documentaliste, apportant à la table de répétition des informations, des images photographiques, des partitions, des enregistrements. La même année, je révisais la version française des Visions
de Simone Machard de Bertolt Brecht avec mon ami André Gisselbrecht qui en avait signé la traduction avec Édouard Pfrimmer, un maître en dramaturgie, mort en montagne deux ans auparavant.
En 1969, Garran créa Off Limits, une plongée dans l’œuvre d’Arthur Adamov que je connaissais depuis la fin des années cinquante. Nous partagions pour lui un même intérêt, une même affection inquiète et impuissante. Il se suicida en mars 1970. Encouragé par Jacqueline Adamov, et avec l’aide de David et Danielle Kaisergruber, j’entrepris dans les archives de l’ina une recherche systématique sur les traces de ses paroles et de ses écrits. Dramaturgie toujours mais sous une autre forme, avec une visée éditoriale qui n’aboutira pas à une édition.
Mon dernier grand chantier au Théâtre de la Commune fut la tournée du Berliner Ensemble au printemps 1971, avec La Mère de Brecht d’après Gorki au Théâtre des Amandiers, Le Commerce de pain de Brecht au Théâtre de la Commune et Les Jours de la Commune au théâtre Gérard-Philipe. Ce fut une aventure théâtrale sous-tendue par un faisceau de volontés politiques et portée par la conviction et l’engagement d’une équipe internationale : Helene Weigel, son directeur technique Walter Braunroth, et son Ensemble, Irene Gysi au ministère de la Culture de rda, Jack Ralite, Roland Leroy au pcf, Gabriel Garran, et ses collaborateurs, Josyane Horville, Noël Napo, moi-même, Pierre Debauche et Monique Blin… Malgré toutes les tâches relevant de l’administration de tournée, il eut aussi une part de dramaturgie dans la communication et la relation avec le public. Et puis il y eut cette soirée inoubliable dans le théâtre-hangar métallique des Amandiers où Helene Weigel, déjà très malade, joua pour la dernière fois Pelagea Vlassova, une démonstration sublime de la façon dont il fallait, dont elle savait jouer Brecht, ferme, lucide et bouleversante. La distance et l’empathie. Elle était à bout de souffle et, de retour à Berlin, elle ne remonta plus sur la scène.
Et il y eut en 1972 un dernier rebond : le retour du Commerce de pain, première mise en scène en français de Manfred Karge et Matthias Langhoff auxquels Gabriel Garran confia sa scène. Il me revint d’établir la version scénique chantée, avec Gilbert Badia, le traducteur des éditions de l’Arche, et José Berghmans, le directeur de la musique, chef de la petite formation orchestrale, et d’être ensuite assistant-interprète de répétition. J’étais ainsi arrivé au bout de mon trajet au Théâtre de la Commune.
Comment refuser quand vous arrive la proposition d’entrer dans l’équipe qui allait transformer le Théâtre de la Cité en T.N.P. ? Madeleine Sarrazin, secrétaire générale, souhaitait que je l’aide à constituer et épauler une équipe d’animateurs chargés des relations avec le public.
Patrice Chéreau qui me connaissait depuis le lycée Louis-le-Grand n’a émis aucune objection à ma venue. Roger Planchon attendait de moi une présence disponible pour travailler avec lui sur l’énoncé des objectifs et le sens des démarches, sur le choix des œuvres, sur la mise en scène des récits dramatiques… Et la prise en main des études théoriques – histoire du théâtre et dramaturgie – d’une école qui constituait le troisième volet du projet de « Théâtre National de Province » et qui ne verra jamais le jour, faute de financement. Elle se serait inscrite dans la continuité du travail esquissé par Jean-Marie Boëglin en 1957 quand le déménagement à Villeurbanne libéra le petit théâtre de la rue des Marronniers. Et c’est cette école que Chéreau créera selon son goût à Nanterre-Amandiers. Robert Gilbert laissait ouvert le champ des possibilités. Pas de fiche de poste, pas de définition d’emploi, alors pourquoi pas dramaturge, «pourvu que vous soyez utile à Madeleine et à Roger».
Le champ d’action était vaste, il me revenait d’en délimiter les contours.
L’ouverture du TNP-Villeurbanne, le 19 mai 1972, avec Le Massacre à Paris de Christopher Marlowe fut un prélude éclatant aux dix années durant lesquelles Roger Planchon et Patrice Chéreau dirigèrent ensemble la nouvelle institution. Mon premier acte concret à la rentrée de l’automne fut d’animer avec Madeleine Sarrazin l’assemblée des relais et des abonnés qui découvraient la métamorphose du Théâtre de la Cité en une fabrique de spectacles aux formes encore indécises. Le premier spectacle de Chéreau divisait l’auditoire et il nous fallut beaucoup de conviction, de diplomatie et d’arguments dramaturgiques pour mettre en lumière tout le bénéfice de l’art théâtral du nouveau venu. Pour certains des vieux abonnés, Toller, qui suivit, fut une nouvelle épreuve mais, un an plus tard, La Dispute effaça cette tension et rassembla le public.
À Villeurbanne, désormais, deux artistes se partageaient un outil de travail, un budget et un public. Cette singularité entraînait mille problèmes. Très vite, il apparut nécessaire de constituer deux compagnies, même si l’un ou l’autre, Gérard Desarthe par exemple, allait et venait de Chéreau à Planchon. L’évolution de l’équipe technique et des ateliers fut assez exemplaire. Chéreau arriva avec Richard Peduzzi qui fut un maître exigeant pour les constructeurs et les décorateurs du théâtre de la Cité. Et avec Jacques Schmidt que Planchon aussitôt adopta pour ses spectacles.
La réflexion sur le modèle économique du théâtre avait conduit les trois directeurs à rechercher comment exploiter au mieux le succès d’une création. D’abord, en inscrivant de longues séries de représentations « à la maison » pour rendre nécessaire une recherche du public, large et profonde, dans un rayon de cent kilomètres autour de Villeurbanne. Et en proposant aux directeurs de théâtre, partenaires de nos tournées, une forme de petits festivals une semaine Chéreau- une semaine Planchon, avec des représentations plus nombreuses que dans une tournée traditionnelle. Une équipe des relations avec le public du tnp – Éliane Bolian, Béatrice Chavaux, Claude Quétard, Jean-Marc Martin du Theil pour la presse – venait étoffer l’équipe locale souvent pendant plusieurs semaines. C’était une formule épatante, joyeuse et gagnante. À Tours, à Lille, à Strasbourg, à Grenoble, à Toulouse, à Caen, à Clermont-Ferrand… Le Tartuffe et La Dispute feront le plein de spectateurs. Une formule qui dura tant que les finances le permirent, pas jusqu’à la fin des années Chéreau.
J’étais donc déclaré « dramaturge », mais comment le devenir ? Je connaissais Planchon depuis une dizaine d’années, je m’étais nourri de ses spectacles, j’aimais ses pièces. En 1970, j’avais activement contribué à la publication de L’Infâme dans le premier numéro de la revue Travail Théâtral. Il me fallait maintenant faire vraiment la connaissance de Planchon.
Notre premier rendez-vous fut La Langue au chat, une comédie de « politique fiction millénariste » placée sous le patronage d’Aristophane, qu’il avait conçue et écrite pendant l’été 1971 à Hammamet, et voulu insérer dans le programme comme une bouffée hilarante et macabre entre Massacre à Paris et Toller. Je n’étais pas présent à la première lecture du manuscrit en février 1972 chez Antoine Bourseiller et je me souviens peu et mal des répétitions de septembre. Le peu de notes dans les marges de ma brochure de scène est signe que le temps des lectures à la table fut bref, ce qui n’est pas surprenant. Dans cette aventure, Planchon était auteur dramatique, metteur en scène et interprète du Chat, donc moins à l’aise que d’ordinaire pour sonder le texte. Mais je me souviens fort bien de notre installation et des filages à Marseille sur la petite et si belle scène du Gymnase. Je ne peux rien ajouter au récit que j’en donne dans la chronique d’Un défi en province. La création de La Langue au chat fut un joyeux bordel et Planchon en avait conscience : « La Chat a été écrit très vite. En trois semaines. J’ai laissé venir, sans réfléchir avant l’écriture… Il y a trop de choses, je le sais… Le public est dérouté par toutes les questions que je pose. Il se demande ce qu’est ce paquet mal ficelé. Pourquoi le ton change sans cesse, passe de la satire à la tendresse, de la dureté au fantastique. Je suis trop hanté par le camarade Shakespeare. En tant que spectateur, j’aime qu’une pièce soit une aventure et je ne veux pas savoir, pas pouvoir deviner où l’auteur me mène, ni par quels chemins… ».
Antoine Bourseiller fut un hôte idéal, il accepta de bon cœur l’objet, imparfait, déroutant : un cauchemar burlesque par temps de pandémie mené paun escroc, gourou des temps modernes, pendant la dernière Saint-Sylvestre du xxe siècle. Planchon m’envoya au feu pour un exercice de dramaturgie appliquée. Tandis que dans sa loge, il quittait son costume de scène, je proposais chaque soir au public une conversation improvisée. Planchon me rejoignait et c’était un feu roulant de questions, d’incompréhensions, de reproches et d’explications patientes. Peu à peu, nous nous partagions les rôles et les réponses, je me chargeais des éclaircissements et il parlait de son engagement dans l’écriture. Je me souviens d’avoir, quinze jours plus tard, pris un tout petit avion de ligne du soir qui reliait Lyon à Reims où ça se passait mal. Les âmes pieuses et bien pensantes exigeaient du directeur du centre dramatique national et du maire de la ville qu’ils interdisent la représentation de cette pièce ordurière où sa Sainteté, le dernier des papes, et l’abbé Comac, le dernier des prêtres catholiques, viennent demander au Chat, maître spirituel, animateur de télé, comment il convient de vivre maintenant que Dieu est mort. Merveilleux Pierre Asso en Saint-Père et Gérard Guillaumat en abbé fourgueur de came. Le maire, Jean Taittinger affirma son attachement à la liberté d’expression et de création et Robert Hossein, directeur du centre dramatique fut chaque soir à nos côtés, un vrai patron de théâtre.
Cet exercice de libre dialogue improvisé avec les spectateurs, nous l’avons ensuite pratiqué des centaines de fois, souvent après des rafales d’applaudissements, parfois par gros temps. C’est là qu’il est le plus utile : on ne convaincra jamais un spectateur déçu et hostile mais, quand il a écouté vos arguments, il quitte le théâtre avec moins d’animosité. Je ne craignais pas de prendre la parole et Planchon m’a fait confiance. J’ai appris de lui comment guider un débat, deviner d’où vont partir les attaques, laisser les spectateurs s’opposer entre eux, profiter des échanges pour repérer les points faibles d’un spectacle, d’une représentation.
Au printemps 1973, vint enfin le temps des répétitions d’une nouvelle version du Tartuffe dont la première était prévue le 27 juin au Teatro Cervantès à Buenos Aires. Pendant un mois, « à la table », avec tous les comédiens et figurants – nous disions plus volontiers « petits rôles » – j’ai assisté et participé à l’examen minutieux du texte de Molière comme le pratiquait Planchon. Après l’auteur et le metteur en scène, je faisais connaissance avec le «dramaturge», le lecteur le plus vigilant, « le plus aigu qu’on puisse trouver à l’époque », comme je l’ai dit dans l’entretien avec l’équipe d’Agôn.
La dramaturgie est l’art du poète dramatique qui créée une machine, en construit l’architecture, en conduit le récit, en invente les personnages et écrit leurs paroles…, Planchon, lecteur du poème dramatique de Molière, à l’écoute des comédiens, s’interrogeait sur chaque geste du poète et de ses créatures. La question : « Que dit-il ? Ai-je bien entendu ? » était la clef de cette lecture. Il ne s’agissait plus de gestes dramaturgiques périphériques, mais de sonder le cœur de l’écriture dramatique, la rhétorique et les actes qu’elle porte.
Après avoir vu Planchon à l’ouvrage, relisant collectivement Le Tartuffe, j’ai effectivement trouvé outrecuidant de me dire «dramaturge» en suivant la mode allemande et j’ai préféré conserver au terme son sens français. Puis, ma tâche aux côtés de Planchon a évolué de spectacle en spectacle. Assez rapidement, j’ai fait pour lui un travail de secrétariat littéraire, je mettais en forme les grands entretiens, avec Jean Mambrino par exemple. Et je contribuais de plus en plus à la construction des saisons à l’invitation des spectacles. Un beau jour, je ne sais plus quand, avec Robert Gilbert, nous avons décidé que mon poste au tnp pouvait être « conseiller artistique ». Cependant, à chaque nouvelle création, que ce soit Shakespeare, Racine, Adamov ou Pinter…, je me retrouvais « dramaturge », heureux à la table de lecture.
LD/TZ Dans les Journaux de travail de Patrice Chéreau[6], l’on trouve de nombreuses réflexions portant sur les réalisations de Roger Planchon. Il paraît en ce sens possible d’examiner les réalisations de ces deux metteurs en scène pour étudier à quel point les processus de création de l’un et de l’autre étaient intimement en dialogue, tout en restant foncièrement différents. Des œuvres telles que Le Tartuffe de Planchon et La Dispute[7] de Chéreau semblent conçues en sachant qu’« une époque entière se sert dans les chefs-d’œuvre du passé »[8]. L’on peut constater le profond regard dramaturgique, savant et historique, porté sur ces deux pièces par ces deux metteurs en scène. Toutefois, le résultat de ces relectures est assez différent. Peut-être pouvons-nous trouver une piste de réflexion au sujet de ce rapport et de cette différence dans une conversation entre Chéreau et le critique Franco Quadri : en 1977, Chéreau affirme que, pour lui, Marivaux est un auteur qui a su enquêter sur la profondeur, les abîmes mêmes, de l’âme humaine et, ajoute-t-il, « en Marivaux j’ai trouvé un auteur. C’est une connaissance, comme dans certains films »[9]. Bref, si l’on se fie à cette réflexion de Chéreau, de quatre ans postérieure à la première création de cette pièce, le metteur en scène arrive à considérer Marivaux comme son propre « scénariste », et même le meilleur « scénariste » de son temps. Tandis que Molière, aussi bien que Shakespeare, demeurent pour Planchon essentiellement les plus grands scénaristes de leur temps, et c’est en tant que tels que Planchon les interroge. Comment avez-vous vécu, à l’intérieur du tnp, les processus de création et de réception de ces deux œuvres et, plus globalement, la construction d’un programme et d’un répertoire autour des spectacles de Chéreau et de Planchon ?
MB En cette année de «préfiguration» – c’était le terme choisi – de ce que pourrait être ce tnp dirigé par Chéreau, Gilbert et Planchon, du Massacre à Paris en mai 1972 au Tartuffe en juin 1973 en passant par La Langue au chat en octobre 1972 et Toller en janvier 1973, toutes les apparences pouvaient suggérer que les deux artistes suivraient chacun leur chemin, tant ils étaient différents, dans leur vie quotidienne, l’un parisien, l’autre « provincial », dans leur manière d’être, leur façon de faire, et surtout dans la matière sensible de leur théâtre. La seule organisation du temps et des calendriers imposait l’existence d’une équipe complète et indépendante pour chacun des directeurs artistiques. Comment Robert Gilbert et Madeleine Sarrazin allaient-ils maintenir la cohésion et la cohérence de la nouvelle institution ? Comment allais-je y contribuer ? L’équilibre semblait fragile, le pari périlleux.
Rien de cela n’est faux et parfois, au fil des jours, « la bande à Patrice » n’était pas simple à vivre pour « la bande à Roger ». Et vice versa, sans aucun doute. Mais en vérité, Patrice et Roger étaient de la même famille théâtrale. Outre le fait que Patrice connaissait Roger depuis son adolescence, qu’il s’était nourri des spectacles du Théâtre de la Cité et le revendiquait, ils lisaient, ils aimaient les mêmes poètes. Marlowe : l’un montait Edouard ii, dès 1954 et l’autre lui faisait jouer le duc de Guise dans Massacre à Paris. Lenz : Roger avait monté Les Soldats sans trouver une salle pour en donner une seule représentation publique et Les Soldats avaient apporté à Patrice le prix des Jeunes compagnies. Shakespeare : Roger joue pour la première fois à Avignon un Richard III avec Michel Auclair, qui jouera Léviné dans Toller et Patrice prend le relais de Jean Vilar en jouant Richard II au Gymnase à Marseille. Roger avec La seconde surprise de l’amour en 1959 ouvre absolument une ère nouvelle dans la lecture de Marivaux et Patrice, après L’héritier de village qu’il joue au Célestins en mai 68, fait de même avec La Dispute en 1973.
Marivaux, Shakespeare et Molière scandent leurs vies pendant quarante années de mise en scène. Ils partageaient les mêmes textes mais leurs poèmes scéniques leur appartenaient en propre. Pour construire le nouveau TNP à Villeurbanne, à Paris, en province et dans le monde, ce fut une chance de pouvoir afficher en même temps La Dispute et Le Tartuffe pendant les quatre premières saisons. Nous avions des moyens et la volonté de les investir en priorité sur la scène, dans les productions des deux metteurs en scène-directeurs. Ce fut une époque heureuse pour les spectateurs, pour les comédiens et pour les équipes. Les techniciens, artisans et machinistes, étaient fiers de servir des «machines» somptueuses. Peduzzi et Chéreau étaient très présents aux ateliers et en coulisses. Les régisseurs généraux, Yves Bernard pour Patrice, René Beaubois pour Roger, aimaient les aventures. Les lumières d’André Diot, le son d’André Serré devinrent les signatures du TNP.
De saison en saison, construire l’affiche et le calendrier devint plus complexe. Robert Gilbert, PDG de la sa, Roger Planchon, Madeleine Sarrazin, moi-même, avions pour règle de laisser Patrice choisir son répertoire et ses dates. Le cinéma était devenu une des contraintes de son emploi du temps.
Puis vint Bayreuth et la Tétralogie. Et l’austérité budgétaire qui nous autorisait de moins en moins à programmer au moins deux belles créations par saison, ce qui était le postulat initial. Après Loin d’Hagondange en 1977, Peer Gynt s’est fait attendre jusqu’en 1983, mais il a compté double.
Comment ai-je vécu à l’intérieur de l’institution le processus de création et de réception d’un répertoire créé par ces deux artistes ? J’ai été volontiers serviteur « de deux maîtres et d’une maison de théâtre », mais sans être intégré dans le cercle de travail de Patrice comme je le fus auprès
de Roger.
Toller de Tankred Dorst aurait pu être pour moi l’occasion d’une première collaboration avec Patrice, dès juillet 1969 lorsque il se mit d’accord sur ce titre avec Paolo Grassi pour le programme du Piccolo Teatro. Sans prétention excessive, j’étais à l’époque sans doute le meilleur connaisseur en France de l’œuvre d’Ernst Toller, simplement pour lui avoir consacré trois semestres d’études, dix ans plus tôt, à la Karl Marx Universität de Leipzig. Mais Chéreau n’avait pas besoin d’aide pour accéder aux textes allemands – nous avions eu les mêmes professeurs au lycée Louis-le Grand et à la Sorbonne. Il venait de découvrir au Theatertreffen de Berlin la première mise en scène de la pièce de Tankred Dorst par Peter Palitzsch.
J’étais chez Gabriel Garran à Aubervilliers où Chéreau avait créé Le Prix de la révolte au marché noir. Mes liens d’amitié avec Jack Ralite et mon engagement au Parti communiste étaient connus. Patrice quittait Sartrouville où son expérience était une superbe réussite artistique et s’achevait sur une faillite dont il était et n’était pas responsable. En publiant Une Mort exemplaire dans le numéro d’avril-mai de Partisans, la revue de François Maspero et Émile Copferman, il faisait le bilan idéologique de la belle idée d’un théâtre populaire et il s’interrogeait sur la pertinence des thèses du Comité central d’Argenteuil sur l’engagement des intellectuels et des artistes dans l’action politique. Cet article eut un grand retentissement et n’a d’ailleurs pas perdu de son intérêt. Entre « gauchistes » et « révisionnistes scènes d’une révolution allemande » dont est faite la pièce de Tankred Dorst, organisées par Chéreau/Regnault/Peduzzi/Schmidt/Diot étaient devenues un récit scénique d’une beauté toute crue, émouvant au point d’être éprouvant pour tous, spectateurs et interprètes. Un spectacle si tendu qu’un jour à Villeurbanne Sami Frey s’en retira et, le lendemain, Patrice jouait Toller et il le joua encore un an plus tard à l’Odéon. Ni la version tnp-Villeurbanne de Chéreau et Regnault, ni la traduction initiale de Jung n’ont fait l’objet d’une édition et la pièce est introuvable en français.
De 1969 à 1972, en quatre ans et quatre spectacles, Dom Juan, Splendeur et mort de Joaquim Murieta, Toller à Milan, Massacre à Paris et Toller à Villeurbanne, nous avons assisté, et un peu participé, à la constitution de l’équipe artistique de Patrice Chéreau et à l’épanouissement de son art de métamorphoser un récit dramatique en récit scénique, de marier la dramaturgie aux disciplines sœurs, die Schwesterkünste selon Brecht. Cette maîtrise, cette maturité, Planchon les avaient gagnées entre 1957 et 1962, avec Paolo Paoli, George Dandin, Les trois Mousquetaires, La Seconde surprise de l’amour, Le Tartuffe…
LD/TZ Au seuil des années 1990, Bernard Dort a affirmé que Roger Planchon « a fait de la mise en scène une mise à l’épreuve de notre réalité comme de notre héritage culturel. Tout le théâtre français porte sa marque»[10]. Cette déclaration incite à enquêter aussi bien sur l’empreinte laissée par Roger Planchon sur la scène théâtrale française que sur l’évolution de sa praxis artistique. Par ailleurs, Jean-Pierre Vincent, en reprenant George Dandin en 2018, a rappelé l’importance de la mise en scène de ce texte par le directeur du Théâtre de la Cité en 1958, puis en 1987. Dans le panorama des années 1950 – 1960, nous pouvons vérifier que la pratique opératoire de Planchon recèle une volonté de faire un « usage incongru », libre tout en restant très rigoureux, des classiques représentés. Dès 1970, sa pratique évolue, la complexité de sa lecture des œuvres classiques s’approfondit, quoique certains des thèmes essentiels de sa recherche, tels que le rapport entre la réalité et l’abstraction sur une scène de théâtre, ou le rapport entre l’individu, l’Histoire et la société, demeurent. De ce point de vue, paraît toujours vif, chez Planchon, non seulement le désir de poursuivre sa propre recherche théâtrale, mais aussi de rentrer en dialogue avec la contemporanéité du théâtre des années 1970 et 1980.
De nos jours pourtant, les réalisations de Planchon paraissent, à une première lecture, éloignées des thèmes qui hantent le théâtre contemporain, et distantes des processus de création de ces mêmes œuvres contemporaines. Or, même si une analyse concrète du travail de Planchon pourrait porter à davantage nuancer ce constat superficiel, voudriez-vous déjà nous relater quelque chose de la spécificité d’œuvres-monde tels que Folies Bourgeoises[11] ou le diptyque Athalie-Dom Juan[12] – des œuvres hantées par une volonté de représenter une totalité, si l’on suit l’avis de Bernard Dort[13] ?
Accepteriez-vous ensuite d’esquisser une réponse quant à la spécificité historique du travail de Planchon dans le contexte des années 1970 et 1980, tout comme au sujet de l’héritage de ce metteur en scène pour d’autres hommes de théâtre ?
MB En cette fin des années 1950, « tout le théâtre français porte sa marque » : Bernard Dort dit de Planchon précisément ce que nous avons vécu. Au Théâtre de la Cité de Villeurbanne, Planchon avait ouvert une nouvelle page de l’histoire du théâtre en faisant de Molière et de Marivaux un « usage incongru ».
Je partage le souvenir et le point de vue de Jean-Pierre Vincent, George Dandin fut peut-être encore plus surprenant, plus important que Le Tartuffe. Je me souviens d’une joie, d’une plénitude de sensations et de pensées quand je découvris tardivement ce Dandin en tournée au Grenier de Toulouse en 1966.
En 1972, Planchon commence une troisième vie, d’acteur, d’auteur, de metteur en scène et de patron d’une institution pas comme les autres avec ce défi de la double direction artistique. À Villeurbanne, on affiche Planchon-Chéreau comme Stein-Grüber à Berlin. Stein et Planchon ont des façons proches de faire le théâtre et Grüber étonne et séduit Planchon par l’audace de ses intuitions. Le modèle de la Schaubühne am Halleschen Ufer s’impose aussi à Jean-Pierre Vincent qui invite André Engel à construire avec lui l’aventure artistique du TNS.
Quand Planchon reprend Le Tartuffe en 1973, il lit la pièce comme dix ans auparavant et pourtant il en fait un spectacle où tout est neuf. La machine à jouer de René Allio supporte maintenant un décor de citations picturales classiques, mises en œuvre par Hubert Monloup et choisies par Planchon pour qu’elles dialoguent avec les scènes, les événements et les paroles de Molière. Il a dirigé et observé Michel Auclair pendant tant de représentations qu’il en sait assez long maintenant pour à son tour jouer Tartuffe, avec Guy Tréjan et Nelly Borgeaud pour partenaires. Le résultat est épatant, au sens vrai et fort de ce mot.
Bernard Dort, me dites-vous – Dort, toujours lui bien sûr, pour vous comme pour moi – observe chez Planchon au cours des années 70 et 80 un penchant nouveau pour « des spectacles qui mettent en scène, plus qu’un texte, une totalité : la totalité d’une vie, avec a.a., un collage de fragments d’Arthur Adamov, la totalité d’une époque avec Folies bourgeoises, où il avait assemblé des scènes tirées des pièces publiées dans La Petite Illustration à la veille de la guerre de 1914, ou encore d’une dramaturgie, en l’occurrence la dramaturgie classique française, avec son diptyque Dom Juan-Athalie. » Planchon avait une solide conscience historique, il aimait l’Histoire et les histoires, et plus encore les allées et venues dialectiques entre les vies minuscules et la Grande Histoire. C’est la matière même des pièces qu’il écrivit, de La Remise 1962 aux Libertins 2008. Le siècle de Louis xiv était l’un de ses jardins préférés.
Après George Dandin en 1958, Le Tartuffe en 1962, Bérénice en 1966, La Mise en pièces du Cid en 1969, Le Tartuffe en 1973…, voilà qu’en 1980 il assemble sous une même coupole de la Contre-Réforme vaticane deux œuvres antithétiques et il s’en explique : « Les autorités idéologique du xviie siècle (Pierre Nicole, Bossuet…) condamnaient le roman et le théâtre. La situation des grands dramaturges du xviie – ils étaient chrétiens – est un peu comparable à celle des écrivains «de gauche» qui, depuis cent ans, peinent à se définir face à la pensée marxiste. Leurs livres aident-ils ou non la lutte du prolétariat ? L’art est-il une aliénation qui doit disparaître comme la religion ? Etc. Écrivains de gauche de ce siècle et dramaturges chrétiens du XVIIe furent coincés dans un piège idéologique redoutable.
Faut-il mettre sa vie, faut-il mettre l’État au service de la religion ? Au service de l’Église ? Faut-il mettre sa vie, faut-il mettre le surréalisme au service de la Révolution ? Au service du Parti ? Rome ou Genève ? Moscou ou Pékin ?
Les deux réponses les plus extrêmes faites par les dramaturges à Pierre Nicole, Bossuet, etc. furent Athalie où Racine cherche à démontrer qu’il est possible d’écrire une tragédie religieuse et Dom Juan où Molière ose mettre en scène un athée blasphémateur. Apparemment rien de plus opposé mais, en fait, il s’agit du même problème idéologique. »
Il s’en explique dans ce long entretien d’octobre 1980 avec son ami Jean-Jacques Lerrant, et plus tard en décembre dans une interview avec Jean-Pierre Thibaudat. Comme on le voit, il est là sur le terrain même des interrogations de Patrice dans son article Une mort exemplaire. Et, en montant Dom Juan, Roger, sur la scène, dialoguait avec Patrice.
Et ce n’est pas fini. Trois ans plus tard avec un scénario qu’il intitule Paris-Molière, il met à jour un portrait de Paris, la cité, ses habitants, sa société, en assemblant, en tressant les fils et les personnages de quatre comédies de Molière. L’effet est lumineux, l’objet est séduisant mais coûteux, il s’en est fallu de peu que le film soit tourné avec Pierre Richard dans le rôle de Pourceaugnac, ce provincial qui fait à ses dépens l’expérience de la capitale. Le scénario est resté à l’état d’archive, dans les quelques trois cents boîtes et cartons qui constituent le fonds Roger Planchon au département des Arts et spectacles de la BnF.
LD/TZ On sait que Roger Planchon portait une attention toute relative aux indices matériels de ses créations passées. Vous avez, en revanche, prêté une grande attention aux traces documentaires conservées à Villeurbanne. En 2002 – après le grand travail entamé par vous et Michel Raskine dans les années 1970 et poursuivi par Heidi Weiler en 1990 – les archives du TNP-Villeurbanne deviennent le fonds Roger Planchon, conservé à la BnF[14]. Ce fonds comprend une très vaste documentation concernant les aspects administratifs du Théâtre de la Cité et du tnp, l’entièreté des productions de Roger Planchon depuis 1949, une riche documentation audiovisuelle, ainsi que de nombreux documents relatifs aux créations de Patrice Chéreau et de Georges Lavaudant.
En premier lieu, pour ce qui concerne les documents liés à la programmation du tnp-Villeurbanne, la première impression lorsque l’on s’approche de ces documents, surtout ceux encore non catalogués, c’est d’avoir entre les mains les traces, les « restes » d’une œuvre, d’une expérience que l’on ne pourra jamais reconstituer en son intégralité. Néanmoins, la présence de ces « expressions évocatrices du passé »[15] invite à réinterroger cette praxis de théâtre, à vivre autrement, peut-être, ces créations. Quel a été votre propre « éthique [d’]archiviste pour assurer une vie ultérieure à la pensée »[16] et à la pratique théâtrale de Roger Planchon ?
En second lieu, la présence simultanée des témoignages de la vie artistique et de la vie administrative des théâtres dirigés par Roger Planchon amène à étudier les « modes opératoires » propres à ces théâtres, en référence aux propos de Fabrizio Cruciani, pour qui « les modes opératoires existent
dans la « durée » des hommes de théâtre et des spectateurs, dans la civilisation qu’ils produisent et dont ils font partie […]. En ce sens, le théâtre n’est pas éphémère, pas plus que ne l’est l’activité humaine : le théâtre est une catégorie de longue durée qui dépasse l’événement présent du spectacle. »[17]
Dans cette perspective, et au vu de la coprésence dans ce fonds de notes manuscrites, correspondance administrative, photographies, ressources audiovisuelles, etc., il nous paraît possible, lorsque nous nous approchons de cette source, de toucher du doigt cette activité humaine, l’entreprise archivistique laisse entrevoir l’entreprise artistique, la restitue en partie, la recompose… Mais dans le même temps, et aussi au vu de l’étendue de cette documentation, l’on ne peut que constater la difficulté d’enquêter sur ces praxis théâtrales et institutionnelles. C’est là qu’intervient la question du choix de la documentation, de ce que l’on garde, et de ce que l’on met de côté. Peut-on vous demander ce que vous avez gardé, ce qui a été perdu, et, peut-être, ce qu’il a fallu détruire, parmi les archives ? Pouvons-nous dire un mot, ou davantage, pour conclure cet entretien, sur votre relation aux archives et à la fabrique de l’histoire ?
MB Parlons un peu de ces archives. Vous souhaitez savoir quelle éthique présida à leur constitution. En cette matière, le pragmatisme prend toujours le pas sur l’éthique. C’est entre deux chantiers que ces archives ont pris forme. De 1969 à 1972, Madeleine Sarrazin parvint à entasser et soustraire toute la «paperasse» présente dans les murs du théâtre municipal de Villeurbanne dans des cartons qu’elle mit à l’abri de la poussière et des gravats d’un chantier qui touchait le gros œuvre du bâtiment de 1934. En septembre 1972, elle engagea Michel Raskine, un étudiant de Bernard Dort qui sortait
d’une expérience peu commune avec Manfred Karge et Matthias Langhoff et se trouvait disponible pendant l’automne, et lui confia une blouse grise de magasinier et le soin de mettre un peu d’ordre dans le passé. Pendant trois mois, dans les locaux de l’ancien dispensaire de l’aile Paul Verlaine du Palais du Travail, il fit le tri, l’identification et la mise en cartons de vingt-cinq ans de programmes, d’affiches, de tracts, de brochures de scène, de coupures de presse… et constitua ainsi le noyau de futures archives dont Heidi Weiler, dans les années 90, fit un inventaire systématique pour les rendre accessibles à la consultation. Pendant trente ans, jusqu’à sa récente retraite, et selon sa propre méthode de conservation, elle fut une documentaliste précieuse autant pour le travail de création des metteurs en scène, pour la rédaction des publications du TNP, que pour les recherches des historiens du théâtre dans cette mine de documents.
En 2004, quand le nouveau directeur du TNP, Christian Schiaretti, eut la certitude que les travaux, qu’il avait négociés avec les ministres et le maire, auraient effectivement lieu et que s’annonçait un chantier de trois années, il estima qu’il était temps, et judicieux, que les centaines de mètres linéaires de boîtes et cartons chargés d’un demi-siècle d’histoire du théâtre à Lyon et Villeurbanne liée à la personnalité de Roger Planchon et à ses collaborateurs Chéreau et Lavaudant, quittent le bâtiment et soient mis en sécurité. Mais où ?
Dans mes courriers et mes notes de travail, j’ai manqué de persuasion pour convaincre Jean-Jacques Queyranne, le président du Conseil régional, et Jean-Paul Bret, le maire de Villeurbanne, qu’il serait pertinent et urgent d’ouvrir quelque part en Rhône-Alpes une bibliothèque-médiathèque-centre d’archives des arts du spectacle exemplaire, filiale de la Bibliothèque nationale, comme l’est la Maison Jean Vilar à Avignon. Jean-Noël Janneney, alors président de la BnF, avait fait savoir à Roger Planchon qu’il serait heureux d’accueillir les archives de ses trois théâtres successifs, Comédie,
Cité, TNP.
Albert Dichy avait lui aussi manifesté son intérêt pour les archives de Roger Planchon qui pouvaient venir enrichir les collections de l’abbaye d’Ardenne. Planchon me laissa trancher entre la BnF et l’Imec. Notre fonds ne se limitait pas à une farandole de cartons. Il y avait toutes les archives techniques, les bandes son, les plans de feux, les maquettes, les photos, des centaines de costumes, des milliers d’accessoires… qui ne relevaient pas de la « mémoire de l’édition contemporaine ». Au Département des arts du spectacle de la BnF, un spectacle est traité comme un tout composite et indivisible. Ce fut l’argument essentiel et décisif. La conservatrice Noëlle Giret installa son campement dans nos hangars et remises et prépara le déménagement. Planchon, dites-vous avec beaucoup de délicatesse, « portait une attention toute relative aux indices matériels de ses créations passées ». C’est exact. Planchon ne conservait pas de souvenirs matériels de ses théâtres, de ses spectacles. Il lui arrivait même de menacer de mettre le feu à la paperasse. Une boutade, bien sûr et peut-être pas, qui traduisait sa conviction profonde que les traces ne racontent rien d’essentiel, que l’instant théâtral partagé entre l’acteur et le spectateur est subtil, volatil, et qu’il faut bien se résoudre à accepter de le vivre ainsi, éphémère. Sa relation à la photographie de théâtre illustre bien ce point de vue. Il admirait en tant qu’œuvres d’art photographiques les beaux tirages d’Ohanian, de Pic, de Treatt, de Basset… mais pas comme témoignages documentaires du fait théâtral. Dans les photos d’une exposition d’Antoine Demilly, il recherchait la trace non pas de ses propres gestes théâtraux des années 1950 mais du sourire de cet homme généreux qui offrait aux comédiens ses merveilleuses petites images 6 × 9 sur papier chamois. Quand vint le temps de la « captation » des spectacles de théâtre, il ne se laissa pas convaincre.
Toutefois, il y a dans les archives un objet erratique : des cassettes VHS du Tartuffe, filmé par les Japonais en mai 1979 à Tokyo. Il y a quelques années, je ne sais plus quand, le Falkoner Teatret, une salle de spectacle dans un complexe du quartier de Frederiksberg à Copenhague, mit en ligne des archives de la cabine son et c’est ainsi qu’un beau matin nous avons découvert sur You Tube les enregistrements de bonne qualité et intégraux du Tartuffe, effectué le mardi 26 avril 1966, et des Trois Mousquetaires, effectué le mercredi 27 avril 1966, après une première le lundi 25 avril 1966, au cours de la tournée du Théâtre de la Cité au Danemark. On peut comparer cette prise de son avec le disque cbm 25cm des Trois Mousquetaires publié par le Théâtre de la Cité à l’époque où, à l’image du tnp de Jean Vilar, il débutait une politique de diffusion par le disque.
En 2020, un archéologue de la mise en scène dispose donc d’un corpus conséquent quand il veut s’attaquer au Tartuffe, un spectacle exemplaire de la façon de Planchon de traiter les « classiques » : un enregistrement du son de 1967 et une édition du texte de la même année, traitée à la façon d’un Modellbuch avec photos de René Basset et description de la mise en scène par Jacques Rosner et Jean-Louis-Martin Barbaz ; et pour la version de 1973, une captation vidéo ; et même d’un diaporama filmé de 37 minutes, Roger Planchon, dix années avec Le Tartuffe, commenté par Planchon lui-même – un son splendide, réalisé en 1975 par Georges Rouveyre avec ma collaboration.
Deux histoires de trouvailles, deux histoires vraies. Dans les documents déposés à la BnF, une conservatrice très compétente en photographie, Morgan Corriou, repère un ensemble de feuillets dactylographiés, comportant le texte d’Henry iv, des commentaires sur les déplacements scéniques et, collés, de petits tirages photographiques du spectacle.
Elle en comprend tout l’intérêt : de toute évidence un Modellbuch façon théâtre de la Cité ! Pour tous les brechtiens des années cinquante et soixante, le Modellbuch était un idéal difficilement réalisable. Morgan Corriou énonce aussitôt toutes les interrogations que fait naître cet objet. Est-ce un souhait, une commande de Planchon ? Qui l’a réalisée ? De qui sont les photos ? Elle suggère, et c’est plausible, que Roger Pic en soit l’auteur. Un examen plus minutieux de ces images, conforté par les fiches de distribution des rôles, fait apparaître avec certitude qu’il s’agit de représentations de l’automne et de l’hiver 1957, une époque où, semble-t-il, Roger Pic n’avait pas encore commencé à photographier les spectacles du théâtre de la Cité.
Mais en tout cas, c’est bien une forme de Modellbuch. Dans les boîtes où je rassemble les photographies que l’on veut bien me confier, je trouve un jeu correspondant à celles attribuées un peu hâtivement à Pic. Ce sont des tirages de Rémi Schœndorff, qui les identifie comme ceux qu’il faisait dans un petit labo installé dans une loge d’une tour du théâtre et confiait à Claude Augot, un collaborateur du théâtre marié à la sœur de Colette Dompiétrini, donc devenu le beau-frère de Planchon, qui est très vraisemblablement l’auteur de ce cahier. Dans l’entourage proche de Roger Planchon, quelqu’un, en 1957/1958, a donc bien tenté de fixer l’éphémère.
Il y a un an, deux ans peut-être, le fils et la veuve d’un serrurier-métallier, Noël Metton, qui était devenu l’ami de Sadoyan, Bouise, Planchon, Dompiétrini, nous apportent un carton bourré de coupures de presse, de programmes du Théâtre de la Comédie, du Théâtre de la Cité, remontant aux années 1950, que nous avons déposé aux archives municipales de Villeurbanne où l’on conserve un fonds Isabelle Sadoyan et Jean Bouise. Et ce carton contenait aussi un petit « trésor ». Noël Metton, en 1954, avait été très touché par La Bonne Âme de Sé-Tchouan. Il admirait Clotilde Rabinovitch/Joano et avait rassemblé des tirages d’Antoine Demilly pour se faire un petit album du spectacle. On trouve donc au Rize où sont les archives municipales de Villeurbanne cet objet très précieux : la fable de La Bonne Âme jouée par Clotilde Rabinovitch et ses compagnons du Théâtre de la Comédie, racontée en une vingtaine de photos par Antoine Demilly.
L’aversion de Roger Planchon pour l’archivage n’a pas empêché la constitution d’un fonds qui contient l’histoire exhaustive des trois théâtres qu’il a inventés et dirigés. Mais à la différence de Vitez ou Chéreau, Roger Planchon n’a laissé que peu de notes ou de correspondances manuscrites. Toutefois, ses enfants ont trouvé à sa mort une liasse de feuillets manuscrits, des écrits « nocturnes » qu’il évoque dans son entretien avec Catherine Unger. Ces pages, maintenant décryptées par les quelques personnes qui lisent encore « le Planchon », principalement par Anne Soisson qui fut à ses côtés au cinéma et au théâtre, demeurent pour l’instant dans la famille.
Mais tout au long de sa vie de metteur en scène, Planchon a mis en forme ses réflexions sur les auteurs et les œuvres et ses archives contiennent d’admirables leçons de lecture… lecture de George Dandin, du Tartuffe, de Dom Juan, de l’Avare, lecture de Bérénice et d’Athalie, lecture d’Adamov, de Brecht et de Ionesco, et ainsi de spectacle en spectacle, de poète en poète. Plus que des notes, ce sont des courts essais, souvent relus, révisés et corrigés, des traces qui mériteraient d’être rassemblées et offertes maintenant aux lecteurs et spectateurs.
Entretien effectué le 21 juillet 2020
Notes
[1] Daniel Urrutiaguer, « Les visions d’un théâtre populaire à Aubervilliers sous les directionsde Gabriel Garran et de Didier Bezace », L’Annuaire théâtral. Dossier Héritages et filiations du théâtre populaire, № 49, printemps 2011, p. 93.
[2] Michel Bataillon, Alice Carré, Sylvain Diaz, Barbara Métais-Chastanier et Marion Boudier, « ”Cinquante ans au service de la dramaturgie” », Agôn, « Enquêtes », mis en ligne le 5 novembre 2011, [en ligne, consulté le 27 avril 2019].
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] Extrait d’un passage du document « Projet de Théâtre National », « […] note de travail sur la création, envisagée dans les prochains mois, d’un organisme nouveau, que, pour la commodité des choses, nous appellerons Théâtre National », document conservé à la Bibliothèque nationale de France, Richelieu-Louvois, fonds Roger Planchon, sous la cote 4 col 112 (1202). Document non daté, mais sans aucun doute rédigé durant les travaux de rénovation du Théâtre de la Cité. Cité également par Michel Bataillon, Un défi en Province. Chronique d’une aventure théâtrale. Chéreau, Paris, Marval, 2005, p. 122.
[6] Patrice Chéreau, Journal de travail, tome1 : Années de jeunesse (1963-1968), Arles, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », 2018 ; tome 2 : Apprentissages en Italie (1969-1971), Arles, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », 2018 ; tome 3 : L’Invention de la liberté (1972-1974), Arles, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », 2019.
[7] Idem.
[8] Extrait de l’enregistrement tapuscrit d’une conférence de Roger Planchon intitulée L’Œuvre, l’exégèse et la mise en scène, prononcée le 12 décembre 1965. Document conservé à la BnF, département des arts du spectacle, cote 4 col 112 (1140), dont un extrait est reproduit dans l’ouvrage Roger Planchon, Introduction et choix de textes par Michel Bataillon, Arles, Actes-sud papiers, coll. « Les temps
du théâtre », 2016, p. 31-35.
[9] « […] in Marivaux ho trovato un autore. È una conoscenza come in certi film… », Franco Quadri, Il Teatro degli anni settanta. Tradizione e ricerca. Stein, Chéreau, Ronconi, Mnouchkine, Grüber, Bene, Turin, Einaudi, 1982, p. 108.
[10] Bernard Dort, « L’Âge de la représentation », in Le Théâtre en France, (dir. Jacqueline de Jomaron), Paris, Armand Colin, 1992, p. 991.
[11] Folies Bourgeoises ou La Petite illustration. Mise en scène de Roger Planchon, créée à la Comédie de Saint-Étienne le 9 avril 1975. Collage de textes de théâtre publiés en 1913 sur La Petite illustration, supplément hebdomadaire de la revue L’Illustration.
[12] De Racine-Molière. Diptyque créé le 3 mars 1980 au tnp-Villeurbanne.
[13] « [P]arti d’une conception brechtienne (c’est-à-dire fondée sur une réflexion dramaturgique), mais fasciné par Robert Wilson et par le « théâtre d’images », [Planchon] en est arrivé à réaliser
des spectacles qui mettent en scène, plus qu’un texte, une totalité : la totalité d’une vie, avec A.A., un collage de fragments d’Arthur Adamov, la totalité d’une époque, avec Folies bourgeoises où il avait assemblé des scènes tirées des pièces publiées dans La Petite Illustration à la veille de la guerre de 1914, ou encore la totalité d’une dramaturgie, en l’occurrence la dramaturgie classique française, avec son diptyque Dom Juan-Athalie. » Bernard Dort, « La représentation émancipée », in La Représentation émancipée, Arles, coll. « Les temps du théâtre », Actes Sud, 1988, p. 176.
[14] « La mémoire du TNP à Villeurbanne », Entretien avec Heidi Weiler et Michel Bataillon, propos recueillis par Joël Huthwohl, Revue de la Bibliothèque nationale de France, № 5, 2000, p. 75–80.
[15] Selon une formule de Patricia Lavelle pour parler des archives de Walter Benjamin, (cf. : Patrice Lavelle, Walter Benjamin. Archives, catalogue d’exposition, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris, Klincksieck, 2011), in Genesis, № 35, 2012, p. 247-248.
[16] Voir Erdmut Wizisla, « Préface », in Walter Benjamin. Archives, Ibid.
[17] Fabrizio Cruciani, « Problemi di storiografia dello spettacolo », Teatro e Storia, année viii, №1, Bulzoni, Rome, avril 1993, p. 4.
Pour citer cet article
Michel Bataillon, « Souvenirs d’un factotum », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 294 [en ligne], mis à jour le 01/03/2022, URL : https://sht.asso.fr/souvenirs-dun-factotum/