L’exposition « Archives du théâtre jeunesse dans le monde » propose une réflexion visuelle à partir du fonds « Théâtre Jeunesse monde » de la SHT, traité comme un objet politique, esthétique et archivistique.
Le parcours de l’exposition s’organise autour de trois salles virtuelles thématiques. Le fonds d’archives est d’abord envisagé comme un « objet politique », une chambre d’écho des conflits idéologiques de la deuxième moitié du XXe siècle. Une deuxième salle traite de la manière dont les acteurs du théâtre jeunesse ont étendu la dimension ludique du jeu théâtral à la production graphique d’ephemera (programmes de spectacle, brochures, bulletins mensuels). Cette dernière salle aborde le fonds d’archives comme un « objet sensible », pour montrer les traces laissées par les collecteur·ices.
Conception de l’exposition : Gaïa Richard
Pour que se constitue le champ de l’historiographie du théâtre jeunesse, il a fallu attendre que des artistes développent massivement un répertoire spécifique pour ce nouveau public lors du « siècle de l’enfant » (Ellen Key, Le siècle de l’enfant, 1899), puis que les services d’archives commencent à collecter régulièrement des documents à ce sujet.
Devenu un objet d’étude pour la recherche, de le théâtre jeunesse n’en reste pas moins un défi archivistique. Il s’agit à la fois de composer avec les difficultés inhérentes aux études théâtrales (la préhension dans le temps long d’un objet culturel éphémère partagé, non reproductible en série), et de faire face à des contraintes spécifiques au secteur jeunesse. Celles-ci sont créées par les normes sociales et les pratiques institutionnelles. Outre les modalités de conservation et de communication liées au statut de minorité quand les enfants produisent les archives (ce qui n’est pas le cas ici), les archives de l’enfance pâtissent de pré-hiérarchisations innervées par l’idéologie adultiste, qui peuvent influencer leur prise en charge et leur conservation. L’histoire de la collecte des archives du fonds « théâtre Jeunesse monde » de la SHT reflète une partie de ces enjeux.
La prise en compte du statut de l’enfant dans le corps social a précédé la prise en charge des archives de l’enfance. Coline Brignon remarque « qu’il a fallu longtemps pour lui reconnaître une identité archivistique » et pour convaincre les services de liés à l’enfance de verser les archives de l’enfance plutôt que de les détruire (Coline Brignon, « L’enfant, les archives de l’enfance et les productions enfantines : une reconnaissance progressive », La Gazette des archives, 2022).
Le fonds « jeunesse monde » de la SHT commence à se constituer en 1965, en même temps qu’est créée l’Association Internationale du Théâtre de l’Enfance et de la Jeunesse (ASSITEJ), un réseau transnational qui vise notamment à ce que les compagnies jeunesse et les institutions théâtrales de quarante-neuf pays se partagent de la documentation théâtrale, dans une optique artistique, publicitaire, informative ou scientifique. Autrement dit, ce fonds existe sous l’impulsion d’un service associatif pour l’enfance, qui pousse ses membres à échanger et à conserver des documents autrement tenus pour mineurs dans la hiérarchie artistique (puisqu’il s’agit d’un public considéré comme secondaire et immature), et dans la typologie hiérarchique des archives (puisqu’il s’agit de documents conçus pour être vite jetés, des ephemera, qu’on commence à traiter en tant que source pour l’histoire matérielle seulement dans les années 1970, à la suite de John Lewis).
Tous les dispositifs de conservation du fonds « Jeunesse monde » témoignent du statut trouble accordé aux archives liées à la jeunesse.
Dans des boîtes d’archives parfois déformées d’être surchargées, des épingles de couture dévorent le coin supérieur de certains feuillets pour les maintenir ensemble, quand ce ne sont pas des élastiques, rendus cassants et collants par les années. Les courriers et les communiqués de presse sont souvent modifiés par les collecteur·ices, qui soulignent les informations importantes au stylo, au feutre rose ou au crayon et qui en tamponnent l’en-tête pour consigner la date de traitement par le secrétariat. De même, la grande majorité des programmes de spectacle sont datés par la main de Rose-Marie Moudouès, qui a crayonné l’année de réception ou de création des documents directement sur leurs coins supérieurs droits. On inscrit aussi parfois au stylo des indications sur la place du document dans le plan de classement du fonds, à l’adresse des bénévoles qui rangent les articles. Mais il semble que l’on verse parfois les éléments dans les boîtes d’archives tels qu’ils ont été entreposés dans la valise au retour d’un festival de théâtre jeunesse. On trouve alors des demies-douzaines de programmes de spectacle froissés ou cornés, imbriqués les uns dans les autres, quand des tickets et des cartes de visite glissés dans les pages tombent à la manipulation des brochures. On détourne également les enveloppes d’envoi utilisées par les correspondant·es pour en faire des dossiers d’organisation, qu’on solidifiera plus tard à coup de ruban adhésif.
Comment comprendre le paradoxe de ces gestes de micro-dégradation dans l’économie d’une entreprise de conservation ? Faut-il en conclure que certain·es producteur·ices et conservateur·ices des archives de l’enfance ne croient pas immédiatement en l’utilité de ces éléments pour la recherche, et allègent parfois leur protocole d’entretien ? Ou bien faut-il plutôt se souvenir que les archives artistiques dédiées à l’enfance sont souvent liées à la pratique d’une personnalité collectionneuse, particulièrement opiniâtre dans son combat en faveur de la jeunesse, et qui a, en retour, marqué ses archives ?
Les archives les plus anciennes du fonds convoquent ainsi la figure de Léon Chancerel, metteur en scène jeunesse et ancien président de la SHT. La recherche académique a souvent analysé son combat en faveur d’un théâtre d’art pour enfants, et le fonds « Jeunesse monde » offre des traces des actions qu’il a mises en place pour l’amplifier à l’international. En plus de notes prises à des congrès internationaux et de correspondances avec des troupes étrangères qui lui demandent conseil, les archives les plus anciennes sont liées à son activité éditoriale : on rencontre de très nombreux manuscrits d’articles, rédigés par des contributeur·ices international·aux et corrigés par la main de Chancerel pour les publier dans ses revues dramatiques.
En 1965, la mort du metteur en scène permet à une autre personnalité de s’imposer. Le fonds devient consubstantiel de l’activité de Rose-Marie Moudouès, ingénieure détachée par le CNRS au sein de la SHT et élue Secrétaire générale de l’ASSITEJ à sa création. Le fonds est clos en 1995, quand elle prend sa retraite, après qu’il s’est enrichi discrètement de ses documents personnels : lettres d’amitié, cartes de vœux, dédicaces d’artistes, notes de lecture et de travail, cartes de visite échangées, cartes d’hôtel, cartes postales vierges et brochures touristiques de villes étrangères, qui témoignent des visites qu’elle fait dans le cadre d’événements ASSITEJ. Une partie des documents est aussi « truffée » par les commentaires d’appréciation de Rose-Marie Moudouès, et par d’autres voix anonymes de bénévoles et de correspondant·es, qui annotent les communiqués de presse et les programmes de spectacles : « Très bon ! », « Ne m’emballe pas ! J’ai dormi !… Il paraît que « ça » accroche auprès des enfants… », « Paraît intéressant / Oh ! que non ! de l’histoire collective sans parole »… Ces ephemera sont donc parfois traités comme de simples documents de travail, dégradables à l’envie dans leur intégrité originelle pour satisfaire des échanges immédiats.
Cet entrelacs antithétique du présent et de l’historique, du personnel et de l’institutionnel, de l’artistique et de l’administratif, de la conservation et de la dégradation aurait-il pu exister dans un fonds concernant une activité artistique pour les adultes ? Ou faut-il qu’il s’agisse d’un secteur culturellement dévalorisé de la création pour que l’on se permette ces à-côtés archivistiques ?
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