Revue d’Histoire du Théâtre • N°292 T1 2022
Le cas Scala : une scène parisienne à la rencontre du public et du privé – Entretien avec Frédéric Biessy, directeur général de La Scala
Par Emmanuel Wallon, Jean-Claude Yon
Résumé
Propos recueillis par Emmanuel Wallon et Jean-Claude Yon et retranscrits par Laure Fernandez
Texte
À cet emplacement du boulevard de Strasbourg, à la veille de la Révolution, ouvrit l’auberge-guinguette Le Cheval Blanc, transformée en café-chantant en 1857. Marie-Reine Rameau, propriétaire du bal de l’Élysée Montmartre, y fit construire La Scala, inaugurée en 1874. Ce fut d’abord un café-concert de 1 400 places, surnommé par Félix Mayol « la Comédie-Française du concert », puis un music-hall, lui-même converti en salle de cinéma en 1936, dans le style Art déco. Restructurée en 1977, elle devint un complexe voué au porno. À la tête de la société de production Les Petites Heures, Frédéric et Mélanie Biessy ont racheté La Scala en février 2016, alors qu’elle était à l’abandon depuis 2009, pour en faire un théâtre de 550 places environ. La nouvelle salle modulable réalisée par l’agence Archidev, dédiée à la création, a débuté sa carrière le 11 septembre 2018, dans des aménagements du scénographe Richard Peduzzi. Montée sur ressorts, la grande salle a bénéficié d’un traitement acoustique de haute précision. Durant la fermeture pour raisons sanitaires de 2020-2021, une petite salle de 220 places disposées en fer à cheval a été logée en sous-sol.
Emmanuel Wallon La Scala est restée longtemps fermée pour cause de pandémie. Avec quelles conséquences économiques[1] ?
Le gouvernement nous a réellement soutenus, entre le chômage partiel, les fonds de soutien, de compensation. Nous avons eu accès à un emprunt qu’il faudra rembourser, mais si l’activité reprend aussi bien qu’avant, il n’y a aucune raison qu’on n’y arrive pas.
Jean-Claude Yon Qu’est-ce que cette période de fermeture a permis d’ajouter, de façon paradoxale, au programme de La Scala ?
Nous avons construit cette petite salle, nous avons fait en sorte que l’outil soit encore plus accueillant et performant. Le fait que les gens reviennent dans ce lieu et découvrent qu’il a changé est constitutif du projet. Maintenant, il va falloir refaire ce pour quoi on a construit ce théâtre, c’est-à-dire du spectacle.
J-CY La Scala a ouvert en 1874 comme café-concert. Ce lieu a toujours été un théâtre privé. Comment son histoire a-t-elle pu influencer votre façon d’imaginer sa programmation, son fonctionnement ?
Mon parcours a été de produire des gens comme Luc Bondy, Krystian Lupa ou Bartabas. Je suis arrivé avec un projet de théâtre public sur le plan artistique. Ce n’est pas par hasard que Richard Peduzzi a construit La Scala. Je me considère comme un enfant de Patrice Chéreau. Je suis arrivé avec l’impression que le théâtre privé était nouveau pour moi. Notre projet était d’avoir conçu un « théâtre privé d’intérêt public ». Cette phrase existe depuis le début, elle est devenue notre sous-titre. Nous avons été soutenus par l’État, la région et la ville de Paris pour nos travaux, mais je revendique mon état de théâtre privé : je ne demande à personne de nous aider, hormis pour l’éducation artistique, l’émergence ou la création en musique contemporaine. Je pense qu’il s’agit de la seule manière dont cela doit se faire pour le théâtre « hybride ». Si une partie de la mission de La Scala relève du service public, il est normal que l’État vienne en soutien, parce qu’il n’y a aucune rentabilité à exposer de l’art contemporain dans le hall, ni à faire de l’éducation artistique. L’État doit être là puisque nous effectuons un travail sur le quartier que nous sommes quasiment les seuls à faire.
J-CY Ce boulevard était un lieu de vie théâtrale intense et l’est encore. Comment cette prise en compte du quartier entre-t-elle dans votre projet artistique ?
Il fallait que je le fasse avec peu de moyens et surtout que j’arrive à faire en sorte que le quartier, qui compte 120 nationalités, vienne à La Scala. Nous avons doublé les créneaux et la petite salle s’est imposée comme une nécessité, pour accueillir l’émergence et faire en sorte qu’on puisse mêler tous les artistes, comme certains venus du stand-up. Avec quelqu’un comme Jason Brokerss, j’ai vu arriver une grande partie des gens du quartier dans ce lieu qui au départ les impressionnait et a fini par devenir leur salle. L’artiste a fait venir les gens. C’est très important : quand nous avons créé La Scala, nous avons fait venir des artistes dans la ruine, ils l’ont construite avec nous. C’est comme ça que le public est arrivé.
EW On sent cette ouverture pluridisciplinaire, ce désir d’aller vers d’autres publics, mais cela ne risque-t-il pas aussi de brouiller l’identité artistique ?
Depuis une vingtaine d’années, la politique culturelle des gouvernements est fausse : aller vers une spécialisation. Pourquoi ne puis-je pas tout voir dans un même lieu ? Voilà ma réflexion de spectateur. Pour que cela soit cohérent, il fallait concevoir un lieu avec un restaurant, dans lequel les gens commencent la soirée à 18h pour la terminer à 1h du matin. Les artistes se mêlent au public, y compris ceux des théâtres environnants. La création ne peut pas se faire dans un carcan et jamais aucun metteur en scène ne s’est cantonné à une source d’inspiration. De la même manière pour l’histoire de la mixité public/privé : quand je parle à Thomas Jolly, Alexis Michalik ou Aurélien Bory, ils veulent juste savoir si l’aventure qu’on leur propose pourra prendre vie.
EW Ces productions hybrides dépendent-elles d’un apport en amont de la part de théâtres publics sous forme de préachat, de parts de coproductions ? Ou pouvez-vous suivre une création, du premier coup de crayon à la rencontre avec le public, en tant que producteur délégué ?
J’ai dit à l’équipe de production qu’il fallait qu’on soit capables de répondre à tout type de demandes. Je prends le cas de Thomas Jolly : ils n’ont pas besoin de moi comme producteur, mais je leur propose un lieu de monstration parisien où ils vont pouvoir s’inscrire sur trois mois et rencontrer le public, ce qui n’arrive jamais dans le théâtre subventionné.
EW Quels critères fixez-vous pour essayer de rester accessible ?
Le même principe : de la souplesse sur les grilles tarifaires. J’ai deux exemples : le festival de musique Aux armes, contemporains, sur lequel nous avons un prix relativement bas, alors que la création musicale coûte cher, grâce à des mécénats de la Sacem, de la Société générale, de la Fondation Safran. Dans le cas de la pièce d’Alexis Michalik, il y a un besoin de rentabilité évident puisque le spectacle est cher et lourd, qu’il joue longtemps. Nous avons donc un « carré d’or », mais les prix en deuxième ou troisième catégorie sont beaucoup plus bas et pas obligatoirement au deuxième balcon. Nous sommes dans une moyenne de 30€, loin des 70€ de certains théâtres privés.
J-CY Qu’est-ce que le statut de directeur de théâtre privé vous a apporté qui ne serait pas possible dans un environnement de théâtre public ?
La liberté. Nous avons créé par exemple les Minuits Shows, où l’on propose à des artistes de faire sans aucune censure ce qu’ils ont envie de montrer. Cela finit par être un véritable atelier. Je peux garantir qu’un public qui vient pour un spectacle à minuit l’a décidé. Je n’aurais pas cette liberté si j’avais les contraintes et la lourdeur d’un théâtre public. Nous avons deux salles, des spectacles en tournée, nous programmons et produisons de la musique, de la danse, du théâtre, des arts visuels et nous sommes seulement 14 permanents, plus la part des intermittents qui est à peu près équivalente. Je suis un profond défenseur du service public. Mais les gens du privé sont en train de changer. La référence de cette nouvelle génération est le théâtre public, mais ils se fichent du statut. Le travail des pionniers a réellement été fait, mais le théâtre public me semble dans un dysfonctionnement profond. Robert Abirached disait que les ministres s’en désintéressent, qu’il n’y a pas de politique culturelle : il n’avait pas tort ! Le secteur public aujourd’hui a besoin de théâtres comme le nôtre pour trouver une cohérence de travail. Si j’existe, c’est par réaction.
EW N’y a-t-il pas des choses que vous rêveriez de faire, que seul le service public peut entreprendre ?
Je contourne le problème, puisque je m’appuie sur les théâtres publics avec lesquels j’ai l’habitude de travailler pour bâtir la production d’un spectacle. Même s’il me faut deux ans pour monter une production de Simon McBurney, il choisit de venir ici. J’adore le travail de cet artiste, et quand j’ai construit La Scala, je lui ai demandé ce qu’il y ferait. Il m’a répondu du tac au tac : « Si j’étais toi, j’irais dans le petit théâtre qui est sur les boulevards, un peu plus loin, où il y a tous les gens de la diversité qui racontent leurs histoires. En Angleterre, je ne parle qu’avec eux en ce moment, je ne me nourris que d’eux, ils comprennent ce qui se passe dans le monde. » J’ai fini par comprendre qu’il parlait du Jamel Comedy Club et il avait un million de fois raison. On a besoin de cette parole, de ce regard et de le confronter à des choses plus académiques : tout doit se nourrir. Si l’on n’a pas une souplesse sur le plan économique, sur le plan de la production, dans notre manière de gérer la billetterie, on ne peut pas faire ça. Une maison publique n’a aucune souplesse.
EW Touchez-vous l’aide du Fonds de soutien aux théâtres privés parisiens ?
Je l’ai refusée à cause des contreparties. On ne programme pas un spectacle en fonction d’un soutien. Je serais pour que le Centre national de la musique (Cnm) reprenne l’Association pour le soutien du théâtre privé (Astp), parce que leur système est formidable.
EW La taxe est du même niveau, 3,5 %.
Oui, mais mieux répartie.
EW Peut-on chiffrer la part que les subventions permanentes représentent dans votre budget annuel ?
Entre l’acquisition, les travaux et la première saison, déficitaire, nous avons dépensé 20 millions d’euros, sur lesquels j’ai été aidé par l’État, la région et la ville à hauteur de 3 millions, ce qui est énorme pour un théâtre privé. Tous ont soutenu et continuent à soutenir ce projet.
J-CY Ce modèle hybride que vous expérimentez peut-il être reproduit ?
Il est indispensable que cela devienne un modèle qui s’étende partout, pour une raison simple : l’État continuera à se désengager ou ne se réengagera pas plus. Je préfère mille fois que ce soit notre système qui advienne, avec une vraie garantie, une vraie participation de l’État, un vrai travail fait. Les délégations de service public (DSP) sont une privatisation de l’outil public dont je ne veux pas. Le système que je propose peut vraiment s’y substituer à terme : le tout public ne peut plus exister, le tout privé ne doit pas exister, donc entre les deux, il y a cela.
EW Que reste-t-il pour vous de cette idée de service public ? Est-ce à ranger au magasin de l’histoire ou à réinventer ?
À réinventer, bien sûr. En réalité, je défends le service public en étant privé beaucoup plus que les gens du public, puisqu’ils sont à l’intérieur.
EW Avant d’arriver à la notoriété, un artiste doit passer par un certain nombre d’étapes. Il faut donc des lieux qui ne soient pas dans une logique de rentabilité ou d’équilibre financier, mais d’expérimentation. Des abris plutôt que des édifices, pour reprendre la distinction d’Antoine Vitez[2]. Peut-on les concevoir dans le privé ?
Il y a une vraie relation de création. J’accueille les artistes, je les aide, les produis, les amène en tournée, je crée une économie, je les coproduis.
EW Quelle part les recettes engendrées par l’activité du théâtre représentent-elles par rapport à la billetterie ?
Nous avions à peu près 75% de billetterie avant la fermeture. Les autres recettes d’activité apportent entre 5 et 7 % par an, donc je demande à l’État et aux mécènes de couvrir 20 % du budget annuel, ce qui est raisonnable. Il n’y a pas assez de théâtres publics à Paris, on a un rôle important à jouer. Beaucoup ont hurlé à l’arrivée des grands groupes, comme Bolloré qui rachète l’Olympia et le Théâtre de l’Œuvre. Mais ils les ont refaits, ont entretenu le patrimoine, ce que personne n’avait été capable de faire, ce que l’État n’aurait pas fait, ni la ville. C’est de l’acquis.
EW Il y a quand même de quoi s’inquiéter pour le statut des salariés et le pluralisme de l’expression. On peut légitimement soupçonner qu’ils s’intéressent au théâtre dès lors qu’il constitue un patrimoine immobilier.
Ce n’est pas un vrai investissement, ils cherchent la notoriété. Et pour qu’on parle d’eux, il faut qu’ils aient ces lettres de noblesse que donnent les artistes du théâtre public.
J-CY Je vois avec le recul de l’historien ce qu’il s’est passé au XIXe siècle, quand de grands financiers perdaient de l’argent dans des théâtres parce qu’ils venaient chercher autre chose qu’une opération financière : une étiquette, une valorisation, une image de marque.
EW Sur quoi seriez-vous capables de prendre de nouveaux risques ?
Nous sommes en train d’acheter un théâtre à Avignon. Si nous voulons aider de jeunes compagnies, cela ne peut pas être mieux qu’à Avignon, en sachant que, toute l’année, nous en ferions un lieu de résidence.
J-CY Dans vos propos, on a le sentiment que ce sont plutôt les administrations qui cèdent aux réflexes corporatistes d’une opposition privé/public, alors que les artistes et le public sont plus aptes à voyager d’un monde à l’autre. Est-ce un élément d’espoir ?
Thomas Jolly nous a dit un jour que notre projet était philanthropique. Notre seul intérêt est de faire en sorte que ce lieu soit celui de tous les possibles. Aucun théâtre ne peut fonctionner s’il n’a pas de projet.
Notes
[1] L’entretien a été réalisé le 17 mai 2021, dans la petite salle, deux jours avant la réouverture des lieux culturels.
[2] Voir Antoine Vitez, « L’abri ou l’édifice », L’Architecture d’aujourd’hui, № 199, Les Lieux du spectacle, octobre 1978.
Pour citer cet article
Emmanuel Wallon, Jean-Claude Yon, « Le cas Scala : une scène parisienne à la rencontre du public et du privé – Entretien avec Frédéric Biessy, directeur général de La Scala », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 292 [en ligne], mis à jour le 01/01/2022, URL : https://sht.asso.fr/le-cas-scala-une-scene-parisienne-a-la-rencontre-du-public-et-du-prive-entretien-avec-frederic-biessy-directeur-general-de-la-scala/