Revue d’Histoire du Théâtre • N°290 T2 2021
Question & question, un jeu
Par Olivier Neveux
Résumé
Olivier Neveux et Jean-François Peyret se livre à un jeu de questions-questions à partir de leurs préoccupations respectives. Ils évoquent tour à tour les effets du « néo-libéralisme » sur le paysage théâtral hexagonal et sur les pratiques de production et de création, ou les modèles qui ont été ceux de Peyret. Pensée en mouvement, interrogations sur un présent bouleversé, cet entretien est une façon de poursuivre la réflexion théâtrale de l’artiste, tout en mettant en valeur la dimension nécessairement politique de celle-ci.
Olivier Neveux and J.-F. Peyret argue about neoliberalism’s effects on theatre, particularly on the production and creation processes. This interview is a way to interrogate our trouble days.
Texte
Jean-François Peyret et Olivier Neveux. Dialogue
Jean-François Peyret. — Après notre dialogue à Lyon lors d’un colloque de l’ENS[1], ma lecture de Contre le théâtre politique m’a donné l’envie de continuer notre conversation. Ton livre n’a pas pour objet mon genre de théâtre (comme on dit genre de beauté), mais j’ai senti qu’il me regardait sans que je comprenne d’abord pourquoi. Je t’ai donc proposé cette conversation à distance, non sous la forme convenue d’un entretien questionneur-questionné mais plutôt celle d’un jeu questionneur-questionneur où chacun, à tour de rôle, est le questionneur de l’autre.
Je commence : j’aimerais t’interroger sur une question que tu abordes, c’est vrai, mais pas frontalement, celle de la bureaucratie. Il est paresseux d’accuser de tous nos maux ce grand Satan qu’est le néolibéralisme. Il n’apparaît pas que le grand capital ait l’intention de privatiser notre théâtre public pour gaver des actionnaires ; certains patrons se contentent d’acheter pour des raisons mondaines quelques théâtres privés ; en revanche la bureaucratisation irrésistible depuis quelques décennies me paraît digne d’interrogation. Tu as toi-même décrit certains effets de cette culture de plus en plus administrée. Je n’ai pas de théorie définitive sur la bureaucratie à l’ère du néo-libéralisme ; je ne peux que faire état de quelque chose que j’ai ressenti ou vécu : la disparition de ce que, par une bourdieuserie, on pourrait appeler le champ théâtral. Il me semble (je prends quand même des précautions) que quand j’ai commencé de travailler au théâtre, les spectacles que nous faisions entraient dans un champ de tension : critique, contradiction, polémique, chambre d’écho, aussi. Des théâtres (Brook, Chéreau, Régy, Karge-Langhoff, Sobel ou Vitez, la liste n’est pas complète, je n’oublie pas Bob Wilson) se confrontaient plus ou moins explicitement, et l’art du théâtre vivait de ces confrontations. Désormais, on est devant une offre théâtrale, riche et variée mais comme devant un buffet froid où les produits sont juxtaposés où chacun vient se servir pour consommer. Moi-même, je ne sais plus où me mettre.
Olivier Neveux.— Je me permets de te couper, quitte — désolé — à morceler ton développement. Car je ne suis presque pas d’accord. Je crains qu’à se focaliser sur la bureaucratie on ne devienne myope.
Bien sûr, considérer le néo-libéralisme comme un grand Satan ne permet pas de rendre intelligible la situation. Sa convocation horrifique et confuse s’avère vite pénible. Mais le « néolibéralisme », aussi spongieux soit le terme, n’est pas réductible à ce rôle d’adversaire « épouvantail » et ramasse-miettes. Ce qu’il désigne est désormais pas mal documenté (il existe, d’ailleurs, une tension « entre la théorie du néolibéralisme et la réalité pragmatique de la néolibéralisation[2] ») avec, notamment, la place qu’y joue la bureaucratie, quels qu’en soient les dénis (chaque contre-réforme se mène toujours au nom de la simplification qu’elle est supposée permettre). Je crois que l’hypothèse de Béatrice Hibou est juste : « Si l’on accepte de voir dans la « bureaucratisation néolibérale » l’une des principales figures du néolibéralisme, on peut alors mieux comprendre en quoi cette action sociale construit le réel d’une manière singulière, à partir de la fiction qui considère comme universelle une rationalité très spécifique (celle du marché et de l’entreprise, et plus spécifiquement encore celle du management)[3] ».
Travailler sur le néolibéralisme c’est se donner les moyens de penser ainsi l’État, son drôle de jeu, la croyance fanatisée dans les vertus de la concurrence de tous contre chacun tout le temps, le culte du « projet » et de l’entreprenariat, les modèles « start-up » et « uber », l’absence d’histoire, le soubassement biologique de son idéologie — sur lequel a travaillé Barbara Stiegler par exemple —, le « flow » qui l’habite[4], sa tendance à l’autoritarisme[5], etc. Il sous-tend un projet politique : que disparaisse la politique. Il existe probablement des invariants à toute bureaucratie : elle tend à s’auto-conserver et à s’auto-consolider, proliférante, uniforme, à favoriser l’émergence sinon d’une classe du moins d’un ensemble de bureaucrates, qui se cooptent et font carrière, de façon de plus en plus autonome, avec la médiocratie qui s’ensuit. Et l’extension irrésistible de la nullité, de la bêtise satisfaite et de la grossièreté salissante, particulièrement flagrantes à cette heure, chez celles et ceux qui détiennent un quelconque pouvoir. Une discussion intéressante, productive, un peu profonde, marrante ou stimulante devient, dans ces conditions, un événement ; ça illumine le mois. Ils ont l’âme de leur powerpoint. Cela dit, il me semble qu’on gagne à envisager cette bureaucratie comme raccordée à un projet politique plus vaste pour en percevoir la nouveauté, et la nocivité particulière.
Pour le reste, je suis d’accord : la chambre d’écho, le champ de tension dont tu parles a probablement disparu. Il a pu constituer une certaine pratique du théâtre, dans le théâtre public, qui travaillait alors dans la confrontation ou la distinction — mais j’ai tout de même un doute : Savary, Mesguich, Baillon étaient-ils vraiment pris, dans les années 80, dans votre champ de tensions, celui-ci n’était-il constitué d’aucun « dehors » mais alors quelle serait la différence avec aujourd’hui ?
J’avais essayé de réfléchir à partir des constats et des propositions de Jean Jourdheuil sur l’évolution de tout cela[6] : la « festivalisation » du théâtre, la logique programmatrice, le modèle du rond-point et ce que cela implique sur les œuvres, leurs neutralisations, etc. Et je ne peux d’ailleurs que constater que, dans un renversement stupéfiant, la production qui devait primer sur la diffusion dans les années 70 — fier mot d’ordre ! — est devenue désormais une réalité néfaste. Un spectacle ne vaut plus que par sa production — les faibles diffusions des œuvres, la surenchère moutonnière pour le nouveau, l’impossibilité des séries et des reprises sont de vrais problèmes. Je trouve qu’il y a là un petit modèle intéressant à penser sur ce que la « production » en est venue à désigner…
Car ce que tu ne dis pas — mais qui se déduit, il me semble, en partie de ce que tu écris — est qu’il y a probablement trop de spectacles à cette heure. Ce « trop » là porte atteinte à la chambre d’échos : elle est désormais si bruyante que ses contradictions, ses récurrences, ses citations sont difficilement repérables. Je n’arrive pas vraiment à me rallier à ce diagnostic.
Je trouve, en passant, révélateur que le « néolibéralisme » se désole chaque fois de ce qui pourrait s’avérer être une opportunité ou une chance — que les gens vivent plus longtemps et en meilleure santé (on bousille la retraite), que le temps d’étude se prolonge (et on réfléchit à faire payer et s’endetter les étudiants), et qu’il y ait, en l’occurrence, de nombreux désirs de plateau et de création. Ils sont de qualité inégales ? Assurément mais si, par désœuvrement, je me mettais à feuilleter les programmations de Benoin à Saint-Etienne dans les années 1980, je doute de n’y trouver que des chefs d’œuvre. « Trop » est une question très relative : en regard des instruments de diffusion ? des moyens de production ? Je suis d’accord et cela dessine des perspectives revendicatives. Mais des besoins sociaux ?
Jean-François Peyret. — Je ne doute pas de l’intérêt à bien penser le libéralisme. À cause de mes années de théorie hors-sol, il me faut désormais un point d’application pour opérer pour moi le théâtre. Je ne parle que depuis ma place. Comme faiseur de théâtre d’État, j’ai senti la bureaucratie monter, comme on dit de la mer : le formatage (c’est quoi votre projet ? comme si on pouvait le dire avant de l’avoir achevé) l’assignation thématique, l’étiquetage (moi, c’est « théâtre et science », il ne s’agit pas qu’on me donne des sous pour faire un spectacle sur les pâquerettes). Plus de discussion artistique avec la tutelle ; le démon algorithmique caché dans le bureaucrate devant qui tu te retrouves « sait » ce qu’est le théâtre et sa fonction sociale, mission : faire du lien, le bien ou au moins du bien (« que faites-vous pour les banlieues ? pour les migrants ? quelle est votre inscription dans le territoire ? »), et quand tu n’as pas occupé de poste à la direction d’un théâtre (on dit un lieu) quand tu n’as rien administré, tu es un déserteur égoïste – je cite – qui as failli à sa mission de service public, etc. Et je ne parle pas de ce qui va avec, le populisme rampant dans l’institution, sans doute, l’envers, le revers du néo-libéralisme ? : on louait ton exigence artistique, et maintenant tu es taxé d’élitisme (ça, il faut en parler) et on ajoute, je cite encore, que « le peuple ne te demande pas de travailler avec un professeur au Collège de France…) ». Le peuple ! Les choses ont tourné, — effet du néo-libéralisme qui fait marchandise de tout et de tous des consommateurs, quand l’institution, bureaucrates et directeurs, nous a prescrit de répondre à une attente supposée du public. Mais l’artiste (je ne parle pas de moi) ne répond pas à une attente, il en crée une nouvelle, sinon… Ces remarques ne dessinent qu’à peine des « Éléments pour une critique de la Bureaucratie culturelle » ; il ne s’agit pas de cultiver la nostalgie des années Malraux (et l’alliance objective avec le PCF) Je pense à la lettre de Langhoff[7]). Est-ce qu’il faut mettre sur le compte du néolibéralisme l’effet buffet froid dont je parlais ? Un effet de marché, comme modèle et comme fantasmagorie. Je croyais parler de ce buffet froid de l’époque qui sous le masque du talent individuel (il peut être provisoirement celui d’un collectif) cache (mal) la manipulation bureaucratique, son désir de tout « mailler ». Alors, derrière mes propos tu débusques l’idée qu’il y aurait trop de spectacles. Trop de spectacles et trop peu de théâtre ? pour le sommet de l’institution et, en dessous, chez les émergents, par la multiplication des écoles de théâtre, un grand nombre de jeunes gens jetés sur le marché du travail, et qu’il faut professionnaliser et dont l’activité artistique est entravée par l’encombrement, et qui courent la résidence ou l’atelier pédagogique, à un âge où ils devraient pouvoir beaucoup travailler au lieu de mettre trois ans pour voir aboutir un projet. Difficile d’assouvir son « désir de plateau ». Peut-être ma réaction est-elle d’un vieux qui se sent débordé et bientôt englouti par la vague montante et qui n’a plus de place au soleil ? Possible. Vrai que la durée de vie réduite des spectacles à quoi inquiéter, avec le résultat que tu dis : focalisation sur la production. Projet mettant en gros trois ans pour « émerger ».
L’artiste, grand commis de l’État ou le jeune précaire, se change en « acteur culturel » (un rapport avec la notion d’animateur de Vilar ?), et où l’administration se cachant derrière la reconnaissance du talent individuel (on dit la pointure), condamne les artistes (metteurs en scène) à faire des carrières, les short lists, consistant en listes d’aptitude, et les métamorphoses en plus ou moins grands commis de l’État culturel. Ainsi est entretenue la confusion entre la casquette d’« acteur culturel », dirigeant une PME théâtrale qu’il faut animer et celle de « créateur », puisque c’est ainsi que ça s’appelle de manière un peu emphatique. Un animateur de lieu a-t-il le temps de faire son travail d’artiste, même si je sais bien que les directeurs en question délèguent la direction artistique et culturelle à des subalternes. Tu vois où je veux en venir : est-il toujours judicieux, au-delà d’un corporatisme bien senti, de confier la direction des théâtres d’État à des metteurs en scène ?
Olivier Neveux.— Je ne sais pas. Quelques exemples me laissent penser aujourd’hui, que cela peut être bien. L’inverse aussi.
Mais : à mon tour, une question. Je me demande et ce que tu écris plus haut confirme mon désir de savoir : quelles sont les images ou les représentations de l’artiste qui te nourrissent ? Pas nécessairement à ce à quoi tu t’es identifié (et encore !) mais ce que c’était pour toi qu’un artiste, quand tu as commencé par exemple ? Tu as écrit et dit que la pratique du théâtre t’a sorti d’une nuit dogmatique et intellectualiste. D’accord. Mais quels en étaient les modèles … Et ont-ils évolué ? Cela t’évoque quoi ce terme d’« artiste » ? Tu cites souvent Godard : ce serait lui, l’Artiste ?
Jean-François Peyret. — Je crois que je n’ai pas de modèles, ceci dit sans arrogance. Je ne m’identifie pas à grand monde, ni à grand-chose. Il y a certes la figure surmoïque de Sartre, mais je ne me suis jamais dit : être Sartre ou rien, connaissant d’avance le résultat. Et c’est plutôt à Roquentin plutôt qu’à l’auteur, à l’homme sans qualités plutôt qu’à Musil que je me suis identifié. Pour faire court, Sartre m’a donné la littérature (donné-repris, en fait) et Brecht le théâtre. Mais je ne me suis jamais pris pour un artiste ni (hélas !) pour un écrivain. La seule identité que je pourrais assumer, c’est d’être un intellectuel. Cela je l’ai choisi (sens sartrien, pour le coup). Le reste, s’explique par ma nullité sociale, comme dirait Beckett. Je peux préciser un peu : pour moi Brecht est un intellectuel artiste (dans cet ordre). Et, oui, Godard, bien sûr, l’intellectuel artiste par excellence pour moi. Pour autant aucune identification à Godard : je ne me prends pas pour lui, je le prends pour moi. Je dirais que c’est le plus grand écrivain de sa génération (et un peu de la mienne). En d’autres termes aussi : j’assume d’être un ancien élève de la Nouvelle Vague.
Mais j’en reviens à mon thème : de même que je voulais t’entendre sur la bureaucratie, il y a un autre point qui m’intrigue et que je ne trouve pas dans ton livre : nous ne sommes plus à l’époque de Malraux et de son allié objectif, le PCF, où il s’agissait de distribuer au peuple la Grande Culture (une tradition ?) confisquée par la classe dominante. Nous sommes dans un autre paysage, où nos élites incultes se foutent de la culture que nous défendons tandis que les masses demandent du divertissement et des jeux. Cette situation nouvelle redessine la figure du service public. On sert quoi ? Avons-nous le front de parler de Grande Culture ? Ou bien avons-nous admis depuis l’époque Lang (curieusement contemporaine des débuts du néo-libéralisme) que tout se vaut ? Pour résumer : la question de la culture de masse n’est-elle pas l’absente de ta réflexion ?
Olivier Neveux.— Il y aurait deux façons de tenter d’appréhender l’activité de « la culture de masse » : sa présence dans le champ artistique, avec son évaluation, le discutable appareillage axiologique qui la permet et vient dire le bien le mal, l’important et le corrompu. Je précise : je ne crois pas que tout se vaut mais j’avoue que ce débat me fatigue où le camp geignard de la « défaite de la pensée » s’affronte aux « ravis de la crèche » et chacun accuse l’autre d’être un immonde conservateur ou un benêt progressiste. Sur tout cela, oui, je l’avoue bien volontiers, je n’ai pas grand-chose à dire, cette question m’indiffère[8].
Je travaille sur des œuvres, celles que je vois, qui sollicitent, à nouveaux frais, mon nuage d’obsessions. Par là, un peu bêtement, elles m’intéressent comme « exceptions » à la règle par le jeu déréglé qu’elles infligent précisément à cette règle, changeante et située. Je vais, lorsque l’époque le permet, plusieurs fois par semaine au théâtre. Je n’écris que sur un nombre infime de spectacles. L’essentiel je me le garde pour moi. C’est une discipline à laquelle je tente de me tenir : ne pas être le théoricien de ce qui comble mon goût. J’ai, je le vois bien, les goûts d’un art qui est en train de mourir. Des œuvres excitent avec force beaucoup de mes étudiants et me semblent vaines ou vides[9]. Et je ne doute pas un instant de l’intelligence de ces étudiants. Je ne tire aucune leçon de ce hiatus, sinon que je vieillis et que le théâtre qui m’a nourri, le paradigme ou les paradigmes qui l’ont constitué, probablement s’épuisent ou sont épuisés. C’est, suivant la fatigue et le degré de lucidité, déprimant, marrant ou désespérant, mais ce n’est grave que pour moi.
Pour reprendre sur la « culture de masse », je l’ai, cependant, littéralement et dans tous les sens, en tête : je n’en suis pas indemne, je n’y suis pas insensible et je vois bien comment elle travaille nos réceptions et un pan non négligeable des inspirations spectaculaires de l’heure.
Je l’ai en tête, pas nécessairement de façon aussi radicalement désespérée qu’Adorno, Anders ou Le Brun — quoique —, mais je tente de ne pas être aveuglé ou étourdi — dans la mesure d’un maigre possible — par ce que le Capital fait à nos vies sensibles, à toute sa dynamique démagogique et la façon dont cela agit — et nous rend bêtes et interchangeables. Nos regards et nos attentions sont transformés, plus ou moins spectaculairement. Ce qu’il nous fait subir est possiblement « irréversible » — mais chaque époque ne dit-elle pas cela ?
Pour autant, je me discipline : hors de question de succomber à la griserie du désenchantement, à ce qu’elle produit d’impuissance et de ralliement à l’inéluctabilité du désastre — et puis je n’aime pas l’arrogance qu’elle suppose, bien souvent.
Il me semble que la contradiction est celle-ci : aussi « modernistes » soient possiblement mes goûts et mes attractions, le monde dans lequel je vis n’est plus celui-là. Dès lors, la question est moins le « bon vieux temps que les sales temps présents », comme disait BB, pas pour s’y rallier mais pour observer (et modestement participer) à ce qui peut mettre en échec ses diverses hégémonies —… Ce qui m’intéresse, en fait, c’est quand la domination rate. Et je crois, ou j’ai cru (peut-être ne dirai-je plus tout à fait la même chose), éclairé par les spectacles de Lambert et Massera, que cela peut se passer aussi au cœur de la « culture de masse », grâce à des bricolages, des appropriations et des détournements innocents ou sauvages — et de même et à l’inverse je vois des jeunes gens dont le capital culturel d’origine est, pour parler comme un éditorialiste érudit, piqué de sociologie, sinon faible du moins situé, découvrir — non sans traumatismes — les Straub et Berio et en être transformés. Et toute cette façon qu’a l’ordre social d’échouer me réjouit.
Ce qui transparaît de ta question, ou plutôt sa couleur, m’amène, par des chemins peut-être un peu tordus, à te poser à mon tour, une voire deux questions… Mais je dois commencer par quelques mots d’explication. Longtemps, je me suis raccroché à la belle définition de Mascolo que rapportait Bensaïd, la politique, c’est la « part non-fatale du devenir[10] ». La conjoncture était tendue entre le « TINA » des néo-thatcheriens et le mot d’ordre zapatiste de ma jeunesse « Un autre monde est possible » qui, à défaut d’être stratégique était, du moins, un point de ralliement désirable. Je me raccrochais donc à la citation de Mascolo, au poème de Brecht (« Rien ne m’est plus haïssable / Que la colère devant l’immuable[11] »), etc.
Je m’y raccrochais d’autant plus fermement que j’avais vu, de mes yeux vu, grâce à des groupes comme Act Up Paris par exemple, qu’il était possible de transformer le tragique en politique, d’agir sur la mort, sur le savoir, etc. Je reste à ce jour encore à proximité de cette orientation, car j’en connais les recoins, la rhétorique et les réconfortants avantages. Mais je vois bien — cela dit je le savais —, de défaites en désastres, d’enterrements en tristesses, que la vie et l’Histoire doivent bien composer, aussi, avec le tragique.
C’est une de tes grandes questions, c’était l’objet de ta thèse, tu y reviens de texte en texte et parfois en spectacles. Je ne vais te pas te demander d’exposer les résultats de tes persévérantes méditations mais j’ai une question à la fois petite et déterminante sur l’usage du « tragique ». Quel est-il pour toi ? Un contrepoint sceptique ? Une méthode ? Une inspiration ? Un garde-fou ? Et comment caractériserais-tu ce qu’il a permis dans ton travail ?
Et je poursuis, mais autrement, cette question. Je perçois bien à te lire que sans le dire nécessairement il existe entre toi et le marxisme une histoire tourmentée. Les allusions cryptiques sont nombreuses — aussi récurrentes que pour le structuralisme, mais lui est plus frontalement nommé. Et cela m’intéresse : qu’est-ce que cela a été pour toi — et peut être qu’est-ce que cela est désormais, différemment — le marxisme ? Je veux dire, passé le dégoût pour les logorrhées, pour l’intellectualisme sans portes ni fenêtres que tu as visiblement enduré ?
Jean-François Peyret. — Enduré ! Il ne faut rien exagérer à mes tourments, cantonnés à un registre névrotique et [qui] n’ont eu que peu d’effets dans l’Histoire. Chez moi, comme les somnifères qui me tiennent éveillé, le marxisme a eu un effet paradoxal, il a endormi mon sens critique, mais m’a permis de mépriser le monde dans lequel je vivais, a entretenu un contemptus mundi compliqué d’un taedium vitæ aggravant. J’y étais arrivé par Sartre : ma première lecture philosophique, j’allais dire enfant, c’était L’être et le néant, édition originale, trouvée dans la bibliothèque paternelle. À l’époque, j’y pressentais avec vertige une aventure intellectuelle (langagière) bien plus gothique, fantastique que dans les livres de Walter Scott ou les romans d’aventure. Le substrat philosophique de mon existence, c’est l’existentialisme. Ensuite, la lecture comme étudiant approximatif de La critique de la raison dialectique, la rencontre de Brecht, Mai 68 où je vis des travaux pratiques de lutte des classes m’ont convaincu, sans que j’y réfléchisse vraiment que le marxisme était « la philosophie indépassable de notre temps ». Et puis, jeune universitaire dans l’après 68, je me fis activiste de la Théorie, et en vins à expliquer quelques obscurités de Mallarmé à la lueur de la pensée Mao. Plus sérieusement, mon brechtisme n’était pas pour rien dans ma manière de contracter le marxisme. Surtout m’a donné une justification pour revenir à la littérature et à l’art ; ensuite les années 70 et la rencontre amicale (les Alfa-Romeo) avec Claude Lefort m’ont tiré de ma torpeur. Au bout du compte, c’est de faire du théâtre qui m’a désintoxiqué de la théorie théorique. Du coup, le tragique ? Tu m’interroges sur mon intérêt maniaque à agiter ce mot comme le fou son grelot. Un avertissement. Au commencement, il y avait le titre de cette thèse jamais terminée, Brecht et le déni du tragique et qui aurait travaillé Brecht du point de vue de ce qu’il avait vu et de ce qu’il n’avait pu ou voulu ne pas voir. Brecht est déjà grand poète et grand dramaturge (il sait faire, le « Stückeschreiber », et chez lui, il faut toujours chercher le métier de théâtre) avant sa rencontre avec le marxisme (avec un marxisme). La dramaturgie brechtienne ne soutient pas les thèses du marxisme, le marxisme fait s’animer et « rendre » la dramaturgie. Mais ce même marxisme, sa musique dialectique pousse cette dramaturgie sur la pente de la comédie, ça finira bien : d’où l’aveuglement au tragique des deux machines de mort totalitaires auxquelles il a pour son malheur eu affaire : le nazisme dont il vivait la tragédie, mais il n’est pas sorti, en voulant dialectiser Shakespeare (Richard III et Mesure pour Mesure, respectivement pour Arturo Ui et Têtes rondes et têtes pointues ) : pour se débarrasser du pantin mis là par la classe dirigeante pour faire le sale boulot, il a fallu du monde, et contradictoire, capitaliste et communiste. Tout se joue en fait autour de la question de rapport de la politique à la mort, comme tu y fais allusion, quand tu parles « d’agir sur la mort ». D’où mon intérêt pour La Décision (que nous devions monter en 2020 à la Philharmonie) où il se brûle à la mort, la liquidation (pas droit à une sépulture) du jeune camarade. C’est la lecture de Soljenitsyne et de l’Homme en trop de Claude Lefort qui en fait m’avaient ramené à La Décision. La rencontre avec Müller, grâce à Jourdheuil, fit le reste, Müller qui a mis en panne la dialectique brechtienne. Pour autant, cela ne signifie pas que ce que j’ai bricolé intellectuellement autour du tragique soit une clé pour comprendre, si on y tient, mes spectacles. Ou alors il faut plutôt aller regarder du côté de Montaigne, Lucrèce, le tragique du oui à la vie, sur fond, je te l’accorde pour ce qui me concerne, de désenchantement et de scepticisme.
Ce qui m’intrigue dans cette conversation à distance, c’est que tu m’obliges à revenir sur mon marxisme (sic). Car je ne me réveille pas tous les matins en me disant que j’ai été marxiste, et je vois bien que tu vas me chercher de ce côté-là et non seulement en m’interrogeant sur mon rapport à Brecht. Je constate que c’est en 1981 que je suis passé du côté du théâtre, façon évidente pour moi de prendre des distances avec la politique (pas envie de détailler maintenant) et avec le marxisme réel ou imaginaire, peut-être trouver une issue. Et c’est après 1991, c’est-à-dire après la fin de l’URSS avec entretemps 1989 (mon intelligence de la politique est morte avec la chute du Mur), que j’ai commencé à m’intéresser à la science et à la technique. Je ne sais pas si la science interprète le monde mais elle le transforme.
Dans ce que tu dis perce aussi et sans cesse la question de l’art, de l’art du théâtre. Et évoquer mon modeste parcours ne va pas nous éclairer beaucoup. Quand Jourdheuil m’a embarqué, je ne me suis pas dit que j’allais faire l’artiste mais j’ai senti immédiatement le désir de faire quelque chose (poïen, mon vieux !) plutôt que de continuer à discourir et finir intellectuel inorganique dans un organisme d’État. Maintenant si je devais répondre à ta question, au-delà de ma propre expérience, je dirais qu’il faut écrire un Théâtre contre la culture. Tu dis quelque part que nous n’allons pas retomber dans le piège de l’opposition art/culture. N’empêche : je ne sais pas ce que c’est que l’art mais ce n’est pas la culture. Tu as bien dénoncé un des torts que la culture, forcément médiatique, de communication et d’information, fait à l’art, c’est ce que j’appellerais son actualisme. C’est l’actualité qui donne son agenda à l’art (tu l’as décrit), les thématiques obligées, gage d’un art vivant puisqu’il de parle la même chose que le 20 heures et les médias, et se nourrit de la vulgate sociologique ou qui est conforme à la représentation que la société se fait d’elle-même – idéal de transparence, tout décrypter –, accompagné de la nécessité d’une compréhension immédiate, sans détour, sans référence, sans résonance, unidimensionnelle. Actualisme aussi, dans le trop de réalisme dont tu parles, c’est-à-dire dans le rétrécissement de l’espace de la fiction au sens large, qui est une crise de l’imagination, voir plus haut, et l’imagination n’a pas toujours le sens de l’actualité et aime être intempestive. Hégémonie donc de la culture comprise restrictivement aujourd’hui comme expression d’une identité, et aussi comme ostentation désinhibée de soi. Exhibition versus individuation. Plus question que je soit un autre, qui est un truc du théâtre quand même, seul le membre de la tribu a légitimité de jouer son rôle, un blanc doit jouer un blanc, un noir un noir. Ahurissant : il faudra une infanticide pour jouer Médée, et Œdipe. Déperdition noétique : tu as eu raison de citer Genet (un Genet pourrait-il aujourd’hui exister dans cette culture qui est une maison de correction ?) qui a bien rappelé que sa pièce, Les Bonnes n’avaient pas à être jouée par du personnel de maison (ni pour lui ?). Chacun a sa place. Finie, pour le dire vite, l’émancipation ? Fini aussi le Petit, comme tu dis, au motif que pour justifier le moindre spectacle, il faut au moins qu’il change l’ordre du monde et questionne notre humanité, etc. Autant fermer les théâtres. Ils sont fermés, du reste. Ma question consisterait à comprendre pourquoi l’institution a si facilement intériorisé ces impératifs, en l’agrémentant d’un soupçon de populisme dont je parlais. Peut-on et comment penser l’idée d’un Grand Art (cf. Brecht) sans être taxé d’élitisme ? Comment parler de la compétence du public, alors qu’on est obsédé par son élargissement ? Et d’où est venue cette injonction à faire du lien social, à se soucier du « vivre ensemble » (joli), et à réparer le monde. L’artiste comme sociologue ou chirurgien esthétique d’un monde amoché. Je préférais un art révolutionnaire. Pas sûr qu’Artaud ait réparé grand-chose… Tiens, le tragique, c’est aussi l’irréparable !
Olivier Neveux.— Bon il y a trop de choses – alors je laisse de côté, pour une discussion ultérieure, Lefort, Soljenitsyne et le communisme… Je ne prends que quelques points théâtraux, ceux où les désaccords sont très marqués – car oui sur le reste, je souscris ô combien et c’est pour essayer de réfléchir à ce qui pourrait expliquer cela : la réduction de la politique à des thèmes, la nécessité de se sentir utile et de se justifier, le scoutisme du théâtre politique, la consternation devant tant de molles « œuvres-à-commentaires » (pour programmateurs, critiques et universitaires) aussi ostentatoirement surchauffées que convenues, que j’ai écrit Contre le théâtre politique.
Le premier désaccord entre nous, le plus évident, a trait au jeu. La façon, par exemple, dont tu passes de l’acteur noir à l’actrice infanticide me semble symptomatique d’une caricature des discussions. Certes, sur le papier, abstraitement, je trouve dommage de vouloir imposer aux corps et aux vies de n’être au théâtre que ce qu’elles sont déjà — comme si cela ne suffisait pas de la vie. Et je me méfie, bien sûr, de la surenchère à l’authenticité, j’en vois les écueils éthiquisants et les limites pour le théâtre. Je m’intéresse, qui plus est, principalement aux œuvres qui sont en bagarre avec l’impératif réaliste. Et à l’usage, je constate aussi combien parfois cela tend à réduire les regards. Il y a des critiques politiques des œuvres que je ne comprends pas, tant elles les bornent dans la statistique ou les écrasent dans des mécaniques systématisantes qui les regardent moins qu’elles ne les évaluent — lors même que je peux témoigner, pour mon propre compte, de la façon dont mon regard s’est trouvé moins niais (agrandi) à être brutalement dérangé, à l’adolescence, dans ses habitudes et ses normes, par une part du mouvement féministe ou des réseaux militants anti-impérialistes (et ce n’est pas fini).
Et pour autant, je refuse de condamner l’ensemble de ces discussions, et de le faire du haut d’une chaire, narquois ou affolé. Parce que je ne peux pas ne pas remarquer qu’elles posent de roboratives questions. Elles mettent en lumière des absences, des rapports d’oppression, etc. qui touchent aussi à l’art, à sa pratique, à ses représentations, à ce qu’il fabrique. Elles font entendre des voix et des pensées que l’on n’entendait pas ou peu ou dans des rapports de force tellement incomparables qu’elles n’avaient pas cette effectivité.
Et puis, parce que je ne sais pas — et je trouve bien hardi celles et ceux qui savent — si de telles préoccupations sont à ce point rétives à l’art. J’ai même parfois l’impression du contraire. La médiocrité d’un spectacle comme Kanata de Lepage, plébiscité par Ariane Mnouchkine, comme le symbole du « on-peut-tout-jouer » dans un « monde-où-on-ne-peut-plus-rien-dire », sa laideur, son schématisme, sa glue moralisatrice, son paternalisme et son esthétique de sitcom a plutôt tendance à me convaincre qu’il y a des moments où il faudrait un peu, tout de même, s’empêcher. Lors même que la façon dont Adeline Rosenstein se débat avec la question de la légitimité — qui parle ? qui représente ? qui est lésé ? « absenté » ? — sur un plateau me passionne. Je crois et je vois qu’il y a là une radicalité qui peut, tout à fait (mais ce n’est évidemment pas mécanique !), nourrir des œuvres, inventer des formes autrement plus étonnantes, raides, fines, importantes que tant de spectacles qui viennent ressasser en boucle, paresseusement, que « l’identité c’est la mort », adossés à l’éternité fantasmée de leur pratique, surchauffés par la « mission civilisatrice » qu’ils se sont donnés et équipés de leur très idéologique « philosophie spontanée » du théâtre.
Sur la question du Grand Art. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas lui, mais plus humble et je crois, aussi, plus réellement dissensuel — parce que la « mort de l’art », blabla, est devenu, au fil du temps, un poncif — l’art du théâtre. À la façon dont Genet demande : « Que perdrions-nous si nous perdions le théâtre ? » Voilà, c’est ma question que je formule, je m’en aperçois, de façon de plus en plus anxieuse. Quel est cet art ? Qu’est-ce qui se joue là de l’espèce, pour parler comme Sobel ? Quelles sont ses promesses et ses apories, ses nullités et sa grandeur, ses transgressions et son histoire. Et surtout, là, devant cette pièce particulière, qui défait ou provoque tout savoir, quel est-il, que se joue-t-il de lui ? Je suis pris dans une tension, toujours relancée, entre l’évidence de son apparition — le théâtre est rare et on le reconnaît — et l’évanescence de sa définition. Je m’en sors en cherchant à construire, à tâtons, son unité, une unité contradictoire, constituée d’actions réciproques, en mouvement, historique.
J’y vais donc armé de cette question de Genet que je reformule à partir de mes questions : qu’est-ce que seul le théâtre peut ? Tu saurais ?
Jean-François Peyret. — Je te concède que ma boutade sur la comédienne infanticide était de mauvais goût et, je te rassure, je n’ai jamais choisi Ariane Mnouchkine comme maître à penser. Mais j’avoue de l’inquiétude à voir l’obsession identitaire tout envahir et avec elle l’autorité de la réalité supposée du vécu. L’art comme revanche de la réalité vécue contre la virtualisation générale de nos vies ? Je dis cela parce que je n’ai pas eu à souffrir de ou dans mon identité, et il y a une question de génération, nous, c’était plutôt le désir que l’identité. Et c’est toujours la victime qui parle. L’art du théâtre, par tradition, dépossède provisoirement plutôt le comédien de son identité (la comédienne aussi). Ce qui nous arrive, c’est pire que les emplois dont nous nous étions débarrassés. La fiction (l’imagination) en prend un coup dont j’ai bien sûr du mal à évaluer les dégâts. Et que gagne-t-on à ce qu’Angelica Liddell nous fasse bien comprendre que c’est bien de sa vraie mère qu’il s’agit ou qu’Édouard Louis soit sur le plateau Édouard Louis. Tout cela m’assomme. Au théâtre, les morts viennent saluer et les salauds ne se font pas lyncher à la sortie. Sur scène, il n’y a que les animaux et les machines qui ne jouent pas.
Il ne s’agit pas pour autant d’interdire toute discussion sur ces sujets ; de toute façon je ne suis pas en situation d’interdire quoi que ce soit, ne parlant pas du haut d’une chaire, mais de dessous la scène, depuis la salle, du metteur en scène. Derrière les désaccords que tu notes, et qui tiennent aussi au fait que nous ne parlons pas du même endroit (« d’où que tu causes ? », air connu), je crois, encore une fois, que nous nous retrouvons sur une même inquiétude, celle qui porte sur l’art du théâtre, denrée rare, malgré le trop de spectacles. Voir plus haut. C’est vrai que se demander ce que le théâtre peut est de bonne stratégie. Mais je n’ai pas de recette ni de réponse par discours. Il me semble quand je travaille que c’est ce que je recherche et je la mesure au plaisir que parfois une trouvaille me fait, comme un eurêka. Là je me dis, il y a peut-être du théâtre, un théâtre ? Je dis qu’il n’y a pas de réponse ou que la réponse est de poser à nouveau et sans cesse la question et de supprimer d’un spectacle tout ce qu’on sait qu’on pourrait dire autrement.
Ou bien faut-il chercher la réponse à ta question en regardant du côté de la forme, de questions formelles, dont tu parles dans ton livre. Mais est-ce que la nouveauté formelle garantit la teneur en théâtre ? Je n’en suis pas certain. Pour moi, la forme me permet d’esquiver la question du message, du sens (l’artiste comme pourvoyeur de drogue, pardon, de sens, et, pire encore, la question de l’opinion (« mais finalement vous pensez quoi de la GPA, c’est pas clair dans votre spectacle! »)), sous la tyrannie de laquelle nous vivons. L’imagination dont tu parles serait alors au service de l’invention de forme ? Je ne suis pas certain de bien te comprendre, mais je veux bien me soigner, notre discussion va m’y aider. Je comprends les critiques que tu portes à certains spectacles mais, par exemple, s’agissant du spectacle de Maguy Marin, je ne m’y retrouve pas. Tu sembles en vanter la réussite formelle, mais (j’avoue ne pas avoir vu le spectacle en question), mais son substrat idéologique (matériau, contenu) me paraît problématique : les gestes répétitifs qui montrent la soumission du peuple des temps modernes, le mur de l’argent, etc. Qu’est-ce que je n’ai pas compris au sujet de ce sujet de la forme qui nous intéresse ? Comment une forme est-elle pertinente à ce qu’elle manifeste, ou le contraire ? Je ne sais pas. C’est inthéorisable pour moi. C’est par intuition, en deçà d’un jugement esthétique (lequel se porte mal ces derniers temps – au fond, c’est aussi de cela qu’on parle), c’est une évidence qui me tombe dessus par moments, l’épiphanie de l’instant théâtral, un orgasme, un truc comme l’eurêka du savant, où je me dis, je vais essayer de simplifier : cela ne se pourrait « formuler », au cinéma, dans un texte, à la télévision, c’est comme une nécessité. J’ai éprouvé cela comme spectateur et quelquefois en faisant des spectacles, trop de spectacles sans doute… Mais au fond comment tu te débrouilles de cette question de la forme ?
Olivier Neveux.— Pour Deux Mille Dix Sept, je vais au plus vite : ce qui m’intéresse, parmi tant d’autres choses, c’est précisément le hiatus, la contradiction, entre la convention esthétique et sa signification (l’agitprop qui « ne connaît d’autre critère que celui de l’effet produit, critère éminemment politique auquel tous les autres viennent s’ordonner, conformément à la loi du genre[12] ») et la conjoncture dans laquelle elle est plongée — un champ de ruines et de défaites. La référence est supposée annoncer l’avenir riant d’une lutte de classe victorieuse, elle en emploie la grammaire, la syntaxe, elle en réhabilite la beauté « agressive[13] » dans un univers qui lui est fondamentalement, désormais, étranger. L’histoire se répète deux fois : en tragédie et en tragédie. Ce qui m’intéresse en l’occurrence est que la « forme » est produite par un agencement structurel dialectique, une tension, un irrésolu — une contradiction poignante. Elle est travaillée par un négatif qui, en l’occurrence, ne se repère peut-être qu’à la condition d’être soi-même happé par cette question, je ne sais pas.
Alors la forme. Ce que l’on peut nommer forme a, hélas, si souvent la consistance d’une idée, pire d’un « concept ». Bien sûr l’opposition forme/contenu est inepte et je vois bien qu’en définitive, je l’avoue, je vais au théâtre chercher des formes — des formes, dans la mise en scène, dans l’écriture, dans le jeu — comme d’autres vont à la vie débusquer « l’or du temps ». Mais je ne peux tout de même pas délier celles-ci de ce dont elles sont la forme. La forme n’est pas la forme de rien — ou alors elle cherche à donner à rien une forme[14]. Deux Mille Dix Sept est une œuvre qui donne forme à notre impasse, aux décisions qu’il faudrait prendre, à nos impuissances et à l’os que nos lamentations camouflent. Donc : la forme, oui, mais la forme de quoi ?
D’ailleurs à propos de « formes ». Ce qui m’étonne à te lire, c’est qu’on t’interroge presque systématiquement sur des questions qui ne sont pas les tiennes — « le jeu », « le dialogue », « le drame », « le dramaturge » —, et tu réponds ça, que justement ce ne sont pas les tiennes, tout en glissant, comme cela au passage, mine de rien, quelques éclats qui infirment tes préventions. Bref. Mais on ne t’interroge jamais sur la mise en scène, cet art dont Vitez disait qu’il allait peut-être finir par disparaître, qu’il fallait le protéger, qu’il constituait une conquête du théâtre d’art. Mais ce serait quoi pour toi l’art de la mise en scène — sinon le Grand Art de la mise en scène ? en quoi consiste-t-il ? Quelle est son action ? Sa responsabilité ? J’ai bien compris, ton hostilité à toute théorie générale du théâtre — et c’est heureux. Mais là je parle de ton travail. Tu fais quoi quand tu mets en scène ?
Jean-François Peyret. — Après tous les déconfinements, il faudra que nous reparlions de ce que tu appelles ces « éclats qui infirment mes préventions contre la mise en scène ». La mise en scène est probablement une pratique artistique, mais je ne me considère pas comme un metteur en scène, mes feuilles de paye mises à part. Et puis je ne me vois pas en protecteur du metteur en scène comme espèce à protéger. Ce qui doit disparaître, il faut le laisser disparaître, si ce n’est déjà fait. Un metteur en scène met en scène un texte, ce que je ne fais pas. Alors je fais quoi quand je travaille ? D’abord, je travaille, ce qui est épisodique chez moi. Le reste de mon temps, je me travaille (dans le temps jaspiner devant des étudiants, lire, écrire, je dis notuler, flâner dans les rues, boire du whisky, fumer des cigares (encore que, c’est un « Produktionsmittel » comme disait Brecht)), je ne parle pas du reste, tout ça, c’est de la vie sabbatique, de l’otium. Au théâtre, il y a des travailleurs, des contrats, des gens qui ont été engagés, il y a des conventions collectives, du métier, et une tâche à accomplir pour telle date, après le truc se frotte à la société, c’est le seul moment dans la vie où je m’expose à la société, où je prends, de manière heureusement éphémère, des responsabilités, étant par ailleurs un peu replié sur moi-même… Et par ailleurs dans les théâtres, j’entretiens une relation de plaisir (il y a des moments difficiles, d’accord) avec les mots, les phrases, les textes, puisqu’aussi bien je ne m’intéresse pas à la vie (celle que l’on représente avec des personnages et leur foutue psychologie) mais au contraire à ce qu’il peut y avoir de vivant dans des discours en les mettant à l’épreuve de la machine théâtrale. Cela me ramène à la forme. Du tripatouillage que nous faisons en commun avec les mots de notre matériau, de ces essais et erreurs, nous tâchons d’inventer une forme vivante, pas facile. (ici trouble). Et curieusement me voici reconduit à la question de la Grande Culture (pas à celle du Grand Art ne sachant quoi en dire, étant plutôt porté à l’art mineur, au sens à peu près de qui tu sais, affirmer un art mineur dans ce qui serait le grand art du théâtre, un théâtre à hauteur de la pensée de l’époque), dont il ne s’agit de prendre la défense aristocratique ou grand-bourgeoise, ou comme un orfèvre défendrait l’orfèvrerie, mais au contraire d’en examiner la crise, pour nous qui héritons du XXème siècle et sans testament. Je suis un enfant de la Seconde Guerre mondiale, « dans mon dos les ruines de l’Europe » », comme dit l’Hamlet de Müller. Je sais que la Grande Culture a failli, n’a pas empêché la barbarie, qu’elle lui est même solidaire, comme on sait. Cela signifierait qu’on pourrait la considérer comme morte, n’ayant pu « agir sur la mort » ; du coup quand je fais du théâtre, je vais fouiller dans ses décombres pour trouver des éclats de vie. Faire du vivant avec du mort, le syndrome de Frankenstein que je connais bien. Mais qu’est-ce qui est vivant, me diras-tu ? quels sont les mots qui vivent ? Je n’en sais rien : quel critère pour en juger ? Ce qui est citable sur un théâtre ? C’est lui faire une confiance aveugle, et c’est sans doute mon point aveugle, une butée, l’endroit où tout se trouble.
Une dernière pour la fin : questionner l’autre a des effets boomerang. Ainsi j’essaye d’imaginer ce que je ferais si j’étais à ta place, c’est-à-dire penser l’art du théâtre, troublé par mon « nuage d’obsessions ». Et toi si tu étais metteur en scène, tu ferais quoi ?
Notes
[1] Colloque international « L’Indiscipline dramaturgique. Territoires de la dramaturgie », Ens de Lyon, 25-27 mars 2019.
[2] D. Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014, p. 43.
[3] B. Hibou, « Lire la bureaucratisation néolibérale avec Weber », in N. Matyjasik et M.Guenoun (dir), En finir avec le New Public Management, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2019. En ligne : https://books.openedition.org/igpde/5756
[4] S. Lucbert, Personne ne sort les fusils, Paris, Editions du Seuil, 2020.
[5] C. Schmitt, H. Heller, Du libéralisme autoritaire, traduction, présentation et notes de Grégoire Chamayou, Paris, Zones Editions, 2020.
[6] O. Neveux, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2013.
[7] Lettre à Nicolas Royer, le nouveau directeur de l’Espace des Arts, Scène nationale Chalon-sur-Saône, Avril 2020. En ligne : http://theatredublog.unblog.fr/2020/04/28/lettre-de-matthias-langhoff-a-nicolas-royer/
[8] Ou alors comme un jeu. Par le plus grand des hasards, j’ai ré-ouvert Masse et puissance, il y a quelques jours — et ta question tombe à pic : je me demande si j’entends « masse » au sens de « masse ouverte » de Canetti, ce que cela peut donner.
[9] Je dis mes étudiants parce que j’en suis plus proches et qu’ils m’importent mais je pourrai tout aussi bien dire : tant de collègues et de critiques et de responsables culturels.
[10] D. Bensaïd, « La Loyauté envers les inconnus », Lignes : « Les intellectuels. Tentative de définition par eux-mêmes », n°32, 1997/3, pp. 26-32.
[11] B. Brecht, « Moi qui n’aime rien tant… », traduction M. Cadot, Poèmes. 8., Paris, L’Arche Éditeur, p. 104.
[12] P. Ivernel, « Introduction générale », dans Équipe « Théâtre Moderne » du GR 27 du CNRS (Responsable : Denis Bablet), Le Théâtre d’Agit-Prop de 1917 à 1932. Tome I, l’URSS – Recherches, La Cité – L’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 1977, p. 12.
[13] « “les portraits frappants” de Grosz l’étaient en un sens inédit : il portraiturait ses victimes à seule fin de les frapper véritablement. Au bout du compte, il n’était pas seulement un réaliste agressif, bien plus, il était réaliste parce qu’il était agressif ». G. Anders, George Grosz, traduit de l’allemand par C. Wermester, Paris, Allia, 2005, p. 16.
[14] A. Le Brun, Si rien avait une forme, ce serait cela, Paris, Editions Gallimard, 2010.
Pour citer cet article
Olivier Neveux, « Question & question, un jeu », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 290 [en ligne], mis à jour le 01/02/2021, URL : https://sht.asso.fr/question-question-un-jeu/