Revue d’Histoire du Théâtre • N°296 T1 2023
Neuf instantanés pour un théâtre-paysage
Résumé
Voici quelques entrées manifestes, écrites à partir de photographies de spectacles mises en scène par Mathilde Delahaye et qui paraissent, à ses yeux, synthétiser ce qu’est et ce que fait le « théâtre-paysage ».
Texte
Le « théâtre-paysage » est une façon de désigner ce qui fut d’abord pour moi une pratique de mise en scène : créer des spectacles en dehors des « boîtes noires », dans des lieux spécifiques à chaque texte, en suivant une méthode dictée par l’intuition et la nécessité. Au fil des expériences, l’affinement de ces méthodes m’a permis de nommer la singularité du geste et de le penser. Bien sûr, le « théâtre-paysage » s’inscrit dans la généalogie du théâtre hors les murs, et partage certaines obsessions avec d’autres formes d’art in situ. Néanmoins, par l’horizon sensible que le mot « paysage » lui ouvre, un tel théâtre propose de repenser l’expérience à laquelle il nous invite, et le lien qui l’unit au monde – ce dehors que l’on fantasme depuis la boîte noire et avec lequel le théâtre a toujours eu des accointances poétiques et politiques plus ou moins fertiles.
Voici quelques entrées manifestes, écrites à partir de photographies de spectacles que j’ai mis en scène, et qui m’ont paru synthétiser ce qu’est et ce que fait le « théâtre-paysage ».
De l’air !
Grammaire élémentaire du théâtre-paysage :
Ligne : d’horizon, de fuite, de la face et du lointain, ligne du champ et du hors-jeu, ligne courbe, traversante, diagonale. Géométrie des volumes en présence : découpe du relief en lignes dans le ciel. Arpenter les lignes, dessiner l’espace : géographie.
Point : de vue – celui qui ordonne le tout –, points déportés du cadre, point au centre du cadre qui fait le paysage, points où se joignent les parallaxes, point de fuite, de mise en tension de l’espace, points où l’on (re)dispose ce qu’on aura trouvé là dans ce « no man’s land » et qui sera le décor (ici : relique de table à repasser, vieux transistor, souvenir d’écran de télévision ; là : pierres, repères, amers pour la navigation des actrices). Choisir les points, essayer, faire clignoter, créer une logique de lecture ; constellation : scénographie.
Plan : du proche au lointain, travailler l’échelle, l’émotion de l’échelle, l’échelle de l’humain dans le tableau. Silhouettes cariatides soutenant la jointure horizontale du plan terre et du plan ciel. Rythme de l’espace, dramaturgie des plans.
Plateau suspendu, balayé de Meltem, méridien éphémère sur lequel sera tendu entre les actrices et le public, contre le vent : le texte, devenu lui aussi, à égalité avec les autres phénomènes, une matière organique.
Atomisation des énergies du lieu par l’action des corps : Espace !
Fabuler le monde – ou la performance déictique de la parole en paysage
Le théâtre-paysage choisit et habite momentanément un lieu comme le Bernard-l’hermite. Le lieu n’est pas à lui, n’est pas conçu pour lui, mais il y trouve grâce.
C’est souvent parce qu’un lieu a perdu sa fonction première qu’il offre au locataire le contexte qu’il recherche. Il affectionne les lieux flous et « vides » dont la topographie peut aisément être détournée – il sait y reconnaître l’organisation et la structure qui lui siéent.
Or un lieu est toujours un lieu-dit. S’il sait le nom d’usage du lieu qu’il choisit, une fois installé et cadré, le théâtre-paysage nomme, renomme, réinvente et dit son lieu. Jubilation déictique de la parole en paysage, semblable à cette magique formule de l’enfance : « ici on dirait que ce serait… ».
Sur cette photo, l’Homme de Quark et son chien Modjo, les derniers habitants d’un monde dévasté, préservent par la (re)nomination, tous les éléments de leur lieu de (sur)vie. Ce bout d’espace est constitué principalement de tas de matières brutes, montagnes de déchets plastiques, architecture délétère d’un monde imaginaire inspiré de faits réels, au milieu des pyramides de containers, cercueils colorés du commerce mondial qui se serait brutalement suspendu.
Dramaturgie de la brèche
Parce qu’il s’écrit en fugace palimpseste dans un lieu, le théâtre-paysage hybride sa dramaturgie théâtrale (le texte, son adaptation, etc.) à celle du lieu. Cette contamination réciproque, unique et non reproductible, de l’esprit du lieu et d’un geste théâtral, est d’autant plus fertile que le lieu est bavard. À cet égard, les ruines modernes industrielles, par ce qu’elles témoignent d’un passé révolu dont la proximité et le contour idéologique interpellent directement notre présent, sont très parlantes. Chargées d’histoires qui nous sont proches, et par là particulièrement fantomatiques et étranges, on les choisit si possible pour leur architecture d’autant plus majestueuse que leur dégradation est une insulte à la promesse de leur conception. Dans les marges des villes, ou cachées au milieu d’elles, les ruines modernes sont l’œil ouvert et inquiet sur notre présent, depuis un passé qui confesserait son échec. Rien d’étonnant alors à ce que la puissance évocatrice de ces lieux irrigue l’imaginaire du praticien de théâtre-paysage.
Sur cette photo on voit le début du troisième acte de Tête d’or de Paul Claudel dans la friche industrielle de la COOP dans le port de Strasbourg en 2014 avant sa réhabilitation. Dans le gigantesque espace strié de piliers au style allemand et ouvert sur la rue par une monumentale baie vitrée, une petite cabane de chantier servait de point de rassemblement entre deux actes pour les acteurs. Ils y lisaient les didascalies, puis sortaient pour transformer l’espace (« Les champs à la fin de l’hiver. », « Une salle dans le palais du roi avec de hautes fenêtres. » et enfin « Le Caucase, une terrasse naturelle dans un lieu élevé entourée d’arbres colossaux »), et y jouer l’acte. Comme si la pièce était précédée d’une « fiction-cadre » : de jeunes gens se retrouvent la nuit dans un bâtiment industriel abandonné des faubourgs de la ville, jouent des histoires, se prennent pour des rois, réveillent les fantômes, deviennent pour une nuit les habitants lyriques d’un royaume déchu et merveilleux.
Toutes et tous au premier rang !
Parce que c’est lui qui vient au public, que c’est lui l’invité, « l’étranger », dans un lieu que les habitants connaissent autrement et mieux que lui, et parce que simultanément, dans notre expérience, il est subventionné et représente à ce titre l’institution : le théâtre-paysage fait signe vers l’histoire de la décentralisation. Comme un héritier lointain, c’est en référence à cette ère culturelle publique française – dont le champ lexical mériterait ré-actualisation par ailleurs – qu’on le désigne parfois.
Bien que ce soit sa vocation de paysager et de théâtraliser un lieu qui l’a mené loin des salles dédiées, c’est bien dans la rencontre événementielle avec un public de facto parfois éloigné des salles qu’il a lieu. Départi donc des barrières implicites discriminantes dont on accuse parfois les théâtres (édifices), le théâtre-paysage, parce qu’il est arrivé près de chez vous, donne à toutes et tous une place au premier rang.
Sur cette photo on voit le banc unique de 60 mètres de long construit pour accueillir le public du spectacle-paysage Babil au bord des villes. Banc qui était aussi un geste scénographique manifeste puisqu’il dessinait le point de vue, le cadrage et donc le paysage par le dispositif même.
Peindre le paysage
La relation entre le théâtre et le paysage est une dialectique fragile où le théâtre est toujours menacé d’exclusion (météo, accidents, problèmes de résistance du matériel, d’autorisation d’occupation, de gardiennage…). Le théâtre doit trouver l’équilibre entre sa vulnérabilité au dehors et sa tentation démiurgique de maîtriser l’espace qu’il sublime. À l’instar de Michelangelo Antonioni qui a fait peindre (au canadair) une forêt en noir dans Le Désert rouge, on est toujours tenté de peindre pour de vrai le paysage.
Ici, l’imprécateur et harangueur enragé de Babil au bord des villes, pulvérise à l’extincteur le paysage de pigments rouge – un incendie poétique faisant suite à l’installation d’immenses banderoles aux slogans politiques (« Je suis debout », « Penser la nuit converge », etc.) au sein d’une manifestation dont il était l’unique manifestant.
« Mauvaise herbe »
Chaque spectacle-paysage commence par de longs repérages autour du théâtre producteur, qui peuvent s’étendre jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres et durer plusieurs semaines, à la recherche du ou des lieu(x) qui accueillera le spectacle. (Le choix du texte précède celui du lieu.) Ces arpentages aux méthodes volontairement hasardeuses sont jalonnés de rencontres, d’errances et d’explorations, et nécessitent ou suscitent chez le ou la praticienne de se trouver dans l’état du voyageur. Exercice de mise à distance d’un environnement pourtant a priori familier, de curiosité obstinée, manière géographique de faire varier ses croyances. Être dans l’état du repérage signifie trouver l’équilibre entre l’ancrage profond de ce que la pièce en nous travaille et pour lequel il faut trouver le bon lieu, et une certaine prédisposition. Il s’agit d’une façon d’être-ici, ouverte, joviale même, de s’étonner des choses, des lieux et des histoires que l’on entend sur eux, de trouver précieux ce que les espaces délaissés recèlent et que d’aucuns (ou soi-même dans un autre contexte) considéreraient volontiers comme des déchets, de savoir voir la beauté improvisée de l’accidentel, et d’être réceptif aux esprits des lieux, à l’impondérable et magnétique atmosphère avec laquelle on choisira, ou non, de f(r)ictionner son théâtre.
Faire de cette géographie parallèle sa propre carte, et ce faisant s’y perdre, et puis seulement pouvoir trouver (car on trouve toujours).
Du cadre !
Le théâtre-paysage provient essentiellement d’une sortie de cadre – cadre de scène, cadre de l’édifice, et, partant, tout le substrat social et culturel que l’édifice charrie comme lieu dans la ville. Pourtant, une fois sorti dehors et livré à lui-même, sans tuteur pour l’édifier, il n’a pas lieu sans cadrage. Ainsi, scénographe et metteure en scène de théâtre-paysage commencent par cadrer, car du point de vue choisi minutieusement naîtra le paysage. Stricto sensu le théâtre-paysage crée un paysage. L’« artialisation » du regard sur un morceau de territoire donné, organisé selon un point de vue est ce qui fait un paysage, soit une construction d’œil humain, instruit par une culture. Point de vue, cadrage, cadre. L’artiste de théâtre-paysage agence ensuite son espace-monde avec les outils picturaux inspirés par la peinture paysagère, l’art des jardins, ou le plan cinématographique. Le cadre est le symptôme de l’image. Dans sa vocation décadrée, le théâtre-paysage redouble pourtant de cadrage pour révéler l’image – qui contient une infinité d’images, puisque ce n’est pas un tableau mais une découpe orientée du regard dans un environnement réel. Et c’est là que tout bascule et ressort du cadre ! Comme espace vécu, et non représenté, comme expérience polysensorielle, et non plus principalement visuelle, c’est encore pour mieux le déborder que le théâtre cadre son paysage.
Jeu d’échelle et d’attention
Sortir de la boîte noire c’est, entre autres choses, bouleverser le rapport d’échelle dont on a l’habitude au théâtre. Pris dans l’immensité et la densité sensorielle d’un paysage, la taille de l’humain n’est plus l’étalon vitruvien de l’espace de représentation. Parfois minuscule, mineur, il ne représente plus que son passage anecdotique parmi les choses (les interprètes sont équipés de micro HF longue distance et peuvent donc jouer très loin). Avec ces jeux d’échelle, le théâtre-paysage densifie l’attention que l’on porte au non-humain, multiplie les sources expressives, augmente par variations le potentiel perceptif du spectacle.
Un peu à la manière des « landscape plays » de Gertrude Stein, les éléments fonctionnent entre eux dans une interrelation autonome : l’événement de ce vol de hannetons sur l’actrice au piano talonne le Lied de Schubert qu’elle y joue en « intensité dramatique », la grandeur de ce chêne que l’éclairage souligne « vaut » autant sinon plus dans la narrativité de l’image que ce groupe de personnes attendant sous un lampadaire, et au gré du regard libre – libéré – du public, tel chardon arrogant au premier plan qui a percé le bitume pourrait jouer sa partie dans la scène.
Ressortir
Voici que le théâtre-paysage, sortant encore de lui-même, entrerait dans la salle de l’édifice qu’il avait fui.
On croyait que son essence dépendait de la réalité sensible d’un paysage vécu, que le tiret signalait une opération dont le résultat était une somme. Mais il en sort et c’est encore lui.
Ressortir. Sortir deux fois, révolution, revenir si altéré par le « voyage » que le lieu du retour n’est plus celui d’où l’on était parti. L’important est moins l’étant du « dehors » contre le « dedans », que la nécessité du mouvement par lequel « dehors » est advenu et en vertu duquel « dedans » peut tout aussi bien arriver. Quelque chose que le paysage a fait au théâtre l’a modelé essentiellement, et indépendamment de lui. Ressortir donc, comme identité.
Formé, déformé par l’expérience du paysage, ce théâtre reproduit en salle ses obsessions : la dramaturgie du lieu, pris comme partenaire sensible désormais indéfectible, les jeux d’échelles picturale et narrative, de cadrage et de hors-champ, la composition pittoresque de la scénographie, un certain régime d’attention spectatorielle, la prévalence donnée aux relations entre les éléments, qui excèdent les histoires habituelles de dialogues rationnels entre humains, tels que le lieu et son histoire, son temps, son humeur, sa faune, etc.
Ici une photo du spectacle Nickel, joué en salle, dont le personnage principal était un lieu : une ancienne mine de nickel, abandonnée suite à l’épuisement des sols, laissée en friche, squattée par une communauté désœuvrée et alternative, retirée du monde pour inventer d’autres formes de résistances, sous la terre ; puis livrée à elle-même, aux événements climatiques, à la vie végétale et animale, à celle des machines hybrides, dans un futur dystopique, puis enfin visitée par des groupes de scientifiques en combinaisons de protection et masques à gaz – l’air étant devenu toxique. Temps long, histoire de lieu, histoires collectives, humains de passage, rôle dramatique donné au non-humain, l’atmosphère des inquiétudes d’aujourd’hui – notamment écologiques – par l’usage des précieuses déformations de l’attention que le théâtre aura vécues hors de son lieu.
Pour citer cet article
Mathilde Delahaye, « Neuf instantanés pour un théâtre-paysage », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 296 [en ligne], mis à jour le 01/01/2023, URL : https://sht.asso.fr/neuf-instantanes-pour-un-theatre-paysage/