Revue d’Historiographie du Théâtre • N°3 T1 2017
Formes chorales originales, poétiques de la reconstruction – Les exemples de Césaire, Gatti, Weiss et Tillion
Par Martin Mégevand
Résumé
Le propos de cet article est de rendre compte des usages des formes chorales dans quelques œuvres de la modernité théâtrale de la seconde moitié du siècle dernier, période dominée par de grandes catastrophes historiques et par leur mémoire (violences coloniales, guerre, crimes de masse). Ces formes peuvent être perçues comme les héritières lointaines du khoros antique qui est lui-même relié étymologiquement à khora, le chaudron originaire auquel Jacques Derrida consacra naguère un livre marquant. À la fois reliées à un passé immémorial et entées sur le présent, ces formes chorales sont qualifiables selon les termes de l’Ursprung, l’origine telle que Walter Benjamin la nomme dans L’Origine du drame baroque allemand. Elles sont ici envisagées comme le lieu où apparaissent de manière particulièrement nette des opérations de l’esprit par lesquelles les écrivains s’efforcent de répliquer à une situation de catastrophe historique majeure. On propose de décrire quatre de ces opérations : celle qui consiste à nommer, celle qui s’attache à remontrer, celle qui chercher à revitaliser et celle qui œuvre à faire front. Ces opérations concourent à rassembler les œuvres où elles s’insèrent sous le paradigme commun des poétiques de la reconstruction.
Abstract :
This study addresses forms taken by choruses in modern theatre works of the second half of the 20th century, a period dominated by major historical catastrophe and its residual remembrance (colonial violence, war, crimes committed en masse). Modern choral forms can be viewed as the distant inheritors of the ancient khoros — itself linked, etymologically, to khora, the originary cauldron to which Jacques Derrida devoted a benchmark book. Such choral forms, at once linked to an age-old past and grafted onto the present, can be characterized in association with Ursprung, or origin as described by Walter Benjamin in The Origin of German Tragic Drama. They provide an especially clear locus where one can evaluate the mental maneuvers by which writers force themselves to respond to catastrophic historical events. In them, we discern four of these maneuvers: one consists of naming, another of replaying or redisplaying, a third of renewing, and a fourth of striving to confront. Working together, these maneuvers bring the works together under a shared, paradigmatic poetics of reconstruction.
Texte
Formes chorales originales, poétiques de la reconstruction
| Les exemples de Césaire, Gatti, Weiss et Tillion
Il n’y a aucun témoignage de la culture qui ne soit aussi un témoignage de la barbarie.
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, thèse VII, 1940
À la manière insistante d’un lieu commun, le chœur de théâtre est régulièrement considéré comme une forme archaïque qui selon les traditions les plus autorisées de l’esthétique, se situerait de manière univoque à la source du théâtre occidental. Il serait donc un objet privilégié pour qui souhaiterait examiner la façon dont la théorie a pensé le rapport du théâtre aux « origines » et au fantasme d’un théâtre cathartique et ritualisé, proche d’une antériorité sacrée qu’on associe à une origine du théâtre occidental, d’autant plus fascinante qu’elle serait irréversiblement éloignée de notre modernité. Mais force est de constater que la forme chorale, qui peut en effet conserver cette « couleur des origines » aux yeux des spectateurs de théâtre aujourd’hui, fournit à bien des auteurs des moyens de renouveler leur manière de s’exprimer au théâtre. Il faut d’emblée considérer que la forme chorale est indissociablement l’héritière d’une lointaine tradition qui résonne en elle et le support de manières extrêmement modernes de distribuer les voix.
C’est au cours de la guerre franco-prussienne de 1870-1871 – ce n’est pas un hasard – que Nietzsche entreprit de modifier le sens à accorder au mot « naissance » en bousculant l’hypothèse archéologique qui demeurait dans l’horizon de la philologie allemande de son temps : La Naissance de la tragédie inaugure une approche philosophique accueillante au rêve, à l’anachronisme, à l’intuition, et délibérément détournée des méthodes en vigueur dans sa discipline.
Walter Benjamin fera de même cinquante ans plus tard, au sortir du premier conflit mondial, avec L’Origine du drame baroque allemand, déconstruisant pour sa part le concept d’origine en vigueur chez les philologues (Ur-Text) à la suite de Nietzsche qui déconstruisait l’idée de naissance (Geburt). À l’instar de son prédécesseur, il prend à la fois pour objet l’homme de son temps et celui du passé. C’est pour enraciner sa réflexion dans le présent que, dans la préface épistémo-critique de son travail, il propose de renouveler la critique esthétique au nom d’une pensée de l’origine qu’il détourne sensiblement de l’idée de l’originaire vers celle de l’original, notion qui associe la restauration d’une forme passée et l’inachèvement de cette forme dans son utilisation présente, du fait qu’elle est prise dans un processus de transformation historique – autrement dit dans son historicité –. C’est dans ce sens que je reprends ce qualificatif dans le titre du présent article.
Benjamin expose sa conception de l’origine par ces mots :
L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître. L’origine […] demande à être reconnue d’une part comme une restauration, une restitution, d’autre part comme quelque chose qui est par là-même inachevé, toujours ouvert. Chaque fois que l’origine se manifeste, on voit se définir la figure dans laquelle une idée ne cesse de se confronter au monde historique, jusqu’à ce qu’elle se trouve achevée dans la totalité de son histoire[1].
Pour la resituer dans son contexte, cette citation est une proposition de méthode mise en place pour tenter de saisir le sens du drame baroque allemand du XVIIe siècle considéré depuis les années 1920. Le recours au concept d’origine par Benjamin est d’abord motivé par un souci de lutte contre l’oubli : la mentalité des années 1920 conduit selon lui à une disqualification de la culture. L’entreprise de Benjamin est de l’ordre de la résistance à un esprit du temps qui tend à l’effacement : contre cet esprit d’oubli, il s’agit d’inventer une méthode.
Cette méthode, inspirée de Goethe, a été maintes fois commentée[2]. Benjamin la conçoit pour la distinguer de deux approches dominantes dans le domaine de l’esthétique : les méthodes empirico-inductive et hypothético-déductive, qu’il révoque toutes deux parce qu’elles pèchent par excès. La méthode inductive se trouve disqualifiée pour excès d’empirisme (c’est la tentation du collectionneur de formes qui conduit fatalement à la dispersion), la méthode déductive, pour excès de confiance dans la valeur universelle et intemporelle des grandes catégories génériques (drame, tragédie, comédie), qui risque de conduire à une liquidation de l’Histoire. La « méthode » qu’invente Benjamin, privilégie l’œuvre d’art comme phénomène, restitue au sujet percevant sa place et sa pertinence, et installe l’idée au cœur du questionnement esthétique.
L’origine, selon Benjamin, est un concept doté de deux attributs principaux, la perturbation et le jaillissement, qui dénotent la rupture dans une continuité. Comparée, dans l’espace, au tourbillon dans un courant, elle est ce qui, se manifestant, perturbe un flux. Sous le rapport du temps, l’origine jaillit dans le présent : en cela, elle se distingue de l’archaïque, Benjamin dissociant la notion d’origine de l’idée d’un commencement.
Ursprung : la langue allemande associe au préfixe Ur, qui indique le primitif, Sprung, qui désigne le jaillissement. Bien adaptée à la conception benjaminienne du temps historique, qui est ce qui du passé fait irruption dans le présent, l’origine selon Benjamin se distingue de l’essence – anhistorique – et de la substance – qui existe a priori, indépendamment de la perception par un sujet qui l’observe. L’origine selon Benjamin relève de l’historicité. Toutefois, et c’est là tout l’intérêt pour nous de sa conception de l’origine, le philosophe ambitionne de créer un concept à la fois historique et transcendant l’histoire. De la sorte, déterminer l’Ursprung d’un phénomène artistique, c’est à la fois situer ce phénomène dans ses conditions historiques d’émergence et le sortir du musée des formes pour en saisir ce qui le constitue dans son originalité. C’est l’envisager en le confrontant au présent : en somme, c’est le considérer comme un phénomène à la fois actuel et historiquement situé.
Comme le drame baroque allemand selon Benjamin, cette forme-sens qu’est la forme chorale n’est rattachable à aucun genre prédéterminé. En outre, il serait vain de tenter de la cartographier, tant ses occurrences sont multiples et dispersées dans la modernité. En revanche, il est possible de l’envisager sous l’angle de l’origine telle que Benjamin la conçoit, ce tourbillon qui dévie accidentellement le cours de l’Histoire comme le maelström des conflits qui, de 1870 aux Indépendances, ont scandé l’histoire occidentale. De fait, on peut repérer, dans le paysage théâtral français de la seconde moitié du XXe siècle qui est un lieu privilégié d’observation, la formation d’agrégats singuliers qui relèvent des formes chorales émergeant à ces moments où, indiscutablement, l’on constate que « le monde s’effondre » : les temps de conflits.
Le tourbillon combine l’attraction vers le fond et la force centrifuge. Il connote positivement l’étourdissement heureux, négativement le risque d’engloutissement. Il s’associe aisément au hiatus, à la rupture dans un flux continu : à l’accidentel. Il est apte à qualifier à la fois les formes que peuvent prendre les effondrements historiques ou psychiques et l’étourdissement esthétique qui est le moment de la déprise, du dessaisissement, du processus que Giorgio Agamben nomme désubjectivation, qui s’apparente à l’effet dionysiaque postulé par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie.
Une relation directe, autre qu’analogique, peut être établie entre la figure du tourbillon – effondrement historique ou psychique et désubjectivation – qui illustre l’origine, et la forme chorale. La réflexion que Jacques Derrida consacre à ce parent étymologique probable du chœur grec qu’est la khôra nous mettra sur la piste des effets de sens propres au mot khoros pour décrire des phénomènes esthétiques ici rapportés au théâtre. On proposera ensuite de décliner des opérations[3] dont les usages du khoros portent la trace dans la modernité théâtrale. Ces opérations consistent dans les façons de faire face aux formes modernes de l’effondrement social et psychique. En effet, il est une catégorie d’écrivains – Peter Weiss, Germaine Tillion, Aimé Césaire, Armand Gatti, sont de ceux-là, et c’est dans leurs œuvres que je puiserai des exemples – qui sans se satisfaire d’un simple enregistrement sismographique du réel, ont recours à des formes théâtrales entées sur l’origine au sens décrit plus haut, pour répondre à des formes majeures d’effondrement auxquelles il s’agit pour eux de faire face. Je propose de nommer leurs entreprises des dramaturgies de la reconstruction.
Le déficit de fondation
L’époque moderne a pu être à maintes reprises et dans les champs principaux des Sciences humaines caractérisée par un déficit de fondation. Sociologie : Jean Baudrillard déclare en 1976 qu’« il ne reste rien sur quoi se fonder. Il ne nous reste plus que la violence théorique[4] ». Philosophie de la culture : Hannah Arendt élabore autour des causes de la crise qu’elle diagnostique un ouvrage où elle cite en épigraphe les Feuillets d’Hypnos, contribuant à donner à la formule de René Char sa célébrité : « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Philosophie du droit : au milieu des années 1990, Mireille Delmas-Marty examine les mutations de l’action juridique (la notion de culpabilité est remplacée par celle de dangerosité, celle de punition par la normalisation ou la mise à l’écart, les juges ont recours à des sources très diversifiées et nouvelles, comme le droit à la santé) qui témoignent d’un bouleversement radical de la pyramide traditionnelle des sources du droit[5]. Littérature et arts, enfin ; dans la séance d’introduction du magistral séminaire qu’elle consacre aux conditions de possibilité de la révolte aujourd’hui, Julia Kristeva affirme :
Les artistes n’ont plus de socle. Le sol s’effondre, la fondation n’est plus. Nous sommes affrontés à la destruction de notre fondation. Quelque chose de notre socle tombe en ruines. […] La réponse en cours est infime, mais c’est tout de même un signe de vie, une promesse timide, angoissée et néanmoins existante[6].
Le constat selon lequel les zones d’effondrement psychique, social, politique, et de civilisation abondent depuis le siècle dernier est si partagé qu’il justifie un travail s’attachant à observer les façons de résister, les promesses de vitalité et de ressaisie, fussent-elles dérisoirement qualifiées de « soubresauts ». La littérature dite de témoignage et celle relevant des études postcoloniales constituent un champ d’application privilégié de cette recherche, et c’est à la croisée de ces deux champs que je situerai mon propos. Devant la faillite du système colonial, autant que devant la brutalité d’autres formes des violences historiques, il est en effet des écrivains qui tentent de mobiliser les forces de leur esprit pour penser la catastrophe et trouver la façon d’y répondre, à l’instar de William Butler Yeats qui écrit dans The Second Coming (titre traduit en français par La Seconde Venue, autrement dit la Parousie) :
Things fall apart, the center cannot hold
Mere anarchy is loosed upon the world[7]
Ces vers célèbres sont extraits d’une rêverie poétique autour du texte de L’Apocalypse de Saint Jean que Yeats contextualise par rapport à la catastrophe de la Première Guerre mondiale. La formule du premier hémistiche connaîtra une grande fortune dont témoigne sa reprise par le Nigérian Chinua Achebe qui intitula Things fall apart son roman le plus célèbre, traduit en français sous le titre Le Monde s’effondre[8].
« Les choses s’effondrent, le centre ne peut tenir » : on ne peut déterminer à la lecture si c’est parce que le monde s’effondre que le centre ne tient pas ou si c’est l’inverse. Ce que pose la césure qui partage le décasyllabe de Yeats, c’est la juxtaposition de l’effondrement du monde et de la faillite du centre à tenir : les deux phénomènes sont concomitants et Yeats se garde d’expliciter le type de relation logique qui relierait les deux termes.
Ce poème, écrit dans le contexte de la Première Guerre mondiale, dit la certitude que du cœur du chaos actuel bientôt adviendra la « Seconde Venue ». Cette pensée messianique est ensuite illustrée par l’image allégorique (fugitive et « troublant la vue » avant le retour de l’obscurité) d’un Esprit du monde incarné dans une manticore, figure monstrueuse de lion à tête d’homme, qui se dirige vers Bethléem. Cette figure allégorise la mantique, la parole prophétique.
Dans le contexte du poème, les vers de Yeats ne constituent pas un constat passif de la catastrophe où est le monde. Si le poète manifeste une sorte de nouvelle explication orphique de la terre pout des temps de catastrophe, c’est pour appuyer une opération de pensée par laquelle il se place à l’échelle du monde entier. Cette opération de pensée, il faut tenter de la qualifier : il s’agit d’une tentative d’apprivoiser le réel en nommant la catastrophe (« le monde s’effondre ») ; puis, au lieu d’énumérer les causes de cette situation, le poème passe à la monstration d’une figure qui allégorise la prophétie, et par une inversion des signes conventionnels du messianisme, multiplie les signes du malheur à venir.
En effet, le constat de la catastrophe s’écrit selon une codification culturelle des plus archaïques – celle, biblique, de l’écriture allégorique, prophétique et messianique de l’Apocalypse -, que le poète détourne à son usage propre. Le poème se conclut sur l’affirmation d’une « révélation » qui dote le poète d’un savoir nouveau : « Je sais maintenant que vingt siècles d’un sommeil de pierre tournent au cauchemar ». Yeats a recours au lexique de la transcendance emprunté à la Bible, qu’il place au service d’un savoir singulièrement commun, proche de celui, encore plus célèbre, de « l’horreur du monde » qu’évoquait Kurtz à la fin du roman de Conrad Au cœur des Ténèbres. La tâche qui incombe au poète serait de nommer la catastrophe mais aussi de fournir aux hommes des outils pour la mettre à distance ou la dominer psychiquement.
Ce que contient La Seconde Venue, c’est donc d’abord une démonstration de confiance dans les pouvoirs de nomination de la parole. Mais ce que le poème de Yeats nous permet aussi de comprendre, c’est que pour dire la catastrophe du monde en tant qu’elle est radicalement inédite et en tant qu’elle replonge le monde dans une forme de chaos, il ne suffit plus d’« être absolument moderne » comme le dénonçait déjà ironiquement Rimbaud. Il ne faut pas inventer des formes radicalement nouvelles d’expression, il faut puiser au conservatoire des formes anciennes, opérer une remontée vers les formes les plus originaires d’expression que la culture met à la disposition de l’écrivain pour se mettre au diapason de la catastrophe traversée. En somme, ne pas sauter dans l’inconnu, mais au contraire, se replier sur un savoir ancien, sur des formes anciennes, et les remodeler.
Ce poème de Yeats ainsi compris pourrait servir de boussole pour décrire ce qui se passe dans un certain nombre d’œuvres théâtrales majeures du siècle dernier qui se sont constituées dans et contre les effondrements historiques : on songe ici à celles de Césaire, alimentées à Eschyle et Shakespeare, mais aussi bien, à L’Instruction de Peter Weiss conçue à partir de L’Enfer de Dante, sur un mode très mineur à l’opérette composée par Germaine Tillion à Ravensbrück, ou à Gatti inventant les formes modernes d’un théâtre participatif populaire qui renoue avec le savoir talmudique. Empruntant à cette forme exemplairement « originaire » du théâtre qu’est le chœur dont ils réinventent l’usage sous la forme dispersée de la choralité, ces œuvres témoignent toutes de la nécessité où se trouvent leurs auteurs de renoncer aux manières d’écrire de leur temps pour tenter de trouver la réponse formelle à une catastrophe historique et existentielle perçue comme absolument inédite, cherchant ainsi la réplique verbale adéquate aux séismes ressentis, en leur opposant les puissances fragiles mais réelles d’une parole appuyée sur les formes les plus anciennes du théâtre.
C’est en ce sens que peut s’éclairer le premier verset de la première tragédie d’Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient (1946-1956), dites par une figure chorale nommée l’Écho :
Bien sûr qu’il va mourir le Rebelle. Oh, il n’y aura pas de drapeau même noir, pas de coup de canon, pas de cérémonial. Ҫa sera très simple, quelque chose qui de l’ordre évident ne déplacera rien, mais qui fait que les coraux au fond de la mer, les oiseaux au fond du ciel, les étoiles au fond des yeux des femmes, tressailliront le temps d’une larme ou d’un battement de paupière.
Saisir, par la forme la plus ancienne du théâtre occidental qu’est la tragédie, le presque imperceptible écho de l’événement catastrophique de la mort du Rebelle dans le monde : tel est le propos annoncé de la tragédie.
Que Césaire ait choisi de recourir à la forme chorale pour le dire n’est pas fortuit : le chœur est particulièrement propre à dire l’originaire. Comme l’indique son ancêtre étymologique, khoros, cette forme est essentiellement contradictoire dans ses fonctions : porteur d’une force cathartique et émotionnelle, le chœur sert aussi à briser l’illusion scénique et à mettre le spectateur à distance. Cette forme complexe, oscillant énonciativement entre le je et le nous, est fondamentalement constituée de forces contradictoires qui permettent à celui qui l’emploie de reculer les limites de ce qui peut se dire.
De khôra à khoros
Soit un article, fondamental sur la question de la traduction des métaphores du grec vers le français, paru dans un recueil de mélanges offerts à Jacques Derrida. Il est de Nicole Loraux et s’intitule « La métaphore sans métaphore ». L’helléniste s’y penche sur la langue du chœur grec. À l’issue d’un plaidoyer contre l’élucidation des métaphores, appuyé sur L’Orestie d’Eschyle, elle qualifie le chœur, qui n’est « ni acteur ni spectateur, ni dehors ni dedans » d’ « instance mobile bien propre à désarrimer les tables d’opposition les plus solidement ancrées… », à l’image de phren, mot clé des chœurs de l’Agamemnon, improprement traduit en français par diaphragme :
[…] entre sensible et intelligible, phren est le lieu d’une fondamentale indécision, à la fois organe qui sent et que l’on sent, et instance de compréhension, phren peut aspirer à la justice sans rien perdre de sa matérialité organique. […] L’intérieur de l’homme connaît la justice mais, dans le bruyant silence du corps, souffre au rythme du cœur qui s’emballe[9].
Phren livrerait donc une clé de fonctionnement du chœur grec, dont la langue et le rythme ne s’adressent ni aux sens ni à l’esprit – les deux mots devraient être laissés de côté –, mais à la synthèse perceptive bergsonienne.
C’est pour cette raison qu’il est préférable de ne pas tenter d’élucider les métaphores, et qu’il est loisible de relier khoros – le chœur dans la tragédie grecque – avec la khôra sur laquelle Jacques Derrida médite un livre durant à la faveur de sa lecture du Timée de Platon[10]. Non-lieu originaire, chaudron, creuset, lieu maternel et matriciel, khôra, comme phren, résiste à toute traduction univoque, et même à l’explication par la métaphore, qui se fonde sur les systèmes d’oppositions qui constituent et conditionnent des réflexes de pensée établis par la rationalité moderne. Le dialogue entre Nicole Loraux et Jacques Derrida se justifie par l’étymologie : khoros et khôra pourraient avoir pour origine semblable l’espace, ouvert pour khoros, délimité pour khora, en vertu de la base indo-européenne commune gher, qui signifie enceindre, enclore un espace. Par dérivation, khoros désigne d’abord l’espace infini, celui qui résiste à toute pensée de limitation et d’organisation : khaos, notre moderne chaos, remonterait à la même base étymologique[11].
Telle est l’action qu’exerce khoros sur l’esprit : celle qui oblige à prendre ses distances à l’égard des catégories bien établies par l’esthétique héritée de Hegel : épique / lyrique, action / situation, monologue / dialogue, au motif que ces catégories ne suffissent pas à dire la singularité du chœur, instance plurielle, à la fois épique et lyrique, résistant au dialogue autant qu’au monologue, apte à conduire le texte dramatique vers la poésie.
Si l’on cherche à saisir la force et la singularité d’œuvres nées sur le territoire des catastrophes historiques, sans doute faut-il se défier des réflexes classificatoires appris et travailler à déconstruire, à inventer sa méthode hors des catégories classiques de la critique théâtrale. Mais pour appréhender ce qui dans les œuvres procède des manières de surmonter un effondrement, il ne suffit pas de déconstruire : encore faut-il poser des hypothèses sur ce qui s’y construit. Pour cela, on empruntera à la phénoménologie la notion d’opération, et on s’attachera à nommer celles qui, dans les œuvres issues de moments d’effondrement, consistent à les surmonter.
Une attention à ce qui, dans et par ces œuvres, s’élabore contre les menaces d’effondrement psychique, social, culturel, nous semble fidèle au postulat de Benjamin : il s’agit d’examiner des phénomènes esthétiques à la fois dans leur contexte historique et dans leur devenir, jusqu’au présent.
Quatre opérations
Il y a parmi les œuvres littéraires du XXe siècle des objets singuliers qu’il n’est guère satisfaisant de classer parmi des genres prédéfinis, où ce qui s’exprime procède directement d’une catastrophe historique : Le Verfügbar aux Enfers de Germaine Tillion (1943), Et les chiens se taisaient d’Aimé Césaire (1943, pour l’écriture de la première version, 1956 pour la version pour la scène), L’Instruction de Peter Weiss (1966), Rwanda 94 du Groupov (1999) , les entreprises démesurées d’Armand Gatti, sont aussi de celles-là. Ces œuvres de la seconde moitié du siècle dernier peuvent certes être rapportées à des genres préexistants, théâtre documentaire, opérette, tragédie, création collective. Pourtant, une parenté plus forte que celle du genre les rassemble sous un paradigme commun qu’on propose de nommer dramaturgie de la reconstruction, dans la mesure où ce qui s’y énonce est qualifiable dans les termes d’une tentative de réappropriation symbolique de soi et du monde.
À observer les œuvres dans leur contexte de production, on distingue au moins – la liste n’est certainement pas close – quatre opérations relevant de ce processus de reconstruction. À l’instar de nœuds borroméens, elles sont indissociables dans la pratique mais distinctes à l’observation. On discernera ainsi l’opération qui consiste à nommer (ou inscrire) ; celle qui s’attache à remontrer ; celle qui cherche à revitaliser (ou redynamiser) ; celle enfin, qui œuvre à faire front, par affrontement ou par confrontation. Ces opérations entrent dans une dynamique particulière qui concourt à la singularité de ces dramaturgies, indépendamment du genre auquel elles peuvent être rattachées.
On n’affirmera pas que ces opérations sont inhérentes à l’usage de la forme chorale, qui est le point commun des œuvres que nous proposons d’examiner rapidement ici. Il s’agit plutôt de constater que la dimension chorale propre à ces œuvres donne une visibilité toute particulière à ces opérations. La raison en est que la dimension chorale les rend particulièrement analysables dans les termes de l’Ursprung : les auteurs ont recours à une forme inusitée, archaïque, parfois citationnelle, qui par sa présence infléchit ou subvertit le sens des œuvres qu’ils composent. La forme chorale relève à la fois et indissociablement de l’épique et du lyrique, de la parole individuelle et de l’expression du destin collectif, de la musique et de la poésie, du nouménal et du phénoménal. Forme ambivalente à l’extrême, elle est un équivalent dans l’ordre formel du « tourbillon originaire » évoqué par Benjamin, de sorte que par cette forme peuvent se manifester esthétiquement des urgences vitales de l’être face à la menace de l’effondrement, face à la perte de la fondation, quand même l’acte de dire « je » ne va plus de soi. Enfin, et surtout, le moment choral dans des pièces qui ne le sont pas intégralement est invariablement, dans le cas de celles ici examinées, celui d’une redistribution des données de la représentation : répartition particulière de la parole, frontalité du rapport de la scène à la salle (à la condition qu’il y ait une salle…), immobilisation du drame pour faire place à une forme de cérémonie placée au service d’une entreprise idéologique (acte de mémoire, délivrance d’un message politique) ou esthétique. Étant donné sa richesse exemplaire à cet égard, on accordera une attention toute spéciale à la première tragédie d’Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, chef d’œuvre encore un peu délaissé aujourd’hui par la critique, où la plupart de ces opérations apparaissent de manière très visible.
Nommer
Dans le contexte d’œuvres théâtrales prenant pour objet la figuration d’événements ayant trait aux extrêmes violences de l’Histoire – esclavage, colonisation, crimes de masse – la question de l’irreprésentable a longtemps constitué la voie d’accès sinon unique, en tout cas très largement dominante, de la critique. Mais dans cette hâte à souligner les apories de ces entreprises mémorielles, il semble qu’ait manqué une attention précise à l’acte de nommer : les réticences ou difficultés à exprimer l’innommable, dont témoignent bien des œuvres doivent être soigneusement distinguées des questions relatives à l’irreprésentable. Et les chiens se taisaient d’Aimé Césaire me semble illustrer exemplairement la richesse et la complexité de cette question.
De quoi Césaire nous entretient-il dans Et les chiens se taisaient, sous le rapport de la difficulté à dire ? De trois choses au moins.
D’abord, de l’ensemble des violences historiques liées à la séquence coloniale, de la traite jusqu’à la lutte pour l’indépendance. Mais ce rappel du passé est donné à la fois littéralement, dans le but de rétablir une vérité historique refoulée des manuels scolaires et des récits officiels de la Nation, et dans un sens allégorique. La pièce est construite en effet autour de la figure d’un héros-victime ; la première de ses multiples versions est achevée en 1943, au moment où les Antilles vichystes se trouvent sous la férule de l’amiral Robert : le Rebelle était alors Toussaint Louverture, et Césaire a gommé cette référence dans les versions suivantes. La pièce publiée fournit une version innommée du héros, mais le propos reste identique : il s’agit allégoriquement d’une célébration ouverte de l’acte de révolte historique.
Ensuite, Césaire nous entretient de la situation présente que vivent les colonisés, au moment où l’enjeu n’est plus l’esclavage mais la mobilisation : il s’agit alors de puiser dans l’œuvre des enseignements sur la façon d’agir aujourd’hui, pour les colonisés (il écrit la première version de sa tragédie à Fort de France durant la Seconde Guerre mondiale). Le Rebelle est la figure exemplaire d’un drame qui concerne chaque être humain aujourd’hui, et qui est celui de la révolte. À la base de ce drame, qui relève du genre épidictique, se trouve un souci de réhabilitation, ou de restauration des Noirs dans leur dignité d’hommes : cette restauration passe par de nombreuses procédures de qualification verbale si importantes qu’elles ont rendu nécessaire un magistral dispositif choral. Toutes les figures chorales convergent en effet vers celle du Rebelle dont elles illustrent et commentent verbalement les attitudes, d’une manière laudative directe ou déguisée.
Enfin, le dramaturge y exprime aussi, rarement, une vision de l’avenir, dans une visée discrètement anagogique, évoquant ce à quoi il faut croire – la construction solidaire d’un avenir meilleur, le dépassement espéré des inégalités, la société sans classes et sans races –. L’œuvre délivre donc un message qui relève de la croyance et de l’idéologie, et se trouve formulé dans les termes de l’utopie du bonheur, contrastant fortement, par la douceur, avec l’évocation concomitante des violences de l’Histoire qui en contredisent brutalement les manifestations.
La lutte contre l’innommable dont il s’agit dans cette tragédie se situe donc aux trois époques (passé, présent, avenir) que couvre l’aventure du Rebelle : l’innommable du passé colonial qu’il faut dire ; celui du présent d’un sujet traumatisé qui peine à s’inscrire ; celui de l’avenir incertain des peuples noirs. C’est tout cela que l’immense entreprise de Et les chiens se taisaient entreprend de dire, et c’est en cela qu’il peut faire figure d’analogon des dramaturgies de la reconstruction.
Dire l’innommé de l’histoire coloniale
Dans cette tragédie où Césaire retrace l’histoire des violences coloniales, le Rebelle n’a pas de nom propre. Aux multiples figures chorales qui l’entourent sont attribués des noms fonctionnels (la récitante, le chœur) métaphoriques (voix tentatrice) ou relationnels (la mère, l’amante), qui les privent délibérément de substance. Favorisée par le dispositif choral, la parole circule entre ces instances, librement, contradictoirement, enveloppant d’un nimbe lyrique le récit de l’acte par lequel le Rebelle a scellé son destin : le meurtre de son maître, l’incendie de la plantation, la capture et la condamnation à mort.
Or la fonction de ce nimbe de paroles n’est pas seulement de constituer un cadre collectif où prend place le récit du drame d’un sujet révolté. Le tissage des voix, leur indifférenciation aussi, permettent également d’exposer la force de qualification propre à la parole. Le Rebelle est nommé par diverses voix (« imminent seigneur ») et d’esclave, se trouve ainsi établi par le chœur dans sa royauté (« Il est Roi… il n’en a pas le titre mais bien sûr qu’il est Roi[12]…»). Tous les propos tenus par le Rebelle se trouvent cernés par un commentaire choral et lyrique, qui ont proportionnellement autant d’importance que le récit du drame lui-même. Par la vertu de ce dispositif, tous les actes historiques évoqués dans la pièce, de la traite à la révolte sont pris en charge par des voix plurielles, démultipliées, polyphoniques.
Ces voix forment un contre récit à l’epos colonial officiel tel que l’histoire de France le transmettait encore à des générations de Français à l’époque où Césaire écrivit sa tragédie. Ce contre récit intégralement choral donne à entendre de manière polyphonique le refus du récit de protestation de l’histoire monologique, incarnée par la voix de l’Administrateur :
Et nous leur aurions volé cette terre ?
Ah ! non ! ce n’est pas la même chose
nous l’avons prise !
À qui ?
À personne !
Dieu nous l’a donnée…
Et de fait, est-ce que Dieu pouvait tolérer qu’au milieu du remous de l’énergie universelle, se prostrât cet énorme repos, ce tassement prodigieux, si j’ose dire ce provoquant avachissement.
Oui nous l’avons prise
Oh ! pas pour nous ! pour tous !
Pour la restituer, inopportune stagnation, à l’universel[13].
C’est contre cette écriture univoque et officielle de l’histoire sous la IIIe République –pour le dire vite, contre celle illustrée par Lavisse –, qui consiste à justifier l’entreprise coloniale par une théologie du salut ou par une justification républicaine, que Césaire fait s’élever la collectivité des voix qui accompagnent le Rebelle.
Si le projet des Chiens se taisaient est en prise sur une « origine » du théâtre, c’est d’abord par la choralité qui partage les voix. Celles-ci se constituent en khora, en un chaudron de sens où se mêlent les temporalités, l’histoire tragique et l’utopie, l’intime et le collectif, le je et le nous, le lyrique et l’épique. De khora émanent les conditions de possibilités d’une requalification de l’epos du Rebelle, dans le contexte du grand cérémonial syncrétique d’un hommage funèbre.
Le théâtre césairien ne se départira jamais de la forme du cérémonial – c’est précisément là que se situe la dimension originale, au sens de Benjamin, de son théâtre –, du fait que cette forme est bien adaptée à son projet politique et poétique qui est fondamentalement celui de la création de valeur. Dans le moment, solennel ou bouffon, en tout cas officiel de la cérémonie, Césaire redonne de la valeur à ceux qui en ont été privés par l’Histoire. Cette opération passe par le rétablissement du lien culturel entre l’Afrique et les Antilles.
Ce qui relie entre eux tous les dominés, c’est en effet la perte du nom originaire, qui emblématise la perte du lien avec l’origine culturelle africaine. S’il ne préconise pas d’aller au rebours de l’histoire – à l’instar des écrivains primitivistes –, il travaille à revaloriser et à rétablir symboliquement le lien qui a été coupé par la colonisation. C’est le sens qu’il convient de donner aux scènes nombreuses de danse, de fête, de cérémonie, qui sont l’occasion d’un mélange des temporalités et des espaces. Ainsi par exemple du portrait de la révolte du Rebelle, évoqué selon les termes d’une séance d’initiation traditionnelle africaine :
C’est le jour de l’épreuve
Le rebelle est nu. Le bouclier de paille tressée est à sa main gauche…
Il s’arrête, il rampe… il s’immobilise un genou en terre… le torse est renversé comme une muraille, la sagaie est levée…[14]
S’il est loisible de parler de désir à l’œuvre dans le théâtre césairien, c’est de celui de la refondation, sur des bases neuves, d’un vivre ensemble hors de ce que Christophe nomme « la raque de l’histoire » :
Je ne sais quel gré ce peuple me saura
mais je sais qu’il lui fallait autre chose qu’un commencement
quelque chose comme une naissance.
Que de mon sang oui, que de mon sang
je fonde ce peuple[15].
Ce désir de refondation expressément qualifié de naissance (en référence possible au mouvement de la Harlem Renaissance), passe par la réactivation imaginaire d’une histoire fondatrice prise en charge par de multiples voix dispersées à l’extrême, tantôt harmonieuses, tantôt dissonantes, et offrant une alternative à l’histoire monologique et officielle. C’est pourquoi le théâtre césairien n’est pas étroitement logocentrique : il se trouve partagé entre logos et eikon, entre profération poétique et scènes de danse : la méditation politique s’y trouve toujours accompagnée d’un grand cérémonial choral.
…
Ouvrant le texte vers le poème et la polyphonie, défaisant les assignations identitaires, la forme chorale serait donc particulièrement apte à porter le projet d’une saisie formelle de « l’innommable » des catastrophes. Deux exemples supplémentaires devraient permettre de saisir ce tropisme de la nomination qui caractérise bien des formes de théâtre participatif politiquement engagé, depuis le milieu des années 1980 qui voient justement se développer, à la suite du moment de la décolonisation, le moment des études mémorielles qui prennent d’abord pour objet principal d’étude l’extermination des Juifs d’Europe, pour s’étendre ensuite aux autres moments de violence de l’histoire du XXè siècle. Dans les deux cas que je présenterai ici, c’est par un détour vers des formes originaires de nomination, l’une prise dans un complexe canevas symbolique, l’autre très simple et dépouillée, que s’opère l’acte de mémoire que prétendent effectuer les auteurs.
Exemplaire de l’usage polyphonique du chœur, l’étrange mais difficilement contournable œuvre d’Armand Gatti intitulée Le Chant d’amour des alphabets d’Auschwitz se présente ouvertement comme une méditation sur l’acte de nommer. Exactement contemporaine des débuts des travaux sur la mémoire culturelle en France et en Allemagne dont on sait que le point de départ fut l’Historikerstreit, la « querelle des historiens » sur l’extermination des Juifs d’Europe (1985), elle fut composée en 1988 et représentée en février 1993 sous la forme d’un parcours théâtral de dix heures dans sept lieux différents de Seine Saint Denis. On observera qu’avec Charlotte Delbo et Liliane Atlan, Gatti est le seul auteur français dont les œuvres sont étudiées dans l’ouvrage collectif Staging the Holocaust, un classique des Genocide Studies, ce qui justifie qu’il en soit fait état ici[16].
Dans cette inclassable pièce chorale, des « alphabets » remplacent les personnages, les actes deviennent des « chapitres » indépendants les uns des autres, au service d’une lecture « talmudique » de l’événement. L’argument en est la rencontre de dix « personnages » nommés alphabets qui se rassemblent pour faire la mémoire de la vie endurée à Auschwitz. Les alphabets tentent d’inscrire des faits qui s’y déroulèrent durant les 1059 jours – la sélection, les tentatives d’évasion, les tortures, les expériences, le rôle de la musique etc. –. Les alphabets disent qu’ils tentent d’écrire, racontent par bribes des histoires singulières, mises en miroir avec la Bible, la Kabbale, la Torah. À l’impossibilité de représenter l’extermination il est ici répondu par des éclats de témoignages et par un appel au déchiffrement symbolique, dans un déchaînement de références culturelles et historiques dominées par les livres saints :
Les Trois Livres ont été brûlés à Auschwitz avec ceux qui y croyaient – et ceux qui n’y croyaient pas. Les mondes qui auraient dû naître de leur fumée sont restés sans nom. Ils sont devenus l’innommable – et plus inadmissible encore, aujourd’hui, l’Innommé[17].
L’acte de nommer est une manière de répondre à l’anéantissement de la culture : pour réaliser ce projet, la forme chorale permet de produire une polyphonie de références culturelles. Dans l’œuvre monumentale et obscure de Gatti, toute action disparaît au profit de l’élaboration d’un contrefeu choral à la barbarie qui est constitué de multiples références culturelles et symboliques difficilement déchiffrables. La lisibilité problématique de cette œuvre explique qu’elle demeure dans les marges du canon littéraire. Elle demeure néanmoins un mode d’inscription du phénomène nommé Auschwitz.
L’entreprise de Gatti est explicitement reliée, dans la note de présentation des Œuvres complètes, aux Livres prophétiques de la Bible :
Ce devait être une pièce sur Job. Son fumier et sa révolte (contre Dieu). Mais Job n’existe pas sans le Livre qui le dit. Et le Livre de Job (comme tous les livres prophétiques, comme la Torah, comme les Écrits) a été brûlé à Auschwitz « avec ceux qui y croyaient et ceux qui n’y croyaient pas ». Où chercher Job alors, sinon dans la fumée (du crématoire) et dans les cendres dispersées : dans « l’Innommable[18] » ?
S’il y a de l’originaire, c’est ici dans deux sens possibles. D’abord, le projet est qualifié, dans la note liminaire, de retour « au tohu bohu initial » et à « l’avant de tout langage[19]». Mais surtout, c’est dans la dimension anti-aristotélicienne de l’entreprise que demeure sa force originaire. Sapant toutes les coordonnées traditionnelles du théâtre, l’œuvre cède l’initiative aux mots et aux énonciateurs, laissant l’acte de dire l’emporter sur le dit. C’est dans la seule dimension de la performativité qu’elle prend, et même qu’elle peut prendre du sens : Le Chant d’amour des alphabets d’Auschwitz est une œuvre chorale lâchée dans le tissu urbain d’une partie populaire de la banlieue parisienne, dispersée sur plusieurs lieux, une école à Drancy, l’hôpital psychiatrique Ville Evrard, deux bibliothèques municipales, un centre culturel et l’université Paris 8. Le dit importe moins ici que l’acte de nomination et l’acte de dire. Durant le moment de la représentation, démultiplié par les sept lieux distincts où elle s’est déroulée, c’est une sortie du temps du travail que cette opération impose. Avec cette œuvre, on entre dans ce temps du sacré que définit Bataille[20], qui met entre parenthèse le quotidien à la manière d’un happening concerté. Soudaine, éruptive, délocalisée, l’œuvre épouse ce « tourbillon » originaire évoqué par Benjamin, révoquant les personnages, annulant la scène, se réduisant à une activité de nomination : « De A à Z, AuschwitZ, lui aussi, parcourt à sa façon l’Alphabet[21]», affirme Gatti.
Tournant résolument le dos à toute tentative de représentation de l’extermination, l’auteur rend à sa manière hommage aux victimes, dans un propos qui est explicitement rapporté à un trouble originaire auquel le mot Auschwitz, selon Gatti, nous reconduirait nécessairement : le « trouble du jour et de la nuit, l’angoisse atavique du deuxième verset de la Genèse, le tohu-bohu vide, écrasé sous l’esprit de Dieu, et l’esprit (encore, ou déjà éteint) de l’homme absent. »
Cette tentative chorale correspond-elle à un désir de retour à un théâtre originaire ? Située dans la lignée des expériences de création collective des décennies précédentes mais en prise directe sur les préoccupations du présent, elle a sans aucun doute été rendue possible par des entreprises très connues et unanimement saluées comme l’Orghast de Peter Brook, performance dans une langue inventée par Ted Hughes, ou la trilogie grecque d’Andrei Serban représentée en grec ancien à la MaMa. Dans tous ces cas, c’est d’une réinvention radicale de l’art du théâtre hors des catégories aristotéliciennes qu’il s’agit, sous l’effet des avancées du Performance Art américain et européen de la décennie précédente. C’est aussi de l’invention d’une langue nouvelle qu’il s’agit, incompréhensible pour les auditeurs. Il faudrait donc parler ici d’une lignée d’un théâtre moderne en prise sur l’originaire, dont la généalogie demeure à établir, qui remonte au moins aux expériences et théories d’Artaud, référence majeure des inventeurs de création collective. Gatti ne se singularise donc guère par l’importance accordée à un texte indéchiffrable dont il réaffirme la centralité et qu’à sa manière il sacralise. Mais là où il se distingue, c’est dans l’importance qu’il accorde à l’acte de nommer dans une entreprise artistique qui se consacre à la mémoire d’une catastrophe historique. Le paradoxe est que cette entreprise de nomination passe par un dispositif symbolique d’une opacité décourageante.
L’importance accordée à la nomination se retrouve, à la fin de la décennie, dans l’une des œuvres majeures de la décennie qui est Rwanda 94 du Groupov, œuvre magistrale faisant la mémoire du génocide rwandais sous la forme d’une enquête journalistique menée sur ses causes et son déroulement. Mais à l’inverse du travail de Gatti, l’acte de nommer s’y traduit par une cérémonie très sobre à la mémoire des disparus de Bisesero sur laquelle se clôt le spectacle. L’acte de nomination se trouve réduit à son expression la plus simple dans une cérémonie chorale de simple rappel des noms, les énonciateurs belges et rwandais étant face au public, accompagnés de musiciens situés sur le côté de la scène. Cette scène finale, intitulée La Cantate de Bisesero[22] est un hommage aux victimes d’un massacre qui fit 60 000 victimes en quatre jours à Kibuye, du 27 au 30 juin 1994. Rwanda 94 s’achève ainsi sur une litanie de noms psalmodiés par le chœur des acteurs placés face au public. L’immense dispositif de fiction dramatique et de spectacle épique qui précédait a disparu, pour laisser la place à une cérémonie sans apprêt. Le cérémonial choral consiste à offrir, dans l’acte d’énonciation, une apparence d’inhumation aux morts privés de sépulture.
L’opération consistant à nommer pour inscrire symboliquement les noms des victimes tient de l’esthétique de la lamentation religieuse. Nommer, ici, c’est indiquer symboliquement la possibilité de rétablissement d’un ordre qu’une catastrophe a détruit ; c’est refaire à l’envers le chemin qui a conduit à la disparition des corps et à leur indistinction en les renommant individuellement. Le Groupov renoue ici avec une fonction ancienne du chœur grec, celle que l’on trouve à l’œuvre à l’exodos de l’Antigone de Sophocle par ces mots du coryphée répliquant aux lamentations de Créon : « Le présent attend des actes[23] » ; il convient d’enterrer les morts. Telle est la leçon anthropologique de cette cérémonie funèbre, exemplaire de la force performative de l’opération de nomination, qui consiste à pallier les défaillances du fonctionnement social.
« Au théâtre, tout est suspect sauf le corps[24] », déclarait Louis Jouvet. Faut-il rappeler que toute cérémonie au théâtre n’est qu’une imitation de rituel, que toute performativité est imitée, et partant démonétisée par rapport au monde réel ? Pour cette raison, Rwanda 94 pourrait bien manquer l’objectif annoncé en sous-titre : « tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants ». Mais comme celle de Gatti, elle est symptomatique d’une époque où la nomination est l’une des modalités d’expression possibles du travail de la mémoire dans les pratiques artistiques politiquement engagées, sous l’effet direct des recherches de la psychanalyse dans ce domaine[25]. Surtout, Rwanda 94 a incontestablement fait œuvre de remontrance politique, à l’instar du travail de Césaire. Chez tous ces auteurs, l’opération de nomination transforme le drame en une cérémonie chorale, renouant avec la force cultique du chœur antique, auquel Jacques Delcuvellerie fait explicitement référence.
Remontrer et faire front
Rwanda 94 et Le Chant d’amour des alphabets d’Auschwitz sont exemplaires de l’acte de remontrer aux deux sens possibles de ce verbe. La performance du chant d’amour à l’échelle du département de la Seine saint Denis, de Montreuil à Saint Denis est un acte de remontrance adressé à la ville de Paris par le conseil municipal de la ville de Montreuil, qui commande cette performance à Gatti en réaction à l’absence de commémoration officielle du cinquantenaire de la rafle du Vel d’hiv.
Rwanda 94 remontre au spectateur les traces, les fragments, les signes et les simulacres, proposant certes des interprétations de l’événement, mais sans l’emprisonner dans un système clos de signification. En outre, l’œuvre fait ouvertement remontrance aux puissances politiques et médiatiques occidentales.
Ces deux traits se retrouvent dans L’Instruction de Peter Weiss, œuvre de théâtre documentaire constituée des minutes du procès de Francfort qui confronta victimes et bourreaux d’Auschwitz. Avec cette pièce, Peter Weiss déclare élaborer
[…] une Divine Comédie des temps modernes, « un théâtre du monde » qui serait en quelque sorte une anti-divine comédie, libre de toute métaphysique, et consacrée aux victimes comme aux bourreaux de notre temps, le paradis étant celui des bourreaux qui après leurs crimes continuent de vivre éternellement impunis, l’enfer celui des victimes qui n’obtiendront jamais réparation de leurs souffrances[26].
L’Instruction ne démontre rien : l’œuvre montre. Montage et collage ont pour effet de souligner la force des échanges et de procéder à une reconstruction des minutes du procès par diverses manipulations qui se rapportent toutes à deux gestes fondamentaux, la condensation et le déplacement. Cette recomposition conduit à des effets de sens très concrets, Weiss mettant l’accent sur des cas et situations précisément détaillés. Ainsi, il remontre le procès de Francfort, sans chercher à le représenter. L’esthétique de L’Instruction est placée au service d’une éthique de l’accusation. Weiss accuse les traits des bourreaux et ceux des victimes, au moment même du déroulement du vrai procès, alors que la presse allemande se faisait l’écho de la mansuétude des juges à l’égard des accusés, et s’attachait – à gauche, principalement – à dénoncer leurs plaidoyers en faveur de la prescription. Weiss dans sa pièce souligne l’irréparable de ce qui est mis devant la justice des hommes, dont il accuse la défaillance.
La dimension chorale de la pièce donne à l’œuvre de Weiss la force frontale d’une réponse concrète au déni de justice. Il s’agit de frapper les mémoires, de faire une œuvre inoubliable. L’opération de remontrer est à la fois éthique et esthétique. Elle ne vise ni la réconciliation, ni l’apaisement : elle est en place pour lutter contre l’oubli, et se combine heureusement avec l’opération qui consiste à faire front.
La pièce de Peter Weiss a été créée quasi simultanément sur seize scènes européennes différentes, fédérant parmi les plus grands metteurs en scène de l’époque, parmi lesquels Ingmar Bergman en Suède, Erwin Piscator en Italie, Gabriel Garran en France. Que les spectateurs aient été garants ou non d’une promesse de mémoire, que l’œuvre ait été réparatrice ou non, demeure une certitude : elle a été conçue pour faire front et même, en l’occurrence, front commun.
L’acte de faire front se saisit selon deux modalités qu’on propose de nommer l’affrontement et la confrontation pour désigner les versants respectivement subjectif et objectif de cette opération qui suppose la conflictualité. Confronter, ou se confronter, suppose le face à face contradictoire avec une altérité. Affronter, ou s’affronter à, est tolérant à l’idée d’une lutte intérieure : on affronte ses démons, son identité vacillante. Ce faisant, on peut rencontrer la nécessité de parler aussi au nom d’autrui : Aimé Césaire, devient le porte-parole des sans voix pour faire face à l’effondrement psychique qui le guette jusqu’à la tentation de suicide qui fait suite à l’écriture du Cahier d’un retour au pays natal. Pour Césaire, la reconstruction de soi et celle du monde, l’affrontement et la confrontation, sont indissociables : c’est dans sa tragédie Et les chiens se taisaient qu’il met en pleine lumière la singularité d’un processus qui demeure aux limites de la conscience.
Et les chiens se taisaient, dont il a déjà été largement fait état ici, fera à nouveau office d’œuvre de référence pour cette opération. L’œuvre expose et décrit la révolte comme une séquence répétitive incarnée par la gestuelle du Rebelle, à plusieurs reprises au cours de la pièce : reptation, redressement, passage à l’équilibre, chute en arrière, reprise de la reptation, ad libitum. Cette séquence est suffisamment complexe pour inclure un fantasme d’abandon mélancolique et sa contrepartie dynamique. Incarnée dans un personnage, la séquence de la révolte est également interprétable en termes de processus analytique : passage par l’anxiété, le silence, incapacité de parler, puis déblocage de la parole, anamnèse, régression à l’enfance, projections de fantasmes tour à tour rassurants et angoissants, présence obsédante et démultipliée des figures féminines. Mais ce drame intérieur est sublimé en drame historique de tout un peuple soumis à l’esclavage : c’est la coïncidence des deux passions, historique et psychique, qui constitue le cœur de la tragédie du Rebelle et qui fait de cette pièce le chef d’œuvre d’Aimé Césaire. Dans cette œuvre s’exposent exemplairement les deux versants du faire front : l’expérience intérieure permet de dire le destin de toute une collectivité. La solution formelle inventée par Césaire pour ouvrir cette expérience aux dimensions mythiques d’une aventure collective est le dispositif choral qui transforme la pièce en poème, et défait les catégories classiques du drame.
Revitaliser
Dans la pièce de Césaire, Le Rebelle s’effondre et se redresse à de multiples reprises, aidé par les voix chorales qui accompagnent sa passion. Ainsi soutenu, il peut halluciner une mort glorieuse et cosmique, émancipée du cul-de-basse-fosse, le sinistre « barathre des épouvantements » où il croupit : « (à ce moment le Rebelle se redresse) […] aïe, je marche dans des piquants d’étoiles. Je marche… j’assume… J’embrasse… [27]».
La mort du Rebelle est exemplaire de l’entreprise de revitalisation à l’œuvre dans la pièce. Dans une tonalité antihéroïque, et avec une petite œuvre totalement dépourvue de prétention ou d’ambition littéraire, c’est de la même opération qu’il s’agit dans l’opérette que Germaine Tillion nomme Le Verfügbar aux enfers, pièce sous-titrée « Une opérette à Ravensbrück ». L’auteure en explique sobrement l’intention par ces mots :
J’ai écrit une opérette, une chose comique, car je pense que le rire, même dans les situations les plus tragiques, est un élément revivifiant[28].
Si cette œuvre est singulière, c’est qu’elle ne peut être comprise en dehors des conditions de son énonciation initiale, et ceci selon deux moments distincts : celui de sa composition et celui de son exécution. Déportée à Ravensbrück, Germaine Tillion y fut affectée au tri des vêtements. Elle prit la décision de composer son opérette, l’anecdote est connue, dissimulée dans un grand carton d’emballage, et entreprit ensuite de la faire apprendre par ses codétenues qui, les témoignages à ce sujet semblent concorder, ont fredonné les mélodies et « sous-joué » des parties de l’opérette, comme « sous le manteau ».
Preuve de la vive mémoire et de l’éducation musicale de Germaine Tillion, Le Verfügbar aux Enfers est une opérette tramée sur un propos très simple : un savant zoologue, qui fait office de présentateur, détaille sous les yeux du public et en présence de deux chœurs de détenues les caractéristiques d’un étrange animal nommé le Verfügbar (allemand pour « disponible », le mot était utilisé pour désigner les personnes corvéables dans le camp de Ravensbrück). Aux chœurs des détenues revient de chanter des airs d’opérette et des chansons composées par Tillion et ses camarades de déportation.
Les trois actes, écrits en dix jours, constituent un document de première main sur la vie du camp, sur les humiliations subies par les femmes, sur les catégories en vigueur dans le camp. Mais outre que l’œuvre constitue un témoignage exceptionnel, c’est dans ses conditions d’exécution et dans son intention que réside toute son originalité et qu’elle accède aux qualités d’une sorte de chef d’œuvre honteux, que Germaine Tillion a longtemps refusé de publier.
Le Verfügbar aux Enfers terminé, Germaine Tillion le fait circuler sous le manteau parmi ses codétenues, qui le lisent, en retiennent des passages, en apprennent par cœur et fredonnent tel ou tel morceau. Jamais la pièce n’a été jouée au sens strict et achevé du terme, dans le camp de Ravensbrück. Mais ayant circulé de main en main, des semaines durant, elle a créé une forme de lien vital entre les détenues.
Le destin de cette pièce, dépourvue de toute ambition littéraire et œuvre d’une immense envergure humaine, fut de ne pas être joué dans le camp, mais d’exister comme objet symbolique que l’on a fait circuler, que l’on s’est récité, autour duquel on a parlé, et qui a permis de se remémorer un fonds culturel commun, selon un procédé, bien documenté dans l’histoire des camps, de résistance par la culture[29]. Les deux chœurs prévus dans le texte de la pièce existent ainsi réellement dans sa performance quotidienne. Le cahier mis en circulation appartient autant à Tillion qu’au groupe tout entier auquel il est adressé et au sein duquel il prend sens. Cet objet talisman exemplifie l’opération de revitalisation – l’adjectif « revivifiant » qu’emploie Tillion est, par son étymologie, bien ajusté à son intention – qui procède d’une attitude de résistance et contient l’amorce d’une reconstruction psychique sur les lieux mêmes de l’entreprise de destruction. Par le moyen de cette circulation, les détenues redeviennent résistantes ; par le rire qu’il est censé déclencher chez elles, elles se redynamisent. L’aventure de ce livre objet, les circonstances de sa production et de son exécution, fournissent une illustration possible de la force revitalisante de la littérature.
L’histoire de cette œuvre est caractéristique d’un usage possible de la littérature dans des circonstances existentielles et historiques extrêmes. Claude Mouchard montre une sensibilité forte à cette problématique des conditions très particulières d’énonciation de la littérature de témoignage :
Les œuvres témoignages furent, dès l’instant où elles se formèrent sur le fond de cette décomposition, des actes de reconstruction, si désespérés qu’ils aient pu être. Nous le sentons bien en les lisant, en les écoutant. Ils impliquent du regard, de l’écoute – une attention enfin, dont nos lectures et nos propos ne sont qu’une réalisation imparfaite […] ils ont en eux – comme une menace irréductible – les traces d’une volonté destructrice qui comportait de maîtriser ou de détruire […] tout appel à un ailleurs ou à un avenir.
Mouchard ajoute ce point fondamental :
C’est sur un fond de destruction que les témoignages et les œuvres se sont formés ou projetés, hallucinatoirement parfois. Ils demeurent comme des liens, des vrilles aériennes ne sachant à quoi (au-delà de la mort de leurs auteurs) s’attacher. Et nous sommes là, nous – quiconque[30].
Cet « appel à un ailleurs ou à un avenir » s’effectue dans l’acte qui consiste à tenter de fonder ou refonder, dans l’ici et maintenant du camp, une manière de vivre ensemble. Tel fut l’accomplissement de Germaine Tillion. Elle a trouvé dans le théâtre le moyen d’en tenter l’expérience : elle a puisé dans sa mémoire, mélodies, chansonnettes, vers de mirliton, placés et recyclés dans ses chœurs. Dans ces circonstances extrêmes, elle a fait un usage joyeux, radicalement non pathétique, d’un outil qui lui a permis de chanter les limites, les impossibilités et les possibilités du vivre ensemble : la forme chorale. En 1976, René Kaës affirmait que « [l]a grande affaire qui mobilise tous les sujets d’un groupe est la passion de ne faire qu’un », et il ajoute que selon lui « [l]a communauté est le rêve profond du groupe[31]. » Un an plus tôt, Didier Anzieu affirmait sur ce qu’il nommait pour sa part « l’illusion groupale » :
L’illusion groupale répond à un désir de sécurité, de préservation de l’unité moïque menacée ; pour cela elle remplace l’identité de l’individu par une identité de groupe : à la menace visant le narcissisme individuel, elle répond en instaurant un narcissisme groupal[32].
Par ce recours à l’invention d’une petite œuvre délibérément légère, Germaine Tillion a pu, dans l’hic et nunc du camp, cimenter l’unité d’un groupe des femmes menacées dans leur intégrité physique et psychique par les conditions de vie du camp, et revitaliser par la force de l’humour les individualités menacées. Dès lors, cette œuvre qu’on feuillette, revêt tout à coup l’importance émouvante d’une œuvre témoin de la résistance à un drame, et pourvue d’une valeur anthropologique. Elle confirme à sa manière tranquille et forte l’hypothèse ontologique que poursuit inlassablement Jean-Luc Nancy selon laquelle il n’est d’être concevable qu’en tant qu’être-avec : l’idée d’un théâtre originaire trouve peut-être sa plus belle illustration dans cette récitation clandestine et murmurée, hors de portée des surveillantes, de chansonnettes remises dans les mémoires de quelques poignées de détenues de Ravensbrück, discrètement rassemblées non pas pour faire de l’art, mais simplement pour continuer de tenir ensemble.
….
Dans les limites de cet article, il n’était guère possible de présenter le détail des opérations qui entrent dans le processus de reconstruction. Nommer gagnera à être rapproché de l’acte d’inscription dont parle éloquemment Jean-Claude Mathieu dans son dernier ouvrage, Écrire inscrire – et qui relie son intérêt pour l’inscription à un traumatisme remontant à son enfance[33]. Remontrer, qui a été rapproché ici des questions de la réparation et de la revendication, pourrait être exploré en direction de la monstration et de l’acting out de la psychanalyse, exploité par les théoriciens de la postmémoire[34]. Enfin ces opérations devront être examinées de manière systématique sous l’angle de la performativité de la parole, condition pour étendre l’exploration à d’autres genres littéraires que le théâtre.
Dans les cas singuliers brièvement présentés, le sujet a trouvé par l’écriture la force de transformer son drame en parcours exemplaire : ce sont les trajectoires de Germaine Tillion, d’Aimé Césaire, de Peter Weiss, préoccupés autant – et peut-être davantage – par le tenir ensemble que par le si fameux vivre ensemble qu’affectionnent tant de théoriciens du théâtre.
Penser les opérations qui ont lieu dans l’acte d’écrire – en l’occurrence d’écrire pour reconstruire –, c’est se placer aux points stratégiques de l’énonciation : c’est inclure la dimension de l’inconscient et de la conscience du sujet écrivant (nommer, revitaliser), c’est aussi se placer en aval, considérer l’œuvre achevée et ses effets, dans le moment décisif d’un affrontement avec l’extérieur (remontrer, faire front). C’est concevoir le travail d’écriture comme une forme de l’extase au sens, que Georges Bataille emprunte aux mystiques, d’une sortie de soi pour objectiver et maîtriser ce qui relève du pulsionnel. C’est rappeler que la littérature, issue de fantasmes et de rêveries privés, ne peut exister sans l’effort qui consiste à élaborer les conditions de possibilité du partage d’une expérience qui ne vaut d’être transmise que si elle s’effectue aux limites de la pensée.
La présente tentative consistait à penser la question de l’originaire dans ses rapports avec les formes théâtrales : croiser au départ la pensée de l’origine proposée par Benjamin dans le sillage de Nietzsche et la réflexion de Jacques Derrida sur khora permettait de décrocher l’origine du commencement, pour désigner un phénomène à la fois historique et transcendant l’histoire : il y a de l’original, dans des œuvres singulières, dans des moments d’effondrement historique où l’on ne parvient à nommer ce qui advient qu’à la condition de recourir à une forme esthétique alternative, radicalement nouvelle (et non pas neuve), propre à « désarrimer les tables d’opposition » du régime de la pensée ordinaire. Telle est la forme chorale : une des traductions esthétiques possibles de cet affleurement du tourbillon originaire qui s’approche au plus près du réel. Pour ces « résistants psychiques » que sont Aimé Césaire, Armand Gatti, Peter Weiss, Germaine Tillion et bien d’autres, le recours à la forme chorale fut une solution esthétique choisie face à l’effondrement, pour esquisser le mouvement vital de reconstruction de soi et du monde.
| Martin Mégévand
Notes
[1] Walter Benjamin, L’Origine du drame baroque allemand [1928], trad. Sybille Muller et André Hirt, Paris, Flammarion, 1985, p. 43-44.
[2] Voir notamment les travaux de John D. Pizer parmi lesquels un article déjà ancien mais toujours éclairant intitulé « Goethe’s Urphänomen and Benjamin’s Ursprung : a reconsideration », Seminar, Journal of Germanic Studies, university of Toronto Press, n°25 (1989), p. 205-222 ainsi que Toward a Theory of Radical Origin : Essays on Modern German Thought, University of Nebraska Press, 1995. Voir aussi Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Le Seuil, collection « La couleur des idées », 1992, rééd revue et augmentée, Gallimard « folio » 2006.
[3] Il s’agit d’opérations de l’esprit dont les traces sont repérables dans une œuvre littéraire ou artistique.
[4] Jean Baudrillard, L’Echange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p.13.
[5] Mireille Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Le Seuil, 1994.
[6] Julia Kristeva, Sens et non sens de la révolte, Pouvoirs et limites de la psychanalyse, Paris, Fayard,1995, p. 26.
[7] William Butler Yeats, The Second Coming, publié dans le recueil Michael Robartes and the Dancer, Churchtown, Dundrum, The Chuala Press, 1920 ; disponible en ligne :
http://www.theotherpages.org/poems/yeats02.html.
[8] Chinua Achebe, Things fall apart, London, Heinemann Publishers, 1958 ; trad. française Michel Ligny, Le Monde s’effondre, Paris, Présence africaine, 1966 ; retraduit en 2014 par Pierre Girard sous le titre Tout s’effondre aux éditions Actes Sud.
[9] Nicole Loraux, « La métaphore sans métaphore », Revue philosophique n°2/1990, pp. 248-268. Passage cité p. 251.
[10] Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993.
[11] Selon une recherche non publiée du sémioticien et helléniste Michel Costantini (université Paris 8, septembre 2013) : « χορός est rapporté à la racine indo-européenne *ǵʰer-/*ǵʰor/ *ǵʰr (degré ø), “enceindre”. Le premier emploi attesté de χορός (dans L’Iliade) désigne un emplacement, une place, ce qui nous rapproche bien de khôra (l’espace limité, rapporté par Bailly à la base kha- être ouvert, qui donne aussi Khaos, chaos). Les deux termes en question auraient donc pour base commune *ǵʰer-, au degré o, donc *ǵʰor-. »
[12] Aimé cÉsaire, Et les chiens se taisaient, tragédie, Paris, Présence Africaine, [1956] 2008, p. 90.
[13] Aimé Césaire, ibid., p.10
[14] Aimé Césaire, ibid., p.83
[15] Aimé Césaire, ibid., p.61-62
[16] Dorothy Knowles, “Armand Gatti and the silence of the 1059 days of Auschwitz”, in Claude schumacher (ed.) Staging the Holocaust, Cambridge Studies in Modern Theater, Cambridge Univ Press, 1998.
[17] Armand Gatti, Le Chant d’amour des alphabets d’Auschwitz, dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Verdier, 1991, p. 1053.
[18] Armand Gatti, ibid., p. 1015.
[19] Armand Gatti, id.
[20] Voir Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, Paris, Skira, 1955.
[21] Armand Gatti, ibid., p. 1020
[22] Rwanda 94, spectacle fleuve du collectif belge groupov présenté au public de 1999 à 2004. Œuvre publiée aux Éditions théâtrales, collection « Passages francophones », sous le titre Rwanda 94, Paris, 2000.
[23] Sophocle, Antigone, in Tragédies, traduction Paul mazon , Les Belles Lettres, 1962, rééd. Paris, Gallimard, coll. Folio n°360, 1973, avec préface de Pierre vidal naquet, p. 139.
[24] Louis Jouvet, Le comédien désincarné, Paris, Flammarion, 2002, p.162.
[25] Après l’ouvrage d’Alexandre et Margarete Mitscherlich, Le Deuil impossible, les fondements du comportement collectif [1967], Paris, Payot, 2005, on peut citer le séminaire que Jacques Lacan consacre au Réel, au Symbolique et à l’Imaginaire (séminaire RSI), en 1974 1975.
[26] Peter Weiss, cité par Denis Bablet dans « L’Instruction de Peter Weiss », in Les Voies de la création théâtrale n°2, Paris, CNRS éd., 1970, p.158. Je souligne.
[27] Aimé CÉsaire, Et les chiens se taisaient, Paris, Présence africaine [1956], rééd. 2008, p.118.
[28] Germaine Tillion, Une opérette à Ravensbrück : le Verfugbar aux Enfers, Paris, Seuil coll. Points, 2007, préface, p.11.
[29] Sur cette façon de résister par la récitation de poèmes, voir Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Gallimard, 1994 ; Ruth Klüger, Refus de témoigner, Paris, V. Hamy, 1997 ; Armand Gatti, La Parole errante, Paris, Verdier, 1999.
[30] Claude Mouchard, Qui si je criais… ?, Paris, Laurence Teper, 2007, p. 78. Je souligne.
[31] René Kaës, L’appareil psychique groupal, Paris, Dunod, [1976] 2000, p. 102.
[32] Didier Anzieu, Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod, 1975, p.83.
[33] Jean-Claude Mathieu, Écrire, inscrire, images d’inscriptions, mirages d’écriture, Paris, José Corti, 2010, p.10.
[34] Marianne Hirsch, The Generation of Postmemory, New York, Columbia University Press, 2012.
Pour citer cet article
Martin Mégevand, « Formes chorales originales, poétiques de la reconstruction – Les exemples de Césaire, Gatti, Weiss et Tillion », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 3 [en ligne], mis à jour le 01/01/2017, URL : https://sht.asso.fr/8334-2/