Revue d’Histoire du Théâtre • N°299 T2 2024
Introduction
Par Joël Huthwohl, Agathe Sanjuan
Résumé
Le numéro 299 de la Revue d’Histoire du Théâtre, intitulé « Pour une histoire des metteuses en scène » choisit d’ouvrir largement le champ d’étude et d’explorer quelle a été la place des femmes dans la mise en scène en France du XVIIe siècle au début du XXIe siècle. De nombreuses personnalités apparaissent avec des parcours et des œuvres variées. Des mouvements et des tendances se dessinent et posent les premiers jalons d’une histoire essentielle, enfin visible, première étape vers une histoire mixte au plein sens du terme.
Texte
nous avons rencontré l’histoire, là où nous ne l’attendions pas
Le rapport de Reine Prat de 2006[1] sur l’égalité femmes-hommes dans le monde du théâtre en France a été à la fois le révélateur d’une situation encore très déséquilibrée et le déclencheur de changements importants dans les nominations à la direction des lieux de production et de programmation de spectacles notamment. L’année suivante, en conclusion du troisième volume de Mise en scène et jeu de l’acteur intitulé Voix de femmes, Josette Féral fait elle aussi le constat qu’une mutation profonde est à l’œuvre en Europe et aux États-Unis depuis plusieurs décennies se traduisant par une plus grande présence et une plus grande visibilité des metteuses en scène, sous l’effet notamment des mouvements féministes. Depuis une vingtaine d’années, la place des femmes dans le monde du théâtre a donc évolué et elle progresse encore aujourd’hui. Pour Josette Féral, ces bouleversements sont teintés de « nostalgie »[2], d’où sans doute son choix de conclure son ouvrage par un retour sur le passé, par la volonté d’aller au-delà du « pouls actuel de la profession » et de faire le pont « entre les discours féministes des trente dernières années et les propos tenus par les metteures en scène ». Ce parti pris l’amène de manière surprenante à considérer le sujet sur la très longue durée et à remonter jusqu’aux comédies religieuses de Hrosvitha au Xe siècle avant d’aborder le passé proche, mouvement qui témoigne d’un désir in fine d’histoire, d’histoire du théâtre, presque un repentir. Cette même année 2007, un autre recueil d’entretiens avec des metteuses en scène paraît dans la revue OutreScène. Dans son introduction, Anne-Françoise Benhamou semble elle aussi être rattrapée par l’histoire : « au cœur de ces questionnement parfois intimes, nous avons rencontré l’histoire, là où nous ne l’attendions pas »[3]. De nouveau il s’agit essentiellement de relier la question de la mise en scène par des femmes à celle des mouvements féministes, sujet rarement abordé par la recherche, si ce n’est en 1995 dans la revue Études théâtrales intitulée Femmes de théâtre. Pour une scène sans frontière[4] consacrée aux metteuses en scène et aux autrices contemporaines en Europe. Cette dernière se fixait comme point de départ l’année 1965, date de la création de Des journées entières dans les arbres de Marguerite Duras, même si Philippe Ivernel dans son ouverture rappelle aussi les figures marginales de Nelly Roussel et Véra Starkoff. Un désir d’histoire restait à combler.
Malgré tout, dans les dernières décennies, peu d’historiennes ou d’historiens en France se sont penchés sur les archives pour faire le récit et l’analyse de la place des femmes sur les scènes depuis les années 1960, encore moins pour les siècles précédents. Les recherches de Raphaëlle Doyon sur Suzanne Bing apparaissent dans ce contexte comme un tournant[5]. Dans l’ombre sacrée du maître du Cartel, Jacques Copeau, apparut alors à la lumière une figure féminine dont le rôle méritait d’être étudié avec méthode à partir des sources, afin d’être complètement réévalué. Après cette étape essentielle, la chercheuse poursuit aujourd’hui son travail et l’élargit à un corpus de personnalités plus ample, comme elle le montre dans le présent volume. On peut citer aussi la thèse de Lorraine Wiss – « Scènes féministes : histoire des dramaturgies des luttes des femmes dans les années 1970 en France » (2020) – dont on retrouve les analyses ici. Le territoire reste toutefois peu exploré, notamment pour les périodes antérieures à la Seconde Guerre mondiale, et persiste la question lancinante posée lors des Journées du matrimoine, en 2022 au Théâtre des îlets : « Pourquoi, alors qu’elles ont contribué à toutes les grandes phases de l’Histoire du théâtre, ont initié des courants esthétiques, les femmes sont-elles effacées au fur et à mesure des récits ? »[6] Le manque de sources dans les institutions patrimoniales est en partie responsable de cette lacune. Un rééquilibrage est en cours – entrée des archives de Brigitte Jaques-Wajeman et de Michèle Foucher à la BnF au printemps 2024. Parallèlement, pour stimuler la recherche, à l’initiative de la BnF et avec le soutien du Ministère de la Culture, par l’entremise d’Agnès Saal, alors haute-fonctionnaire à l’égalité, à la diversité et à la prévention des discriminations, sera lancée en 2025 une bourse de recherche consacrée aux « Femmes de théâtre et matrimoine », et dédiée spécifiquement aux archives de femmes de théâtre (autrices, metteuses en scène, scénographes, costumières, éclairagistes, créatrices son, comédiennes, etc.). Il s’agit de réveiller la curiosité des chercheuses et des chercheurs pour cette thématique afin que les documents collectés ne dorment pas dans les cartons qui les conservent. Ce numéro de la Revue d’Histoire du Théâtre en a aussi l’ambition en ouvrant la voie par une première série d’études.
Devant l’ampleur des enjeux, nous avons dû restreindre notre terrain de recherche à la France et – majoritairement – au domaine théâtral. En revanche, il nous a semblé pertinent de remonter plus loin que la borne des années 1960 et même celle des débuts – débattus – de la mise en scène. En effet, les femmes sont en position de pouvoir et de décision artistique depuis bien longtemps au sein des théâtres, au moins depuis le XVIe siècle, sans pour autant que des études leur aient été spécifiquement consacrées. À l’autre extrémité, sans traiter en détail de la période contemporaine, il nous a semblé juste d’englober dans l’empan chronologique le rapport de Reine Prat et ses conséquences. Rester dans « l’histoire » et faire cette « histoire » nécessitait aussi de s’inscrire dans une démarche prosopographique pour faire émerger des figures, leur redonner toute leur place avant d’alimenter une histoire globale et mixte de la mise en scène. Aussi trouvera-t-on dans ce volume un nombre significatif d’articles monographiques. Les lectrices pourront toutefois s’étonner de ne pas trouver d’études consacrées à tel ou tel nom de metteuse en scène qu’elles connaissent et jugent importantes par leur parcours. La place nécessairement contrainte d’une telle publication et la part de hasard que contient le principe d’un appel à communications expliquent ces manques que nous n’avons pu combler malgré plusieurs commandes de textes et qui peut donner le sentiment d’un certain déséquilibre, comme l’absence de travaux sur la première moitié du XIXe siècle. Ce volume n’est donc qu’une étape. Toutefois, pour compenser cet inconvénient, la publication est accompagnée d’un dictionnaire en ligne évolutif qui permettra de donner leur place à d’autres metteuses en scène. Le site de la Société d’Histoire du Théâtre palliera ainsi les inévitables lacunes et, surtout, incitera à multiplier les recherches sur le sujet. Ce projet parallèle trouve aussi sa justification dans l’intérêt qu’a suscité la publication en 2013 du Dictionnaire universelle des créatrices qui comprend une entrée « Théâtre – Metteuses en scène (France XXe–XXe siècles) » et propose une douzaine de notices biographiques de metteuses en scène françaises. Antoinette Fouque dans sa préface en donne l’ambition : « Manifestation, mouvement pour effacer l’oubli, renouer les liens, ce Dictionnaire est un conservatoire, une archive des femmes très connues ou peu ou pas connues ; un manifeste d’existence qui fait renaître, en quelque sorte, l’autre moitié du ciel, l’autre moitié de la terre, qui n’est pas l’armée d’argile de Xi’an mais une armée pacifique de vivantes. »[7] Ces propos se prolongent avec une invitation à poursuivre l’entreprise. Nous y répondons aujourd’hui dans un périmètre plus restreint et à notre modeste échelle, mais avec la même conviction de faire œuvre utile à la reconnaissance des identités individuelles et collectives, celles des metteuses en scène dans l’histoire de la création théâtrale.
Le présent numéro s’organise en trois temps correspondant à des périodes chronologiques successives et à une approche spécifique du sujet. Le premier, qui couvre les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, aborde les premiers gestes de la mise en scène avant la mise en scène. À travers les articles de Céline Candiard sur les comédiennes influentes de l’époque, d’Annick Chekroun-Steiler sur mademoiselle Dumesnil et de Florence Filippi et Aurélien Poidevin sur mademoiselle Clairon, ce premier temps s’attache à montrer que par leur jeu et leur ascendant sur les scènes qu’elles fréquentent, ces femmes ont eu une influence importante sur les évolutions du jeu dramatique et plus globalement de la « mise au théâtre » des pièces de l’Ancien Régime. Une liaison aurait été nécessaire avant de passer à la deuxième partie du XIXe siècle pour faire place à certaines directrices de théâtre comme mademoiselle Montansier ou à de grandes actrices comme Marie Dorval, mais, faute d’articles pertinents, le fil s’interrompt pour ne reprendre qu’avec les grandes figures que sont Sarah Bernhardt, évoquée par Joël Huthwohl, et Réjane, présentée par Aude Ginestet, suivies de Cora Laparcerie (Nathalie Coutelet), Louise Lara (Eugénie Martin), Simone Jollivet (Anne-Lise Depoil) et Véra Korène (Noëlle Giret), auxquelles il faut joindre les « femmes à la tribune », réunies par Léonor Delaunay, qui aborde la question de la prise de parole publique des féministes de la Belle Époque. Partie où l’on constate que les femmes, pour faire de la mise en scène, doivent compter avant tout sur leur qualité de directrice de théâtre, d’autrice, de comédienne, d’assistante de metteur en scène et qu’elles ne peuvent se revendiquer uniquement « metteuse en scène ». Les travaux historiques étant plus nombreux pour la période suivante, de l’après-guerre à 2006, la troisième partie croise des articles monographiques et des textes qui posent un regard plus large sur la période. Les portraits permettent de mettre en lumière des personnalités comme Silvia Monfort (Tifenn Martinot-Lagarde), Catherine Dasté (Rafaëlle Jolivet Pignon) et Catherine Monnot (Stéphane Miglierina). Ils sont prolongés par une série de cinq podcasts réalisés par Mélanie Péclat à partir d’entretiens avec Brigitte Jaques-Wajeman, Anne Delbée, Anne-Laure Liégeois, Sophie Loucachevsky et Chantal Morel. Par ailleurs Raphaëlle Doyon poursuit son approfondissement de l’histoire des metteuses en scène sous un angle historiographique pour les années 1946–1990, Lorraine Wiss confronte l’émergence de nouvelles générations de metteuses en scène aux évolutions du mouvement féministe et Erica Magris traite la question des rapports entre metteuses en scène et théâtre documentaire. Sophie Proust, en faisant la synthèse de la situation des femmes dans le monde théâtral en France depuis les années 2000, fait le lien avec la situation actuelle.
Ce volume se voulant une ouverture vers des recherches futures et non une somme conclusive, il est paru plus juste et stimulant de le clore en donnant la parole à deux femmes de théâtre, Ariane Mnouchkine et Hélène Cixous, dont les créations communes et les parcours croisés sont connus et qui chacune à leur manière porte un regard aiguisé et libre sur la question. En guise d’épilogue, nous avons réuni dans un portefolio un ensemble de documents sur un spectacle emblématique de la place des femmes dans la vie théâtrale, au-delà même de la figure de la metteuse en scène. Il s’agit du Portrait de Dora, créé en 1966 au Théâtre d’Orsay, avec un texte d’Hélène Cixous, une mise en scène de Simone Benmussa, des lumières de Geneviève Soubirou, et dans la distribution Nathalie Nell dans le rôle-titre et dans celui de Madame K. Michelle Marquais, à qui succèdent Catherine Sellers et Delphine Seyrig. Ce spectacle était en outre accompagné d’un film réalisé par Marguerite Duras avec Carolyn Carlson.
On pourra retenir comme perspective d’avenir, la première réaction, entre espoir et exaspération, de la fondatrice du Théâtre du Soleil à notre question sur les « metteuses en scène » : l’espoir qu’un jour être une femme de théâtre soit enfin un « non-sujet », ou, dirions-nous, un simple sujet d’histoire.
Notes
[1] Reine Prat, « Rapport d’étape nº 1 – 1. Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la repré-senta-tion », « Mission ÉgalitéS – Pour une plus grande et meilleure visibilité des diverses composantes de la population française dans le secteur du spectacle vivant », mai 2006. Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles pour le ministère de la Culture et de la Communication.
[2] Josette Féral, Mise en scène et jeu de l’acteur. Entretiens. Tome III, Voix de femmes, Québec, Éditions Québec Amérique, 2007, p. 541
[3] « Metteuses en scène. Le théâtre a-t-il un genre ? », OutreScène, Théâtre National de Strasbourg, nº 9, mai 2007, p. 5
[4] Études théâtrales : Femmes de théâtre, pour une scène sans frontières, nº 8/1995, Centre d’études théâtrales de l’Université Catholique de Louvain
[5] On pourra citer : Raphaëlle Doyon, « Le genre, une catégorie utile à l’histoire du théâtre du XXe siècle ? Le cas de Jacques Copeau et de Suzanne Bing », in Marion Denizot (dir.) dossier « Les Oublis de l’histoire », Revue d’Histoire du Théâtre, juin 2016, p. 51–70.
[6] Les Journées du matrimoine #7, Théâtre des îlets, 15–17 septembre 2022, https://www.theatredesilets.fr/evenement/les-journees-du-matrimoine-7-colloque/, consulté le 24 mai 2024
[7] Antoinette Fouque, « Geste », préface au Dictionnaire universel des créatrices, dir. Béatrice Didier, Mireille Calle-Gruber, Antoinette Fouque, Paris,
des femmes, 2013.
Pour citer cet article
Joël Huthwohl, Agathe Sanjuan, « Introduction », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 299 [en ligne], mis à jour le 01/02/2024, URL : https://sht.asso.fr/introduction-9/