Lectures & varia • N°2 S2 2025
L’annonce au théâtre – tout un programme
Par Julien Dubois
Résumé
Cet article retrace l’histoire du programme de théâtre depuis ses origines antiques. Le programme d’un spectacle, sous forme de flyer, d’affiche ou de brochure, nous est à toutes et à tous familier. Circulant de mains en mains, il prévient d’un événement à venir. Passé cette date, il devient un souvenir, une trace. Mais la promotion d’un spectacle a-t-elle toujours revêtu cette forme ?
Texte
Le programme d’un spectacle, sous forme de flyer, d’affiche ou de brochure, nous est à toutes et à tous familier. Circulant de mains en mains, il prévient d’un événement à venir. Passé cette date, il devient un souvenir, une trace.
La promotion d’un spectacle a-t-elle toujours revêtu cette forme ? Au XVIIe siècle déjà, Antoine Furetière définit le mot « programme » comme un billet que l’on affiche ou que l’on donne lors d’une cérémonie de collège. Une définition qui embrasse la plupart des documents de promotion de spectacles.
Mais le terme « programme » provient en vérité du grec « πρóγραμμα » qui signifie d’abord l’ordre du jour, ensuite l’inscription[1]. Cette définition fait écho à la dualité oral/écrit de l’art théâtral. Il semble logique que la toute première forme de publicité théâtrale en soit l’annonce orale, puis que des formes écrites aient instituées cette annonce.
Origines
Le théâtre a depuis toujours pratiqué l’annonce, longtemps orale, et non imprimée. Un héraut – parfois aidé de musiciens – convoque la foule athénienne en annonçant le nom du poète prévu au programme des représentations théâtrales. Puis, lors du proagon[2], un messager annonçait le poète, le mécène, les acteurs et chanteurs de chaque pièce, ainsi que les noms des pièces prévues au programme et leur ordre d’apparition. Le héraut s’est ensuite mu en praecones romain, dont la formule de proclamation « Convenite ad ludos spectandos » variait selon les fêtes. Ces crieurs professionnels – ancêtres du corneur moyenâgeux – étaient également ceux qui annonçaient les nouvelles officielles, comme par exemple les funérailles publiques d’un personnage illustre. Ensuite, l’acteur en charge du prologue théâtral précisait le programme du jour et informait au sujet de la pièce. Parfois, quand la pièce était fameusement connue, le jeu des flutes précédant le prologue suffisait à « faire deviner le titre de la pièce aux spectateurs[3] ».
La cité, en charge de la publicité des évènements, usait pour ce faire de l’épigramme, bien souvent aux abords des théâtres. Les Grecs – jusqu’à la domination macédonienne – ainsi que les Romains – avant la fin de la République – n’ont semble-t-il pas employé d’affiches pour annoncer les grands spectacles publics, ou du moins nous n’en avons pas trouvé. En revanche, les spectacles donnés par des entrepreneurs ou particuliers étaient parfois annoncés par l’affichage d’un tableau à la porte des théâtres. Il pouvait s’agir d’une simple représentation d’un masque scénique – posé sur un cippe ou sur des gradins figurés – indiquant le genre de la pièce, de celle de tous les masques d’une pièce – entourés de colonnes et surmontés d’un fronton[4] – ou encore de l’ensemble des scènes principales du spectacle[5]. Aussi, on sait par Plaute que l’on tapissait les murs de Rome de petites annonces écrites. Quelques affiches ont été retrouvées à Pompéi, tracées de lettres rouges au pinceau, dont une annonçant des chasses et des combats de gladiateurs. Sur cette dernière – réalisée par Ocella – sont dépeintes le jour, l’heure, la composition des jeux scéniques, ainsi que les promesses de l’editor muneris aux spectateurs, comme par exemple l’abri sous des toiles : vela erunt[6]. L’on peut supposer que le théâtre ait également employé ce moyen de communication.
Outre l’affichage, l’empire romain eut pour habitude de faire don au public – orchestré par le curatores ludorum – d’invitations au spectacle sous forme de tessères théâtrales[7], permettant l’entrée gratuite. Les Grecs nommaient ces tessères de faveur « σύμβολα », par opposition aux tessères payantes. Ces petits jetons circulaires – ancêtres de nos billets d’entrée et formés de bois, de métal, d’os ou d’ivoire – indiquaient notamment les places auxquelles ils donnaient droit, soient les numéros du gradin et du siège. Ils étaient parfois ornés d’une illustration évoquant le type de spectacle. On en aurait retrouvé près de l’Odéon à Pompéi, notamment une désignant Eschyle, puis une autre la pièce Casina et son auteur Plaute, accompagné de l’emplacement de la place. Charles Magnin – employé à la Bibliothèque Royale puis journaliste – émit un doute quant à l’existence de la seconde ; une source non vérifiable. Concernant la première, il s’agit plutôt à son sens d’une région du théâtre où trônait un buste ou une statue du poète. Ce qui en expliquerait les coordonnées juxtaposées, ne correspondant pas à un numéro de place. Les tessères étant d’ordinaire reproduites en masse, selon le nombre de places, il paraît difficilement concevable qu’un tirage aussi conséquent – mille cinq cents pour l’Odéon de Pompéi – ait eu lieu pour un ou une poignée d’événements. La tessère théâtrale ne semble donc pas le plus ancien objet s’apparentant au livret-programme de notre époque. Le caractère éphémère du programme tend plutôt à supposer l’usage de tablettes, qui ne nous auraient pas survécu. En revanche, les consuls sous l’Empire romain ont développé un nouveau moyen de communication, plus pérenne car de vocation commémorative, sous forme de diptyques consulaires. Les quelques exemplaires conservés s’étalent du IIIe au VIe siècle. Ces doubles tablettes, sculptées principalement dans l’ivoire, précédaient la venue des consuls en province et annonçaient le programme à la fois politique et théâtral promis aux habitants. De manière générale, le bas-relief de la partie supérieure représentait le magistrat assis sur une chaise curule, tenant d’une main le sceptre consulaire et donnant de l’autre, avec la mappa, le signal des jeux. Dans le bas étaient représentés les différents spectacles, principalement de jeux du cirque mais également de jeux scéniques.
On date du début de l’ère chrétienne l’annonce publique – parfois accompagnée de musiciens[8] – de pièces sacrées par l’exposition d’un parchemin[9]. En parallèle, le profane histrion ménestrel criait les rues et battait le tambour afin de convoquer le peuple. L’annonce au Moyen-Âge – officielle ou commerciale – était généralement effectuée par un corneur – à cheval ou non selon l’importance de la nouvelle – déambulant les boulevards et clamant nouvelles et slogans haut et fort. Oyez donc l’événement, le lieu et son heure ! Aux côtés du corneur se trouve le porte-enseigne et sa bannière armorée ou son panonceau circulaire rigide. Ainsi seront annoncés les processions, joutes, réunions de confrérie ou encore mystères à venir. Enfin, le document ayant fait objet de lecture aux habitants est copié et exposé dans les lieux publics, ainsi que sur demande. Ces manuscrits ont parfois contenu la distribution de la pièce[10], mais leur fonction tenait davantage de l’annonce publique et du registre civique que du programme tel que nous le concevons aujourd’hui. Il est plus communément admis que la grande majorité du public de l’époque ne connut pas de programmes dédiés à son usage en salle. Leur démocratisation sera le fruit d’avancées successives dans le milieu de l’édition.

Impression, distribution, modernisation
Selon l’article « The World’s Oldest Playbills » paru en 1920, les plus vieux programmes européens – conservés alors – datent tous du début du XVIIe siècle. Le plus ancien programme anglais annonce la représentation d’Englands Joy au Swan Theatre le 6 novembre 1602[11]. Leur caractère résolument éphémère n’a sans doute pas œuvré à leur conservation. Les collections du département des Arts du spectacle de la BNF commencent désormais à la seconde moitié du XVIIe siècle et concernent des tragédies et ballets représentés dans des collèges jésuites[12]. Le Moyen-Âge tardif a pu voir coexister des programmes imprimés, qualitatifs et nous ayant survécu, ainsi que des programmes plus sommaires, manuscrits, de petite taille et contenant le minimum d’informations nécessaires au potentiel spectateur[13].
Ces papiers d’invitation étaient distribués au dehors par des histrions, du moins en Angleterre, comme le rapporte l’évêque de Londres dans sa correspondance avec le secrétaire de la reine[14]. La distribution de programmes de théâtre au porte à porte serait, selon le journaliste Victor Fournel, une invention de l’anglais John Dryden « lors de la représentation d’une de ses tragédies : The Indian Emperor » en 1667[15]. De même que le plus ancien feuillet-programme anglais connu consistait à expliquer au public le synopsis de la pièce. Cette dernière était en fait la suite de sa précédente : The Indian Queen[16]. Ainsi au siècle suivant, les programmes des collèges jésuites se distribuent à domicile. Ce programme d’invitation fait partie d’un ensemble de documents hybrides imprimés que l’on peut désigner par « petite estampe » ou encore « ephemera[17] ». Selon le grand militant de l’affiche que fut Ernest Maindron, le règne de Louis XIII les aurait vu naître[18]. Aux vues du caractère par essence éphémère de ces petits papiers, on peut douter d’une telle affirmation. Il faut néanmoins y comprendre une généralisation de l’usage, notamment chez les commerçants qui « les premiers ont eu recours à elle », dans un but publicitaire visant à étendre leur commerce par le biais de billets de visite – devenus nos cartes de visite – ainsi que de têtes de lettre. L’ornementation à papier remonte évidemment à bien plus loin, mais avant le XIXe siècle « l’image n’[y] était pas aussi développée ». Cette parenté du programme à la petite estampe le fait circuler dans les boulevards par l’intermédiaire du marchand ambulant ou camelot. Outre-manche, de jeunes filles appelées « orange-girls » vendent le programme aux abords des théâtres, accompagné d’oranges, jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Elles furent ensuite remplacées, au dehors par des camelots, au dedans par des organisations de libraires-éditeurs à partir du Second Empire[19]. « Demandez le programme à la porte de tous les théâtres, cirques et concerts » lit-on sur le Select-Programme du Palais-Royal[20], à défaut de l’entendre dans les rues.
La circulation de feuilles volantes invitant au spectacle mute profondément durant ces siècles, induite notamment par la création de la presse en 1631, et donc par la prolifération progressive de l’imprimé sous toutes ses formes. Les racines de l’arbre de Cracovie, dont les rameaux pourvoyaient l’ombre sous laquelle dissertaient les nouvellistes, se sont réincarnées dans les artères urbaines que sont les boulevards. C’est ici désormais que l’on apprend les nouvelles, par le gosier du camelot, puis par le papier qu’il distribue. La variante phare du programme de théâtre n’est autre que le journal spécialisé dans l’annonce théâtrale. Des almanachs s’y spécialisent au XVIIIe siècle, le premier essai français datant de 1734 selon Léon Chancerel[21]. Dès la seconde partie du siècle l’on trouve des almanachs-programmes détaillant les Spectacles de Paris[22]. De fait, « tout journal quotidien (…) annonce les spectacles du jour » affirme Jean-Claude-Yon, « cette information fait partie de celles qu’un lecteur du XIXe siècle s’attend à trouver systématiquement[23] ». Les premiers journaux d’annonces de spectacle se multiplient sous la Restauration. Le plus célèbre d’entre eux, l’Entr’Acte, est diffusé de 1831 jusque 1897. Il laisse ensuite place à l’emblématique supplément théâtral de l’Illustration, coiffé de son ruban et édité de 1889 à 1903 (Fig. 2).

L’histoire de la publicité, théâtrale en notre cas, est intimement liée à celle de la presse et de l’imprimé. Les avancées techniques prodiguant à la presse sa révolution, sont les mêmes à l’origine de la modernisation de notre programme imprimé fin XIXe siècle[24]. Cette évolution matérielle s’accompagne de celle du contenu. Ainsi, le programme – dont le nombre et la taille des pages grandissent – s’apparente de plus en plus au magazine qu’à l’affiche. Quelques années avant la Grande Guerre, on y retrouve les traits communs que sont la reproduction d’images, la publicité, les articles – à visée pédagogique comme divertissante – ainsi que les jeux concours. Il offre le compromis entre prestige d’édition et bas prix de presse. Et surtout, il permet aux libraires-éditeurs de surmonter la crise du livre en s’assurant des revenus plus « périodiques ».
L’incroyable succès de l’imprimé au XIXe siècle est grandement due à l’intégration de l’image sur papier, rendue possible grâce aux avancées de l’impression. Alors que la gravure sur cuivre et l’eau-forte remplacent au XVIIe siècle la gravure sur bois, la lithographie puis l’héliogravure les supplantent. C’est suite à des insuccès au théâtre que l’allemand Aloys Senefelder se jure d’écrire et d’imprimer lui-même ses œuvres. Avec ses quelques notions typographique, il invente l’impression chimique sur pierre – ou lithographie – dès 1796. Ce procédé s’impose bien vite comme le meilleur moyen technique, en termes de coût, de qualité et de quantité, afin de reproduire en série des documents contenant des informations diverses telles que de l’image et du texte. Seul hic : la couleur. Le procédé d’impression trichromique existait depuis 1740, il faudra cependant attendre 1836 que Godefroy Engel invente celui de la chromolithographie, une lithographie couleur fondée sur la quadrichromie. Ce procédé entraîna une révolution visuelle de l’espace urbain par la prolifération de l’affiche, qui put en 1866 s’agrandir grâce à l’emploi de pierres de grandes dimensions. L’impression couleur fut également améliorée en Angleterre dès 1856, avec l’apparition des couleurs d’aniline[25]. C’est au sein de ce pays que Jules Chéret se forme de 1859 à 1866 à la chromolithographie, procédé qu’il perfectionnera lors de la décennie suivante[26], jusqu’à tenir le rôle principal dans la reconnaissance artistique de l’affiche. Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, le développement du procédé chromolithographique va permettre de véritablement composer les affiches comme les programmes. La principale difficulté résidait dans l’étroite collaboration que devait entreprendre l’artisan et l’artiste pour atteindre l’esthétisme. C’est pour cette raison que le célèbre Jules Chéret cumulait les statuts. Aussi l’imprimeur Morris, ayant obtenu le monopole de l’affichage théâtral urbain en 1866, homogénéise l’affiche – et par conséquent le programme – par la création d’un format normé : le colombier. Dès lors, certaines colonnes Morris se composent d’une « juxtaposition de programmes, eux-mêmes n’étant que des affiches-miniatures[27] ». Selon Barbara Cavanagh[28], l’un des premiers programmes composé comme une affiche est daté de 1877. Véritable pionnier en la matière, Jules Chéret est à l’origine des premiers programmes imprimés en couleur à l’aube de la Troisième République[29], suivi de près par John Lewis Brown en 1883, puis par le programme de l’opéra The Mikado au Savoy Theatre en 1885 à Londres[30]. Premier théâtre au monde à s’équiper d’électricité, André Antoine et son Théâtre-Libre prennent le relais à Paris deux ans plus tard. À défaut d’être précurseur dans l’impression chromolithographique du programme, Antoine sera le premier à « demander chaque fois à un peintre ou à un dessinateur différent d’illustrer [son] programme[31] », voire même un sculpteur (Fig. 3). Ce qui lui permit d’assurer la publicité de ses spectacles de manière qualitative, ainsi que de promouvoir le talent d’une nouvelle génération de dessinateurs, préférant désormais à l’élitisme de la peinture cette « exquise perfection » que la lithographie couleur venait d’atteindre[32]. Ainsi, les « cartons des marchands d’estampes » ont au fur et à mesure été remplacés par « les vitrines des libraires[33] », distribuant ainsi les programmes-estampes du Théâtre-Libre[34].

Ce renouveau pictural – incarné par les programmes-affiches avant-gardistes de fin de siècle – est aussi une réponse à l’industrie du spectacle. Dès 1789, la Comédie-Française commence à inscrire le nom des vedettes sur ses affiches[35]. Le terme « vedette », issu du vocabulaire militaire, désigne désormais les patronymes imprimés en grand, soient par métonymie les artistes vedettes. C’est au XVIIIe siècle qu’Antoine Lilti date l’invention de la célébrité moderne. Des stars comme François-Joseph Talma préfigurent au culte de la célébrité en dérivant leur portrait sur une multitude de supports. La photographie, « meilleur ersatz de la présence réelle[36] », va se gorger de cette passion bourgeoise pour le portrait. Toutefois, son impression reste problématique. Il faut attendre les procédés – certes coûteux – de reproduction photomécaniques des années 1860 pour obtenir de fins rendus en pleine page. Le Théâtre du Palais-Royal fit ainsi éditer en 1864 un programme très novateur, sous forme d’un jeu de cartes, ornées des portraits photographiques des vedettes (Fig. 4). Aussi, La Revue théâtrale illustrée publie dès 1869 des illustrations grand format d’excellente qualité. Ce seront les procédés du guillotage ou photogravure en 1876, puis de la similigravure de 1888 à 1895, qui permettront d’intégrer plus facilement la photographie au texte lors de l’impression. L’iconographie théâtrale s’en retrouve chamboulée, d’abord par l’arrivée progressive des portraits-photo de vedettes dans les journaux et programmes de théâtre[37], ensuite par la revue Le Théâtre en 1897, première revue entièrement construite autour de la photographie de scène. C’est donc en réponse à la naissance du star-system qu’Antoine a privilégié l’unité de troupe à la vedette, le dessin à la photographie. Ce qui n’empêchera pas le mariage sur papier de ces supports, les programmes de la Belle Époque se pâmant du tracé de ses couvertures et du clair-obscur de ses photographies.

Theatra memorabilia
« Combien de souvenirs d’amours hâtifs n’ont pour seul témoignage qu’une carte de restaurant ou un programme des Folies-Bergères. Si quelques mois suffisent à donner un intérêt documentaire à ces vaines images, songez avec quelle curiosité elles seront examinées par vos arrière-petits enfants ; Voici par exemple les délicieux programmes de l’Olympia ; où sera l’Olympia en 1997 ? Y aura-t-il encore un Olympia ?[38] »
Dignes successeurs des diptyques consulaires, les programmes de théâtre ont su s’émanciper de leur fonction première éphémère pour devenir des objets commémoratifs. En s’imprégnant des images le recouvrant, le spectateur aime à se remémorer la soirée. Les premiers collectionneurs furent sans doute les imprimeurs eux-mêmes, désireux de justifier leur activité ou de présenter des exemples à leurs clients. Ce sont ensuite les passionnés qui s’éprennent de la fièvre de la collecte. Les plus importantes collections d’ephemera se situent actuellement dans les pays anglo-saxons et scandinaves[39]. Le roi Edward VII a par exemple « conservé soigneusement les programmes artistiques de fêtes et cérémonies auxquelles il a pris part[40] » ; tout comme August Strindberg – un temps documentaliste à la bibliothèque nationale de Suède – était en charge de leur traitement en 1878. Regroupés au sein d’association, ces passionnés publient des revues spécialisées comme The Ephemerist, The Ephemera Journal ou encore le Vieux Papier, publié en France depuis 1900, précédant l’historien dans l’intérêt porté à ces « collections de porte-feuilles[41] ». Auguste Rondel, Gustave Dutailly, Paul Haynon, Léon Chancerel et Paul-Louis Mignon pour ne citer qu’eux, ont grandement contribué à l’histoire des programmes français, ce grâce aux legs de leur collection. Par définition subjective et personnelle, leur hiérarchisation constitue bien souvent un défi pour les bibliothèques.
La démocratisation de la petite estampe au XIXe siècle est également en lien avec les nombreuses pratiques commémoratives personnelles qui s’y développent[42], en particulier le journal intime et les albums fourre-tout de type scrapbooking. Gravures pittoresques, journaux bon marché, bulletins de notes, cartes de visite et programmes-souvenir constituent la matière première du scrapbook[43]. Le programme-souvenir est ainsi souvent associé par collage, ou par bricolage, au(x) ticket(s) d’entrée du spectacle. Parfois liés avec une cordelette, ils sont le plus souvent collés à même une page du programme comme la deuxième de couverture. Le numéro de la place ou des places occupées durant le spectacle permet d’entretenir une dimension spatiale au souvenir. Viennent ensuite les petits détails, comme par exemple un acteur malade n’ayant pu se produire, ou encore un changement dans la programmation, rectifiée au crayon de bois. La pièce originellement prévue se retrouve hachurée, quand sur le côté de manière verticale s’écrit le nom de la pièce de substitution, celui de son auteur, ainsi que ceux des interprètes. Prenons par exemple ce programme du Nouveau-Cirque, 1912, ayant appartenu à Paul Haynon, grand amateur de cirque[44]. On peut y lire dans une note de bas de page improvisée, page de la distribution, que Mlle Léris Loyal est « fille de Gougou Loyal », ou encore que Ruski était un « siffleur ». Certains numéros sont soulignés au marqueur rouge, comme pour en garder un souvenir des plus vivaces. Un mélomane peut aussi aller jusqu’à partitionner sur quatrième de couverture une mélodie entêtante entendue au cabaret[45]. Quant aux fans de vedettes, ils attendront la sortie de leur favori(te) afin de faire signer leur programme[46], de préférence sur le portrait-photo. Enfin, le soiriste[47] amateur peut y noter ses impressions, ressuscitant l’épigramme en y narrant ses souvenirs, associés à ce point précis du temps et de l’espace. Ainsi, sur un programme du Théâtre Mors, 1904, on découvre des inscriptions manuscrites indiquant que « les Mors étaient américains et avaient un bel hôtel particulier avec salle de spectacle », que la spectatrice y était « invitée avant la guerre de 1914 » par ses « amis Rosier qui y organisaient des opérettes très réussies », et qu’elle se remémore particulièrement bien les pièces « “Les Mousquetaires au Couvent” et “La Poupée” » (Fig. 5). Bien des années séparent les soirées évoquées du billet écrit en 1962 de la main de Mme Charlot. Elles sont significatives du lien profond qui unit le spectateur au spectacle, matérialisé par son programme-souvenir.

Je vous laisse, en guise d’épilogue, savourer le récit de soirée du lieutenant Barny. Inscrit au dos de son programme, il relate d’une représentation donnée le 3 avril 1861 au Théâtre d’Apollon, lors de l’occupation de Rome[48] :
« La soirée a été fort belle, autant par l’affluence considérable du public que par le choix de sa composition. J’ai remarqué surtout une princesse de la famille Bonaparte d’une beauté splendide et la majesté d’une impératrice jointe à la beauté de la Junon antique.
Le Général avait fait un ordre dans le but de prévenir toute manifestation politique. Cependant le public, altéré de faire connaître ses sentiments, applaudissait les moindres allusions, et le nom de Napoléon, dans les 2 Aveugles, à propos de monnaie, a été vigoureusement salué par des salves bruyantes et réitérées. Quelques cris, au milieu du bruit, ont été entendus. L’ordre du Général a été entendu et tout s’est borné à cela.
Toute la noblesse s’était donné rendez-vous : il est vrai que l’on assure que le Général avait fait offrir tous les 2e rangs à la noblesse. Mais le 3e et 4e étaient aussi garnis de princes et princesses.
Antonelli (?) avait prévenu le Général qu’il devait y avoir une manifestation. C’est pour cela qu’il a fait son ordre. Le spectacle était mal composé[49], les acteurs….. de la médiocrité. Le chevallier a bien joué son morceau …… un jeune homme pressé a bien joué son rôle. La musique du… d’ordre était affiché dans la…… à son 1er morceau ne l’étant plus à la fin, on l’a fait même prier, dit-on, de la part du Colonel de nous faire grâce du dernier. Les 2 Aveugles ont été parfaitement rendus et surtout par Patachon. J’étais à côté de Boissier Auguste. »
Notes
[1] Antoine Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris, Hachette, 1895.
[2] Cérémonial introduisant la compétition lors du festival des Dyonisies.
[3] Charles Magnin, « De la mise en scène chez les anciens » in : Revue des deux mondes, 10/1840, Paris, p. 429.
[4] On peut en observer, à la tête de chacune des comédies de Térence, dans un manuscrit daté du IXe siècle à la Bibliothèque Nationale de France, cote Latin 7899.
[5] Horace nous rapporte que les éditeurs de spectacle exposaient ce type de tableau à la porte de l’amphithéâtre, afin d’avertir la foule des différentes péripéties attendues.
[6] Domenico Romanelli, Viaggio a Pompéi, a Pesto, e di ritorno ad Ercolano ed a Puzzuoli, tom. 1, p. 82 ; Orelli, inscriptions n°2556 et 2559.
[7] « le jour désigné pour le spectacle était indiqué par incision à la dernière ligne restée en blanc » Jean Colin, Affiches et invitations pour les spectacles de gladiateurs, in : Pallas, 4/1956, p. 57.
[8] David Robert Gowen, Studies in the history and function of the British theatre playbill and programme 1564-1914, thèse soutenue à l’Université d’Oxford, sous la dir. de Emrys Jones, 1998, p. 98-99 ; URL : http://ethos.bl.uk/OrderDetails.do?uin=uk.bl.ethos.390296
[9] Ibid., p. 113.
[10] Ibid.
[11] D’environ 33x20cm, il présente uniquement le synopsis de la pièce, entouré d’ornementations. Selon Gowen, il ne serait pas représentatif de la majorité des programmes de l’époque, informant plutôt de la distribution.
[12] « De format in-quarto, ce sont des documents de plusieurs pages, imprimés avec soin sur un papier de qualité » Joël Huthwohl, Demandez le programme, « Archives, patrimoine et spectacle vivant », Revue de la Bibliothèque nationale de France, n°5, 2000, p. 53.
[13] Gowen, op. cit., p. 114.
[14]« common playours (…) daylye (…) sett[ing] up bylles », the Bishop of London to the Queen’s Secretary, 1564. Gowen, op. cit., p. 65.
[15] Victor Fournel, Curiosités théâtrales anciennes et modernes, françaises et étrangères, Paris, A. Delahays, p. 103.
[16] « he had printed many reams to instill into the audience some conception of his plot. » George Saintsbury and Sir Walter Scott, eds., The Works of John Dryden, Vol. 2, Edinburgh, William Paterson, 1882, p. 321.
[17] Bien que le terme apparaisse dans sa version française dès 1690, il n’est alors utilisé qu’en zoologie. Son sens relatif aux documents date de la fin du XIXe siècle.
[18] Lire son ouvrage Les Programmes illustrés des théâtres et des cafés-concerts, menus, cartes d’invitation, petites estampes, etc., Paris, Librairie Nilsson, P. Lamm successeur, 1897, 33 p.
[19] Particulièrement les géants de l’édition théâtrale, achetant aux directeurs des salles le privilège d’y vendre divers imprimés relatifs au théâtre. Lire à ce sujet Jean-Yves Mollier.
[20] Select-Programme, Théâtre du Palais-Royal, Paris, Imp. spéciale du Select-Programme, 12/04/1903. 4-PRO-0033, Collections théâtrales de la BHVP.
[21] Léon Chancerel, notes non utilisées pour l’Encyclopédie du théâtre contemporain de Gilles Quéant (dir.), 1959 ; E6 14/2, Fonds Léon Chancerel, SHT.
[22] Almanach édité de 1751 à 1797 par Duchesne.
[23] Jean-Claude Yon, Une histoire du théâtre à Paris, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Flammarion, Col. « Historique », 2012, p. 251.
[24] Retrouvez-en les détails dans l’article web consacré, riche d’illustrations, sur le site de la SHT : « La modernisation du programme de théâtre (1887-1914) ».
[25] Derek Forbes, « Colour and Decoration on Nineteenth-Century Playbills », in: Theatre Notebook, n°51, 1997, p. 41.
[26] Gowen, op. cit., p. 63.
[27] Huthwohl, op. cit., p. 54.
[28] Barbara Cavanagh, The Century of the Programme : An Archive of Theatre Programmes from Their Inception in the 1860s through Their Continuous Development to the 1960s, Romsey, Hampshire, Motley Books, 1985, p. 17.
[29] Philip Dennis Cate, The Color Revolution: Color Lithography in France, 1890-1900, Santa Barbara, P. Smith, 1978.
[30] Gowen, op. cit., p. 190-191 ; The Mikado, by William Schwenck Gilbert and Arthur Sullivan, programme, Savoy Theatre, 1885, rpt. in Billington, p. 145.
[31] André Antoine, Mes souvenirs sur le Théâtre Libre, 1921, p. 117.
[32] Maindron, Les affiches illustrées (1886-1895), Paris, G. Boudet, 1896, p. 33.
[33] Ibid., p. 28.
[34] Ils se vendaient notamment dans la boutique d’art Boussod, Vallodon et Cie, fameuse maison d’édition d’Adolphe Goupil. Voir l’affiche promotionnelle Les Programmes du Théâtre Libre d’Henri-Gabriel Ibels, 47,5×34,9cm, 1893 ; URL: https://www.artsy.net/artwork/henri-gabriel-ibels-les-programmes-du-theatre-libre
[35] Journaux Quotidiens Illustrés des Théâtres de Paris, programme du Théâtre du Palais-Royal, p. 10-11, Imp. spéciale, Paris, 4 avril 1904, 4-PRO-0033, Collections théâtrales de la BHVP.
[36] Edgar Morin, Les stars [1959], Paris, Points, 2015, p. 83-84.
[37] Dès 1889 pour les programmes, avec les suppléments-programmes de l’Illustration.
[38] Maindron, Les Programmes illustrés des théâtres et des cafés-concerts, menus, cartes d’invitation, petites estampes, etc., Paris, Librairie Nilsson, P. Lamm successeur, 1897, p. 6.
[39] Anne-Laurence Mennessier, Le traitement des éphémères en bibliothèque : l’exemple de la collection Arthur Labbé de la Mauvinière à la médiathèque François-Mitterand de Poitiers, mémoire soutenu à l’Enssib (Villeurbanne, Rhône), sous la dir. de Anne Meyer, 2004, p. 36.
[40] « Collection intéressante » in : La Presse, 11 juillet 1903, Paris, p. 2.
[41] Lettre de fondation du Vieux Papier, 20 janvier 1900. Voir l’historique de l’association sur son site web. URL : http://www.levieuxpapier-asso.org/historique-de-lassociation
[42] Graffitis sur monument, cœurs gravés sur les arbres, etc. Lire à ce sujet Alain Corbin, Le secret de l’individu, « Coulisses » in : Histoire de la vie privée : 4, De la Révolution à la Grande Guerre, Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Paris, Seuil, 1987.
[43] Ellen Gruber Garvey, Writing with Scissors: American Scrapbooks from the Civil War to the Harlem Renaissance, 2012, Oxford University Press, New-York.
[44] Programme officiel du Nouveau-Cirque, pages intérieures, dépliantes trois volets, livret 8 p., 14×21,5cm, Imp. E. Monzein, Paris, D28Z/7, Fonds Paul Haynon, Archives de Paris.
[45] Dos d’un programme du Moulin-Rouge, saison 1907-1908, s.e, s.l., 4-PRO-0023, Collections théâtrales de la BHVP.
[46] Michel Rapoport, « Demandez le programme ! La scène londonienne (des années 1880 à 1940) » in : Au théâtre ! : La sortie au spectacle, XIXe-XXIe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Histoire contemporaine », 2014, p. 77.
[47] Chroniqueur de soirées mondaines.
[48] Extrait du programme que son propriétaire M. Cottreau a dévoilé lors d’une réunion de l’association du Vieux Papier. Compte rendu détaillé issu du Bulletin de la Société archéologique, historique & artistique le Vieux papier, janvier 1909, p. 270-271.
[49] Ndlr du Vieux Papier : « que des vaudevilles. »
Pour citer cet article
Julien Dubois, « L’annonce au théâtre – tout un programme », Lectures & varia numéro 2 [en ligne], mis à jour le 01/03/2025, URL : https://sht.asso.fr/lannonce-au-theatre-tout-un-programme/