Lectures & varia • N°2 S2 2025
Les programmes du Théâtre Municipal de São Paulo. Théâtre et société dans une modernité périphérique (1911-1922)
Résumé
Le programme est un type de document encore peu étudié par des historiens. Cet article propose une étude de programmes d’un établissement très précis, le Théâtre Municipal de São Paulo, sur une période d’un peu plus d’une dizaine d’années, entre 1911 et 1922.
Texte
En histoire du théâtre, le programme est, pour commencer, une source de multiples interrogations. Il s’agit toutefois d’un type de document encore peu étudié par des historiens[1]. Cet article propose une étude de programmes d’un établissement très précis, le Théâtre Municipal de São Paulo, sur une période d’un peu plus d’une dizaine d’années, entre 1911, année de l’inauguration du théâtre, et 1922, date de la Semaine d’Art Moderne[2]. Il est ainsi une contribution aux recherches qui, depuis quelques années, prennent les ephemera comme objet d’étude, afin de cerner à nouveaux frais les enjeux économiques, culturels, visuels de l’activité théâtrale.
Le Théâtre Municipal de São Paulo, inauguré le 12 septembre 1911, est, à cette époque, le plus imposant édifice du paysage urbain. Sa construction s’inscrit dans un processus d’urbanisation accélérée, poussé par la richesse des producteurs de café de l’état de São Paulo, qui s’installent dans la capitale et investissent leurs capitaux dans des activités culturelles. Son architecture, éclectique, inspirée du Palais Garnier[3], fait écho aux chantiers et aux règlements municipaux, qui prennent comme référence le Paris haussmannien, destinés à donner un visage « moderne » à une ville qui cherche sa place dans le processus de mondialisation. Selon Heloísa Barbuy, l’élite paulistana[4] cherche à objectiver son insertion dans le système capitaliste mondial en faisant de São Paulo une ville-capitale reprenant les caractéristiques des principales capitales du monde. Il s’agit d’une préoccupation plus formelle que fonctionnelle, l’expression d’une culture d’apparences, d’un cosmopolitisme comme valeur, typique d’une élite périphérique[5]. Par conséquent, le nouveau théâtre – construit en dehors du Triângulo Histórico[6], à côté du Viaduto do Chá[7], dont la silhouette latérale dominait la vallée de l’Anhangabaú en train de faire l’objet d’un aménagement paysager et qui composait avec un autre théâtre, le São José (aujourd’hui disparu), l’image d’un espace urbain planifiée et noble, en opposition au centre colonial ancien et chaotique[8] – a, en plus de sa fonction culturelle et artistique, une valeur de monument qui incarne le « progrès ». Cette fonction est manifeste dans la presse de l’époque, comme dans ce numéro de la revue Illustração Paulista, consacré à l’inauguration du théâtre :
[…] ce contraste qui illumine la propagation de cet idéal d’Art, qui enseigne les plus ignorants et indifférents.
Le nouveau bâtiment du Théâtre Municipal est plus grand que tous les autres, c’est sa mission patriotique de « haut fonctionnaire » publique, comme une leçon et un stimulus, qui impose le progrès à la Capitale paulista.[9]
Quelques mois plus tard, l’Estado de São Paulo se souvient de l’inauguration comme d’« une fête de la civilisation d’un peuple », qui « met en évidence l’avancement de notre culture » et symbolise pour le peuple paulista la « conquête de sa culture, de sa civilisation »[10]. Les citations qui associent le nouveau théâtre à une conquête « civilisationnelle » sont nombreuses et expriment l’idée d’un retard que São Paulo est en train de rattraper.
La lecture et l’étude des programmes du Théâtre Municipal de São Paulo – avec l’appui occasionnel de quelques témoignages extérieurs qui permettent de mieux saisir leurs contenus – permettent d’identifier une certaine idée de la modernité. Il s’agit de la programmation et de ce qui se déroule sur la scène, mais aussi et surtout des habitudes et des consommations du public.
Le format : hiérarchiser les genres et les compagnies
Le programme adopte plusieurs formats, selon une discrète hiérarchisation de l’importance de l’événement. Les plus simples peuvent n’être pas davantage qu’un papier imprimé au recto [Fig. 1] ou au recto-verso.

Dans ce cas, nous avons affaire à un en-tête avec l’inscription « Theatro Municipal », la date, le nom de l’événement et les noms des artistes et/ou de la compagnie ou de l’entreprise organisatrice du spectacle, suivi d’un sommaire énumérant des pièces jouées. Sont parfois mentionnés le prix des places et le nom des membres de l’orchestre. Le travail graphique est presque toujours en bichromie et peut contenir, mais rarement, une illustration-une photo de l’artiste qui est programmé [Fig. 2]. Ce type de programmes est réservé aux concerts, surtout ceux de musiciens et de chanteurs brésiliens, ainsi qu’aux récitals de la Sociedade Cultura Artística[11].

Les concerts peuvent être présentés sous la forme d’un second format, un petit livret de quatre pages. La bichromie est là aussi de rigueur. Les informations qui, dans le cas du feuillet, sont dans l’en-tête, se trouvent à présent sur la couverture, parfois accompagnées d’une photo de l’artiste, et les pages centrales annoncent les pièces jouées. Ce format est également utilisé pour les programmes de compagnies théâtrales et de spectacles de danse. Cette fois-ci le travail graphique est plus développé, le programme révélant davantage sa fonction de publicitaire [Fig. 3].

Le programme de certains concerts et récitals peut compter huit pages ou plus, quand il s’agit d’annoncer des événements extraordinaires, comme des soirées civiques ou à bénéfice. Par exemple, le programme de la soirée artistique et musical du 11 décembre 1915 au bénéfice des orphelins de guerre anglais et français et du Comite Pro-Patria sous le patronage des consuls de l’Angleterre, de la France et de l’Italie, compte dix-huit pages.
Les plus grands livrets, qui font entre 21 et 24 cm de haut et environ 16 cm de large, sont consacrés aux grandes compagnies européennes de théâtre et d’opéra.
Pour les compagnies dramatiques, presque toujours italiennes ou françaises, les programmes typiques comptent une à deux dizaines de pages, avec quelques exceptions de quatre jusqu’à 38 pages, souvent en couleur (au moins la couverture qui présente presque toujours au moins une couleur qui rompait avec la bichromie du reste du programme) et rempli d’annonces publicitaires.
Pour les compagnies d’opéra, toujours italiennes, le programme est encore plus grand, et peut compter jusqu’à 20 pages. En plus des informations sur la soirée (entreprise responsable, compagnie et saison sur la couverture, date, pièce et distribution à l’intérieur), on y trouve le répertoire de la troupe et quelques pages (jusqu’à six) consacrées au résumé de la pièce. De temps en temps, une page donne le nom de tous les membres de la troupe. Parfois, nous trouvons des photos en noir et blanc des principaux acteurs ou chanteurs. Chose curieuse, nous trouvons parfois des espaces dédiés à des blagues. Serait-ce des espaces publicitaires qui n’ont pas été vendus ? Ou une manière d’attirer l’attention du lecteur pour les pages autres que celles dédiées au spectacle et, de cette manière, valoriser l’espace publicitaire ? Ou bien lire les blagues était-il seulement une manière de passer le temps lors des entractes ? Nous ne savons pas, mais dans un programme de 1922 nous trouvons, par exemple, la blague suivante, qui n’a rien à voir avec le spectacle :
– Je m’accuse, mon père, de maquiller mon visage, a dit au confesseur la confessée.
– Mais pourquoi faites-vous ça, ma fille ?
– Je veux paraître plus belle.
Le confesseur a mis ses lunettes et l’a regardée avec attention, et voyant qu’elle était la créature la plus laide du monde, il lui a dit avec la plus grande ingénuité :
– Donc continuez, ma fille, continuez, car vous êtes encore bien loin de ce que vous désirez.[12]
Dans les programmes des compagnies d’opéra et de théâtre européennes, la couverture est particulièrement soignée et l’étude des éléments qui la compose apporte des éléments concrets pour comprendre l’importance socio-culturelle du Théâtre Municipal de São Paulo.
La couverture : le théâtre des stars et des muses
Pour commencer, la couverture est le plus souvent illustrée. Les illustrations sont composées le plus souvent de trois éléments : un dessin ou une photographie du théâtre, une photographie de l’artiste le ou la plus célèbre de la troupe et le dessin d’une muse. Ces trois éléments se combinent de plusieurs manières. Parfois ils apparaissent tous ensemble [Fig. 4], parfois deux éléments se combinent ou un seul domine la couverture.

Évidemment, la photographie ou le dessin du théâtre confirme la fonction du bâtiment en tant que monument de la ville et symbole de modernité. Le bâtiment est ainsi représenté de manière à souligner sa monumentalité, en montrant sa façade principale, qui domine avec sa silhouette toute la vallée de l’Anhangabaú [Fig. 4].
Des photographies de l’extérieur peuvent également être publiées [Fig. 6] ou des images des salles les plus luxueuses de l’intérieur du théâtre, comme le grand foyer [Fig. 7], la salle ou le grand escalier.


Les annonceurs profitent également du caractère monumental du bâtiment pour promouvoir leurs produits, comme dans le cas de l’annonce du chocolat Lacta que nous trouvons dans le programme de la Grande Companhia Lírica Italiana de 1917 [Fig. 8] où figure une famille avec le théâtre en fond et la vallée de l’Anhagabaú aménagée ; en bas de la page figure l’inscription « Les deux merveilles de São Paulo. Chocolat Lacta et Théâtre Municipal[13] ».

Les photographies et les dessins, comme dans les programmes de la tournée d’Isadora Duncan [Fig. 9], s’expliquent par la nature même de l’entreprise, une tournée internationale organisée autour d’une star.

Enfin, les « muses » invoquent une culture à laquelle les élites locales veulent s’identifier. De la même façon que le bâtiment dans sa matérialité même exprime un désir de faire partie d’une modernité dont le cœur est le Paris haussmannien, le recours à ces divinités grecques, accompagnées de leurs attributs – la lyre et les masques de la tragédie et de la comédie –, revendique une histoire que l´élite de la ville veut faire sienne. Rien de plus éloquent à ce sujet que la couverture des programmes de la Grande Companhia Lírica Italiana de 1914 [Fig. 10], où l’on peut voir une muse avec une lyre sous le bras, et dont la main gauche, tendue en direction d’une des portes de la façade principale, reconnaissable par les deux atlantes qui l’entourent, laisse tomber des couronnes de laurier.

Le Théâtre Municipal s’affirme comme une scène dédiée à l’affirmation de l’appartenance de São Paulo à un espace culturel occidental et non comme une scène nationale, ceci expliquant aussi pourquoi les artistes nationaux ont presque toujours été exclus de la programmation.
Les annonces publicitaires. Le spectacle de la marchandise
Dans les livrets, la publicité est partout. Par exemple, parmi les 36 pages du programme de la Grande Companhia Lírica Italiana de 1919, 28 sont entièrement dédiées aux annonces les plus diverses. Même sur les pages qui contiennent des informations sur la pièce représentée, celles-ci partagent l’espace avec des publicités.
Par exemple, la distribution de la pièce [Fig. 12] est entourée par des annonces en haut et/ou en bas. Dans plusieurs programmes, nous trouvons dans le cadre destiné au résumé du spectacle une inscription avec le nom d’un produit, souvent une boisson alcoolisée, comme « Marsala Ingham ». De même, à côté d’une photo de Titta Ruffo, la star de la soirée, nous pouvons lire : « Les disques de cet artiste se trouvent chez Casa Murano[14] ». Le maximum d’espace disponible est ainsi occupé par la réclame.

Les produits annoncés sont des plus divers : banques et services financiers, machines agricoles américaines et anglaises – dont l’intérêt est évident dans une ville dont l’élite est surtout composée de producteurs de café –, instruments de musique, phonographes, etc. Les plus nombreux sont cependant, sans surprise, les plus étroitement liés à la sortie au théâtre : toilettes et vêtements, produits de beauté, bijoux, voitures, cafés et restaurants pour l’après spectacle. L’analyse de ces annonces permet de dégager une atmosphère générale de modernité et de progèrs, partagée par les membres de l’élite paulistana et d’envisager la manière dont le Théâtre Municipal est utilisé comme un espace stratégique d’insertion dans ce nouveau monde moderne et connecté.
Ce souci de modernité est évident, non seulement à cause des annonces de toilettes et bijoux de la mode ou tendance, mais aussi à cause de l’usage même du mot « moderne ». La Casa [Maison] Bonilha[15] annonce « les plus modernes tissus » et des vêtements en « couleurs modernes[16] ».
Chez Mappin Stores nous trouvons un trousseau de mariage dans « son expression la plus moderne » et l’annonciateur des automobiles Studebacker rappelle au lecteur que « l’automobile est une nécessité de la vie moderne[17]». De même, les collettes confectionnés par Mme Irma sont « les plus modernes[18] » et un photographe offre des portraits « privilégiés » qui sont « les plus chics, les plus modernes[19] ». Nous ne pouvons pas oublier que « toutes les personnes élégantes doivent utiliser seulement des chaussures modernes[20] », comme le précise le cordonnier Vicente Alessio. L’idée de modernité à laquelle ces annonces font allusion est encore plus évidente quand nous prenons connaissance de l’annonce du Café Guarany, qui offre des « installations et services modernes, comparables aux meilleurs de l’Europe[21] ».
Le cosmopolitisme devient ici une « valeur », pour reprendre les termes d’Heloísa Barbuy, une modernité partagée par une élite enrichie, dont la ville est en train de s’agrandir et qui cherche l’émulation par l’ostentation de signes extérieurs associés à la modernité européenne – les bâtiments et la réorganisation urbaine selon les principes haussmanniens en sont un exemple, mais également les nouvelles habitudes sociales et de consommation importées d’Europe. Ceci explique pourquoi le Progredior se présente comme un « grand restaurant[22] » qui sert un « five o’clock team[23] », ou que l’établissement du Rio de Janeiro Casa Parisiense annonce un « souper de luxe[24] », accompagné par un orchestre de tziganes[25].
Des noms d’établissements témoignent à leur tour de cet idéal cosmopolite – nous trouvons dans les programmes, par exemple, Casa Jeanne d’Arc, Casa Paris, Casa Londres, Peau de Suède, Mappin Stores, Casa Lombarda [Lombard], Casa Alemã [Allemande], Casa Italiana [Italienne], Casa Francesa [Française] de L. Grumbach & C., La Saison, Modes Madame S. L. Martinière. À cela s’ajoute la valorisation du produit importé : plusieurs annonces soulignent que leurs produits sont d’« importation directe ». De même, plusieurs magasins donnent l’adresse de leurs bureaux à l’étranger – de cette façon, nous savons que la Casa Bento Loeb avait un bureau à Paris au 30 rue Drouot, non loin de celui de la Casa Francesa de L. Grumbach & C. au 17 rue du Paradis, tandis que la Companhia Mecânica e Importadora de São Paulo a choisi Londres pour son représentant en Europe, à New Broad Street. Finalement, il n’est pas rare que les annonces soient écrites en une langue étrangère, souvent en français.
Parmi ces annonces, plusieurs méritent que l’on s’y attarde. Par exemple celles de magasins de vêtements, de joaillerie et de produits de beauté, et ceci pour deux raisons : la préoccupation du public du théâtre pour la question vestimentaire est la plus importante. Un journaliste de l’Estado de São Paulo du 27 juin 1912[26] écrit à ce sujet que la « belle salle du Municipal, garnie de beaux visages, de belles toilettes féminines et de fracs élégants est un superbe spectacle », pendant la saison lyrique la « rigueur des vêtements est la plus grande splendeur de la salle », quand le théâtre est en quelque sorte décoré avec les « cols étincelants de bijoux que les fracs noirs feront briller encore plus ». Ainsi, c’est sans surprise que nous notons que les magasins de vêtements, de bijoux et de produits de beauté sont les plus grands annonceurs dans les programmes du théâtre – par exemple, au long des 36 pages du programme de la Grande Companhia Lírica Italiana do Teatro Colón de Buenos Aires du 11 octobre 1917, nous trouvons 23 annonces dédiées à ces produits. Ces annonces ne sont pas seulement nombreuses, elles sont aussi parmi les plus grandes, occupant souvent une page entière, voire deux [Fig. 13]. En outre, plusieurs produits sont annoncés spécifiquement pour la saison lyrique, comme la Casa dos Três Irmãos, qui « pour la saison lyrique est la maison qui a le meilleur assortiment de soies[27] », ou la Casa Bonilha, qui annonce la réception « pour la saison lyrique » d’un « chic assortiment de sorties au théâtre[28] ». De son côté, Mappin Store publie, en français : « Les dernières nouveautés en toilettes pour le lyric [sic]. Sortie de théâtre et tous les accesoires [sic]. Bas, gants, evantais [sic], écharpes etc. etc.[29] ».

Le cosmopolitisme de l’élite de São Paulo se manifeste surtout par l’origine de ces produits – surtout français pour les femmes, français et anglais pour les hommes, témoignant du souci d’être en phase avec les dernières nouveautés des grands centres européens. La Casa Monteiro promet des « nouveautés hebdomadaires en cachemire anglais[30] » et chez Casa Raunier nous trouvons un « complet assortiment d’articles fins anglais et français pour homme pour la saison lyrique[31] », Mme Irma offre les « dernières nouveautés en tissus préparés et modèles reçus directement de Paris[32] ». La Casa Bonilha va recevoir de Paris « pour la saison lyrique […] les dernières créations de la mode[33] ». Les exemples se multiplient tout au long de la documentation.
Pour l’élite paulistana, l’arrivée au théâtre est aussi un moment important. D’où l’importance de l’automobile – la soirée d’inauguration du Municipal est d’ailleurs connue comme celle du premier embouteillage de l’histoire de São Paulo. Le mémorialiste Jorge Americano raconte : « Nous avons commandé le landau pour 8h15. À 8h30 nous étions sur la Praça da República, au Municipal à 10h15, au début du deuxième acte. Mais personne n’a eu l’initiative de descendre et de poursuivre à pied. Cela aurait été scandaleux[34] ».
Dans les programmes, les annonces de voitures à louer ne manquent pas – chez Casa Rodovalho, par exemple, en 1913, on peut louer une voiture « pour spectacle ou concerts » pour 20$000 (vingt mille réis) l’heure[35]. Et si les annonces d’automobiles à vendre ne sont pas aussi fréquentes que celles des vêtements et parures, nous comptons tout de même très souvent entre un à cinq encarts publicitaires de grande taille, occupant une pleine page : des voitures de l’italienne FIAT et de la française Renault, et surtout des marques américaines (Studebaker, Overland…). Le caractère ostentatoire de l’automobile ne peut pas être plus évident que dans la propagande de la Magnum Limousine FIAT : « Comme les pierres précieuses dans leurs garde-bijoux, les dames élégantes réveillent l’admiration du public à travers les voitures dans lesquelles elles défilent, rapides comme des apparitions célestes[36] ».
On retrouve ici la « nécessité de la vie moderne », associée au souci de la représentation (« dames élégantes ») et de l’ostentation des signes extérieurs de richesse et d’élégance (« pierres précieuses »). Ces éléments sont superposés pour créer un effet visuel éclatant (« apparitions célestes »). La relation entre le Théâtre Municipal et ses symboles de l’élégance et du chic est manifeste dans le dessin d’une publicité de Mappin Stores qui offre, en français, « les dernières nouveautés en toilettes pour le lyric [sic] » [Fig. 14]. Au premier plan, une femme élégamment vêtue, le théâtre au fond et, entre eux, au second plan, une voiture, offrant une idée de ce qui peut être l’arrivée idéale à une soirée lyrique.

Enfin, une fois le rideau tombé, le spectacle joué par le public n’est pas terminé, au contraire, comme en témoigne le journaliste du journal O Estado de São Paulo de 27 juin 1912 :
[…] après le spectacle, à la sortie du Municipal, une foule descend l’imposant escalier déjà illuminé par les ampoules qui commencent à être allumées sous l’indécision du crépuscule et se répand par la place, réveillant le Viaduto do Chá et l’entrée du Triângulo. Les automobiles qui traversent avec difficulté les alentours du théâtre mettent sur les figures féminines les reflets irisés et opalescents de leurs réflecteurs, une rumeur étouffée de conversations et rires discrets, des silhouettes qui accentuent, comme dans un cinématographe, la noble distinction de leurs lignes, tout un tableau mouvementé et impressionnant que seulement les grandes villes civilisées peuvent offrir[37].
Sans doute, beaucoup de spectateurs prolongent-ils la soirée dans un des restaurants qui ouvrent à São Paulo durant cette période. Les programmes proposent là aussi des options. Par exemple, l’amateur de théâtre peut, après le spectacle, déguster une canja de galinha préparée chez Casa Branca spécialement pour les soirées de spectacle au Municipal[38]. Une autre option est de se rendre au restaurant Alhambra : « When the opera is over, direct your car to the ALHAMBRA[39] ».
C’est ainsi qu’un cycle peut se boucler. Un cycle qui commence quelques jours et même quelques mois avant la sortie théâtrale. On commence par l’achat de toilettes françaises ou anglaises. Puis on achète ou on loue une voiture américaine ou italienne. Ensuite, on se pare de bijoux provenant des principales maisons parisiennes. Ces préparatifs permettent d’assister un spectacle d’opéra avec des artistes italiens ou de théâtre avec des acteurs français, dans un théâtre inspiré de la principale maison d’opéra parisienne, dans une ville qui est l’objet d’interventions urbanistiques qui visent à lui offrir un visage plus européen.
La sortie au théâtre, à São Paulo comme à Paris
Le Théâtre Municipal apparaît dans les programmes comme une expression de la modernité périphérique de São Paulo. Une modernité qui a comme caractéristique la survalorisation des apparences, ce qui se manifeste à plusieurs échelles. D’abord, le théâtre lui-même et sa relation avec l’espace urbain, sa monumentalité, qui ne cesse d’être évoquée dans les programmes, et ses lignes architectoniques, volonté de donner un visage « civilisé », c’est-à-dire, européen, à la ville. Cette architecture doit s’harmoniser avec le nouveau paysage urbain et avec les vêtements et les bijoux de son public, toilettes françaises et fracs anglais achetés pour les représentations des grandes troupes lyriques et théâtrales européennes. Le jour même de la représentation s’active tout une série de rituels et pratiques, dont l’arrivée constitue le sommet. Celui-ci a sa réplique lors de la sortie, quand le public se rend dans un « grand restaurant » ou dans un café qui offre installations et services « comparables aux meilleurs de l’Europe ». Ainsi, le Théâtre Municipal devient le centre de toute une mise en scène, le lieu de création d’une image de São Paulo comme ville « civilisée » et « moderne ».
La sortie au spectacle en tant que moment entouré de rituels et de pratiques de distinction n’est pas une exclusivité de São Paulo. L’usage de la culture matérielle comme élément central de construction d’une identité sociale est une réalité partagée, particulièrement au moment de grandes transformations sociales. Comme le montre l’historien Manuel Charpy, l’appropriation des objets par la bourgeoisie parisienne au XIXe siècle fait partie d’une stratégie de distinction et de recherche d’une identité dans un moment de mutation sociale et de bouleversements des signes de distinction par le développement de l’industrie[40]. Cependant, ici à São Paulo, l’acte distinctif assume la forme d’une théâtralisation d’une autre réalité et le phénomène de mode, loin d’être une création locale, devient une importation. Également, s’il est vrai qu’à Paris, à Londres et à New York nous remarquons un mélange entre les pratiques du shopping et les divertissements dramatiques[41], au Théâtre Municipal de São Paulo, ces pratiques ont une importance fondamentale à cause de l’effet visuel souhaité – dont témoigne la saturation des programmes par les annonces publicitaires et particulièrement par des annonces de produits destinés à être utilisés lors des représentations.
Enfin, il reste à comprendre dans quelle mesure ce qui se passe sur la scène participe à cette mise en scène. Le Théâtre Municipal de São Paulo a surtout été utilisé pour les grandes compagnies dramatiques et lyriques européennes. Assister à une pièce jouée en français ou écouter un opéra chanté en italien contribue dès lors à créer cette ambiance européenne si désirée par l’élite. D’après Manuel Charpy[42], les vedettes ou stars apparaissent aux yeux de la bourgeoisie comme des figures de mode, vecteurs de consommation, capables de trancher la monotonie et, ainsi, de promouvoir le renouvellement des modes[43]. Le théâtre est alors un lieu particulièrement important pour la formation d’une culture matérielle commune, étant donné que l’espace privé bourgeois est présenté au public, de manière à ce que la sortie au théâtre puisse être assimilée à la visite d’un magasin d’ameublement ou d’une maison de couture.
En ce qui concerne le Brésil, lors des tournées des compagnies étrangères, surtout françaises, les journaux annoncent souvent que les meubles et les toilettes présents sur scène seront les mêmes que dans les théâtres européens. Des annonces publicitaires publiées dans les programmes montrent en outre que les vedettes sont tout autant des vecteurs de consommation, comme nous le montre une collette Réjane – référence à Gabrielle Réjane, qui avait visité le Brésil auparavant – vendue chez Mappin Stores, ou l’utilisation du procédé, commun en Europe, d’obtenir un mot de personnages célèbres sur tel ou tel produit et de “reproduire photographiquement les lignes écrites par les célébrités, leur signature et leur portrait”[44], comme le fait les chocolats Falchi [Fig. 15].

Une annonce d’A Residência accompagnée de la photographie d’un intérieur bourgeois, annonce que « L’élégance, par excellence, est d’acheter des meubles et des tapisseries »[45], témoignant du fait que, à São Paulo comme à Paris, à Londres ou ailleurs, le public aisé peut s’inspirer directement de la scène théâtrale pour meubler ses intérieurs. Toutefois, la tendance ici n’est pas tant de rompre une éventuelle monotonie mais plutôt de de suivre des tendances créées ailleurs, les vedettes se faisant des agents de transmission des modes mondialisées.
Notes
[1] Michel Rapoport, « Demandez le programme ! La scène londonienne (des années 1880 à 1940) » dans Pascal GOETSCHEL et Jean-Claude YON (dir.), Au théâtre ! La sortie au spectacle XIXe-XXIe siècles. Paris, Publications de la Sorbonne, p. 61-79.
[2] Cette étude se fonde sur le dépouillement d’environ 200 programmes consultés au Centro de Documentação e Memória da Fundação Theatro Municipal de São Paulo. Nous remercions à Mauricio Stocco pour son attention lors de nos visites.
[3] Márcia Camargos, Theatro Municipal de São Paulo: 100 anos – palco e platéia da sociedade paulista. São Paulo, Dado Macedo Edições, 2011, p. 32.
[4] Les Paulistanos sont les habitants de la ville de São Paulo, tandis que les Paulistas sont ceux de l’état de São Paulo.
[5] Voir Heloísa Barbuy, A Cidade-exposição. Comércio e cosmopolitismo em São Paulo, 1860-1914, São Paulo, Edusp, 2006, p. 70-75.
[6] Le Triângulo histórico (triangle historique) est la région délimitée par le Largo São Francisco, le Largo São Bento e la Praça da Sé, limites de la ville coloniale.
[7] Projet de l’architecte français Jules Martin et inauguré en 1892, le Viaduto do Chá, dont la structure métallique est venue d’Allemagne, a été le premier viaduc de la ville et a permis son expansion vers l’ouest, au-delà de la rivière Anhangabaú.
[8] Márcia Camargos, op. cit., p. 27.
[9] Apud Mirna Busse Pereira, Cultura e sociedade : prática e política cultural na São Paulo do Século XX, Thèse en Histoire Sociale à PUC/SP, 2005, p. 45. Notre traduction.
[10] Apud Mirna Busse Pereira, op. cit., p. 41.
[11] Société privée sans but lucratif, la Sociedade Cultura Artística a été fondée en 1912 pour encourager le développement artistique et culturel de la ville de São Paulo.
[12] Fundação Theatro Municipal de São Paulo, Programme Grande Companhia Lírica Italiana do Theatro Municipal do Rio de Janeiro, 03/11/1922.
[13] FTMSP. Programme Grande Companhia Lírica Italiana do Theatro Municipal do Rio de Janeiro, 11/10/1917.
[14] Fundação Theatro Municipal de São Paulo. Programme Grande Companhia Lírica Italiana, 21/09/1915.
[15] Dans cet article, nous utilisons les noms originaux des magasins, comme ils sont écrits dans les programmes. La traduction des noms, quand nous jugeons qu’elle est nécessaire pour mieux expliciter nos idées, est donnée entre crochets.
[16] FTMSP, Programme Companhia Dramática Francesa Félix Huguenet, 17/10/1915
[17] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Italiana, 24/09/1916
[18] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Italiana do Teatro Colón de Buenos Aires, 11/10/1917.
[19] FTMSP, Programme Grande Companhia de Ópera Cômica e Operetas, 22/07/1917.
[20] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Itliana do Teatro Colón de Buenos Aires, 01/10/1917
[21] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Italiana, 22/09/1915.
[22] En français dans l’original.
[23] FTMSP, Programme Grande Companhia Dramática Italiana Ermete Zacconi, 20/06/1913.
[24] En français dans l’original.
[25] FTMSP, Programme Companhia Dramática Italiana Tina di Lorenzo, 10/07/1913.
[26] Apud Maria Helena BERNARDES, op. cit., p. 7-8
[27] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Italiana, 21/10/1918
[28] FTMSP, Programme Grande Companhia Dramática Francesa Mr. Lucien Guitry, 19/08/1916
[29] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Italiana do Teatro Colón de Buenos Aires, 11/10/1917
[30] FTMSP, Programme Grande Companhia Dramática Italiana Ermete Zacconi, 17/06/1913.
[31] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Italiana do Teatro Colón de Buenos Aires, 24/09/1915.
[32] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Italiana, 12/08/1914.
[33] FTMSP, Programme Grande Companhia de Ópera Cômica e Operetas, 08/08/1917
[34] Apud Maria Helena Bernardes, op. cit., p. 25
[35] FTMSP, Programme Grande Companhia Dramática Italiana Ermete Zacconi, 19/06/1913.
[36] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Italiana, 12/08/1914.
[37] Apud Maria Helena Bernardes, op. cit., p. 8-9
[38] FTMSP. Programme Grande Companhia Dramática Francesa Mr. Felix Huguenet, 24/07/1915.
[39] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Italiana, 08/10/1919.
[40] Voir Manuel Charpy, Le Théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle et identité sociale, Paris, 1830-1914, Thèse en Histoire à l’Université Franços-Rabelais de Tours, 2010.
[41] Manuel Charpy, « Le spectacle de la marchandise. Sorties au théâtre et phénomènes de mode à Paris, Londres et New York dans la seconde moitié du XIXe siècie ». In : Pascal Goetschel et Jean-Claude Yon, Op. cit., p. 83-114.
[42] Id.
[43] Voir aussi Catherine Authier, « La naissance de la star féminine sous le Second Empire », dans Jean-Claude Yon (dir.), Les spectacles sous le Second Empire, Paris, Armand Colin, 2010, p. 270-281.
[44] Julien Arrend, Comment il faut faire de la publicité ,1912, p. 141 Apud Manuel Charpy, Op. cit., 2014, p. 106
[45] FTMSP, Programme Grande Companhia Lírica Italiana, 24/09/1916.
Pour citer cet article
« Les programmes du Théâtre Municipal de São Paulo. Théâtre et société dans une modernité périphérique (1911-1922) », Lectures & varia numéro 2 [en ligne], mis à jour le 01/03/2025, URL : https://sht.asso.fr/les-programmes-du-theatre-municipal-de-sao-paulo-theatre-et-societe-dans-une-modernite-peripherique-1911-1922/