Revue d’Histoire du Théâtre • N°298 T1 2024
Pour les vivants – Formalisation posthume
Par Frédérique Plain
Résumé
Introduction de Frédérique Plain au texte de Jean-Pierre Vincent, Mise en scène, mode d'emploi.
Texte
Genèse
Jean-Pierre Vincent a disparu avant de terminer le projet, qu’il caressait depuis longtemps, d’écrire un livre mode d’emploi pour ceux qui s’intéressent à la mise en scène et à l’art théâtral. Cette idée avait germé au moment où il quittait la Comédie-Française en 1986, comme besoin premier de faire le point :
On m’a proposé plusieurs fois de faire un livre. C’était idiot.
Je n’avais pas le temps, pas la tête, pas l’utilité intime.
Et si aujourd’hui, ce n’était pas le meilleur moyen de me mettre
en face de moi-même ? Puisque c’est fini.[1]
Puis avait évolué :
Je me refuse toujours à « inscrire », « déposer », indiquer, transmettre… le cœur de mon sens du théâtre. Je réfléchis
et théorise beaucoup, et je m’en méfie. J’ai l’impression
que si je formalisais et écrivais les points forts de mon théâtre,
il mourrait et se dessècherait aussitôt.
C’est sans doute juste. Mais il commence à y avoir tant
de constantes, tant de questions/réponses réitérées, tant d’observations sur l’acteur (français), le développement
d’une scène et d’un spectacle, qu’il serait peut-être temps
de poser la première pierre de ce mausolée.
Un livre qui pourrait s’appeler, sans prétention, « Mettre en scène ». Ou quelque chose comme ça.[2]
L’idée du livre semblait, pour lui, indissociable de celle de la mort. Rien d’étonnant, donc, s’il ne vit jamais le jour, et si c’est seulement après sa mort que nous dressons ce mausolée, en guise de legs. Car le souci de l’histoire, de l’héritage, du lien tant avec le passé qu’avec les générations futures a été une constante du parcours de Jean-Pierre Vincent en tant que metteur en scène, pédagogue et directeur d’institutions théâtrales. « Ceux qui refusent d’hériter (fût-ce de façon critique, explosive…) n’auront pas d’héritiers (i.e.[3] la chaîne historique des expériences humaines est rompue) » écrivait-il en grandes lettres rageuses dans un carnet de 2015[4]. « Nous sommes Homo Sapiens Historicus (l’Homo Sapiens Amnésicus en est une variante mutilée) ».[5]
Fuyant le caractère mortifère de la formalisation, il publiera en 2002 Le Désordre des vivants, mes quarante-trois premières années de théâtre[6] : un livre d’entretiens avec Dominique Darzacq, tiré des vidéos réalisées pour l’INA – série patrimoniale « Mémoire du théâtre » – en 1998 et 2001. Suivant une trame chronologique, l’ouvrage revient sur chaque création de Jean-Pierre Vincent, comme un bilan du travail accompli au moment où il quittait la direction du théâtre Nanterre-Amandiers.
L’outil pratique sur la mise en scène ou l’art théâtral restait, lui, à écrire.
[Je] Reviens sur l’idée d’écrire un livre de travail. Une sorte de « manuel ». Non pas, bien sûr, un traité organisé. Mais l’exploration d’un certain nombre de thèmes de travail qui pourraient aider des gens de théâtre à travailler mieux.(…) [7]
19.03.17 (…)
Nouvelle croisée des chemins. 75 ans pour BC[8] et moi. Nous avons fait beaucoup de chemin(s) traversé beaucoup d’aventures et de dangers. Tant qu’on est vivant, on est immortel. Mais il y a une fin – un jour. Peut-être aussi une fin de la chevauchée…
Courir encore après 80 ans ? Claude Régy ? Encore faut-il pouvoir/vouloir courir. Et pourquoi ? (…)
Le problème est artistique / politique : comment, encore déstabiliser ?
Comment être vraiment actuels/actifs ? (…)
Il faut d’autre part que je mette au point ce putain de livre avec outils de travail pour metteurs en scène (gens de théâtre) et qui devrait servir de tome 2 après Le Désordre des vivants.[9]
Texte général
Est conservé à l’IMEC dans les archives de Jean-Pierre Vincent un texte intitulé « Mise en scène : un mode d’emploi, Jean-Pierre Vincent 2017 », que l’on retrouve dans son ordinateur personnel sous différentes versions avec le titre « Texte général » suivi du numéro de l’année de sa rédaction. La version imprimée de l’IMEC comporte des notes manuscrites, mais est antérieure à la dernière version enregistrée sur l’ordinateur dont l’ultime modification date du 24 mai 2019. C’est ce dernier état de l’ouvrage en chantier que nous vous proposons ici, augmenté de notes issues des Carnets ou d’autres documents éclairants des archives de Jean-Pierre Vincent. [10]
Les Carnets sont truffés de passages réflexifs, plus ou moins longs, sur tel aspect de l’art du théâtre. L’ordinateur de Jean-Pierre Vincent aussi. Ce « Texte général », comme il l’appelait, est en fait une collection, une réunion de toute une mosaïque de notes éparses qu’il s’est efforcé d’ordonner de manière logique et sensible, pour en faire la somme de sa pensée sur le théâtre.
Nous avons fait le choix de laisser ce document dans sa forme inachevée en mentionnant, comme il l’avait fait, les parties « à écrire ».
Qui n’a jamais ouï la voix de Jean-Pierre Vincent en trouvera dans ce texte toutes les modulations et sera étonné de la clarté et de la vitalité de sa pensée. « Tant qu’on est vivant, on est immortel », écrivait-il. Certes. Et même après la mort les mots restent et peuvent servir l’avenir.
Notes
[1] Jean-Pierre Vincent, Le Mariage de Figaro, notes de travail de Jean-Pierre Vincent, carnet vert. Entrée du 1er août 1986, IMEC, 1050VCT/21/4.
[2] Jean-Pierre Vincent, Carnets, 26/08/1990, IMEC, 1050VCT/81/5. Ce texte fait partie d’une note réflexive écrite à l’occasion de son 48e anniversaire. Jean-Pierre Vincent était né le 26 août 1942.
[3] Abréviation du latin « id est » : c’est-à-dire.
[4] Jean-Pierre Vincent, Carnets, 2015, sans date précise, IMEC, 1050VCT/87/6.
[5] Jean-Pierre Vincent, Carnets, 8/03/2009, IMEC, 1050VCT/86/1.
[6] Les Solitaires intempestifs – Théâtre Nanterre-Amandiers, 2002.
[7] Jean-Pierre Vincent, Carnets, 2/02/2004, IMEC, 1050VCT/85/1.
[8] BC : Bernard Chartreux, dramaturge fidèle de Jean-Pierre Vincent avec qui il travaillera de 1973 à 2020.
[9] Jean-Pierre Vincent, Carnets, 19/03/2017, IMEC, 1050VCT/88/3. Il fait allusion ici au seul ouvrage de synthèse publié sur son théâtre.
[10] Nous avons conservé les notes établies par Jean-Pierre Vincent lui-même et en avons ajouté d’autres pour éclairer parfois la lecture. Une mention explicite permet de les différencier.
Pour citer cet article
Frédérique Plain, « Pour les vivants – Formalisation posthume », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 298 [en ligne], mis à jour le 01/01/2024, URL : https://sht.asso.fr/pour-les-vivants-formalisation-posthume/