Revue d’Histoire du Théâtre • N°298 T1 2024
Pour un théâtre humaniste
Par Frédérique Plain
Résumé
Introduction de Frédérique Plain, coordinatrice du numéro.
Texte
Pour un théâtre humaniste
Comment rendre compte de qui était Jean-Pierre Vincent (1942-2020), homme de théâtre dont le riche parcours irrigue soixante années de notre histoire théâtrale ? Des centaines de comédiennes et de comédiens qu’il a contribué à former dans les écoles nationales de théâtre ? De ses collaborateurs, fidèles ou occasionnels ? De sa direction de grandes institutions ? De ses combats politiques infatigables pour que vive le théâtre public, qui était l’essence même de ce qu’il considérait comme sa mission ?
Celles et ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui gardent vivants sa générosité pétrie d’exigence, son érudition sans pédantisme, son humour, sa joie de vivre inquiète et gourmande, son besoin viscéral de confronter ses idées à celles des autres, son souci constant, politique, d’être toujours en avance sur la pensée du présent grâce à la réflexion sur le passé, et englobant le tout : sa passion pour le théâtre.
Paysage et portrait
Pour faire écho à une réflexion qu’il avait à propos de Lorenzaccio de Musset – « La pièce est le paysage de Lorenzaccio et le portrait d’une ville qui porte le nom féminin de Florence »[1] –, nous tenterons ici de faire sourdre à la fois le paysage et le portrait de Jean-Pierre Vincent.
Pour en dessiner le paysage, nous avons interrogé ceux qui l’ont connu : proches, artistes, techniciens, administratifs, politiques, acteurs, metteurs en scène… Ensemble, ils ont convoqué leurs souvenirs de cet homme qui les a marqués.
De cette matière vivante, issue d’une cinquantaine d’entretiens, nous avons tiré un ensemble de podcasts réalisés par Hélène Bensoussan sous le titre « Raconter Jean-Pierre Vincent ». Ils dressent le paysage sensible de cet homme qui semble toujours présent, tant sa vitalité et son énergie étaient inépuisables à l’endroit du théâtre.
Pour peindre son portrait, nous nous sommes plongés dans ses archives. Homme de l’écrit, il pensait avec sa plume, en se racontant, en annotant, en dessinant. C’est sa voix vivante et intacte, si chaude et si claire, qu’on retrouve dans ses écrits. Est donc présenté ici, notamment, un texte important et inédit sur la mise en scène, qu’il destinait à la publication mais qu’il n’a pas eu le temps de terminer et intitulé « Mise en scène : un mode d’emploi ». Sont aussi publiés, par touches, des extraits de ses Carnets, des dessins, des croquis, des listes, des notes diverses, pour montrer le caractère prolifique et stimulant de sa pensée sur le théâtre.
Pour évoquer l’homme sensible, français jusqu’à la moelle, épicurien amoureux du XVIIIe siècle et de l’Italie, sont publiées également quelques recettes choisies, parce qu’il cuisinait comme il mettait en scène, avec subtilité, intelligence, générosité, humour et gourmandise, et qu’il était capable de parler avec autant d’émotion et de sérieux du dernier spectacle qu’il avait vu et du dernier plat qu’il venait de déguster.
Art collectif
« Je suis voué par tempérament et par choix à développer le travail collectif »[2] constatait Jean-Pierre Vincent en 1974, conscient des partenariats qu’il avait noués avec Patrice Chéreau puis Jean Jourdheuil. Cette propension au travail collectif fonctionnait par cercles concentriques : l’équipe rapprochée ; l’équipe de chaque spectacle (équipe rapprochée + comédiens, techniciens et administratifs de ce spectacle précis) ; l’équipe encore plus large de chaque saison ou lieu quand il dirigeait un théâtre. La confrontation à l’autre le rendait plus inventif, plus sûr de ses idées, le contraignait à faire des choix, l’enrichissait. Dans l’équipe rapprochée, trois fidèles parmi les fidèles : son dramaturge Bernard Chartreux (dès 1974), le peintre Jean-Paul Chambas (dès 1977) et le costumier Patrice Cauchetier (dès 1970). S’y adjoindront, pendant de longues années, Alain Poisson à la lumière et Philippe Cachia au son, remplacé pour la période la plus récente par Benjamin Furbacco. Dans les Carnets, au fil des ans, le « nous » du collectif l’emporte sur le « je » du journal intime, scellant dans les mots mêmes cette évolution.
Pour rendre sensible ce « nous », Bernard Chartreux a accepté de publier dans ce numéro des extraits choisis de son récit-témoignage « Jean-Pierre et moi » qui nous emmènent dans une traversée chronologique à travers ses spectacles, leurs spectacles. Ce récit littéraire est présenté en dialogue avec des archives de Jean-Pierre Vincent : la parole présente de l’un cherchant à rattraper le passé, l’écriture passée de l’autre visant à comprendre le présent ; tous les deux dialoguant, toujours et encore…
Autre grand fidèle, le peintre Jean-Paul Chambas nous a confié carnets de croquis, esquisses préparatoires, maquettes, dessins de répétitions qui rendent sensibles et vivantes les recherches artistiques faites en commun.
Enfin, des maquettes de costumes de Patrice Cauchetier complètent ces contributions des collaborateurs du premier cercle à ce volume.
Art historique
« Nous ne sommes pas nés de la dernière averse » : cette phrase, inlassablement répétée, témoigne de l’attachement indéfectible de l’artiste qu’était Jean-Pierre Vincent à l’Histoire : l’œil toujours tourné vers le passé pour comprendre le présent et créer l’avenir.
Vrai érudit et amoureux d’Histoire – et d’histoire du théâtre, en particulier –, il se situait toujours dans une tradition d’interprétation, pour la contrer, la bousculer, la questionner, à chaque fois dans le même but : trouver en quoi elle pouvait être utile là et maintenant, c’est-à-dire, pour nous aujourd’hui. Le plus souvent – et parfois, à son grand dam – le texte avait une place centrale dans sa pratique artistique tant il croyait au pouvoir des mots pour façonner les destins humains.
Joël Huthwohl et Frédéric Vossier se sont penchés pour ce numéro sur cette question fondamentale dans son théâtre du rapport au texte : le premier avec les classiques, et le second avec les contemporains. Ils se répondent par article interposé et tentent avec habileté de saisir les constantes du travail de cet amoureux de la langue.
Agathe Sanjuan traite, elle, de son mandat d’administrateur de la Comédie-Française : l’expérience de direction sans doute la plus douloureuse et conflictuelle de sa carrière, mais ô combien fondatrice, pour lui et pour la Maison.
Enfin, Marie-Madeleine Mervant-Roux nous offre une singulière promenade sonore dans quelques spectacles de Jean-Pierre Vincent, sur les traces d’un rire dont il avait le secret : le rire critique, rire d’intelligence commune et burlesque qu’on ne partage bien qu’au théâtre, en commun.
Art nécessaire
Face à l’œuvre de ce travailleur infatigable, cet ouvrage est modeste et inévitablement incomplet. Des pans entiers de son activité ne sont pas traités ici : ses débuts d’acteur, sa direction du Théâtre National de Strasbourg, et du Théâtre Nanterre-Amandiers, son rôle au Syndeac, son combat pour le théâtre public qui témoignait d’une vision éminemment politique de ses missions, son rôle de veilleur et de soutien – d’aucuns diraient de « grand sage » ou de vigie – pour beaucoup de ses collègues dans leur relation avec les tutelles, son inlassable travail de spectateur des spectacles des autres, son goût de la pédagogie et de la transmission, si fondamental pour tant de générations d’acteurs… la liste est déjà longue.
Devant une carrière si intense, riche et diverse que la sienne, ce numéro a l’ambition de mettre en lumière sa vision humaniste du théâtre et, par petites touches, d’ouvrir quelques voies, de défricher quelques pans de terrain pour donner envie à d’autres – artistes, étudiants, chercheurs, amoureux du théâtre – de suivre les traces de cet homme si généreux et si exigeant, qui a contribué plus que d’autres à défendre la nécessité du théâtre. Pour tous.
[1] Jean-Pierre Vincent, Lorenzaccio, pièce de théâtre, programme du spectacle, avec édition de la version scénique de la pièce, selon le modèle des publications du TNP, Nanterre-Amandiers, 2000, p. 11.
[2] Jean-Pierre Vincent, Carnets, 11/07/1974, IMEC, 1050VCT/77/7.
Pour citer cet article
Frédérique Plain, « Pour un théâtre humaniste », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 298 [en ligne], mis à jour le 01/01/2024, URL : https://sht.asso.fr/pour-un-theatre-humaniste/