Revue d’Histoire du Théâtre • N°296 T1 2023
« Rêver d’un paysage qui n’existe plus ». Entretien avec Philippe Quesne
Par Pierre Causse, Laure Fernandez, Philippe Quesne
Résumé
Après une formation en arts plastiques et une dizaine d’années comme scénographe de théâtre et d’expositions, Philippe Quesne fonde la compagnie Vivarium Studio (2003), réunissant un groupe de travail composé d’acteurs, de plasticiens, de musiciens. Il conçoit et met en scène des spectacles qui cherchent à développer une dramaturgie contemporaine à partir de dispositifs scéniques qui sont autant d’ateliers de travail, des « espaces vivarium » pour étudier des microcosmes humains. De 2013 à 2019, il dirige Nanterre-Amandiers, centre dramatique national, tout en concevant des performances et installations dans le cadre d’expositions. Philippe Quesne est directeur artistique de la Ménagerie de verre à Paris depuis juillet 2022.
Texte
Juin 2022, rue des Cascades, Paris
Après une formation en arts plastiques et une dizaine d’années comme scénographe de théâtre et d’expositions, Philippe Quesne fonde la compagnie Vivarium Studio (2003), réunissant un groupe de travail composé d’acteurs, de plasticiens, de musiciens. Il conçoit et met en scène des spectacles qui cherchent à développer une dramaturgie contemporaine à partir de dispositifs scéniques qui sont autant d’ateliers de travail, des « espaces vivarium » pour étudier des microcosmes humains. De 2013 à 2019, il dirige Nanterre-Amandiers, centre dramatique national, tout en concevant des performances et installations dans le cadre d’expositions. Philippe Quesne est directeur artistique de la Ménagerie de verre à Paris depuis juillet 2022.
Laure Fernandez – Il n’était pas simple de préparer cet entretien parce qu’évidemment, tout le monde te fait parler de nature ou d’écologie. Nous cherchions comment t’amener ailleurs, peut-être avec ces deux mots qui nous rassemblent – « fabrique » et « paysage » – en recentrant notre échange autour de ce que serait pour toi une définition du paysage. On a eu également l’impression, en retraversant les entretiens que tu as pu faire, de trouver peu de chose autour de la matérialité et de ton lien à l’histoire du théâtre – on t’entend plus volontiers citer des plasticiens. Donc la première chose sur laquelle on voulait te faire réagir est justement ton inscription dans cette histoire du théâtre, en lien à la question du paysage – tu viens de nous dire en regardant le sommaire du numéro ton admiration pour le travail de Nicky Rieti, par exemple. Quelles pratiques, théâtrales ou parathéâtrales, ont été importantes pour toi ?
Philippe Quesne – C’est toujours pareil : cela renvoie à pourquoi on se lance à pratiquer cet art qu’on appelle « spectacle vivant », ou plus précisément « théâtre » dans mon cas – même si parfois il y a du mouvement ou des objets. L’expression « fabrique de paysage » est palpitante, parce que c’est cela depuis longtemps : un art de gens qui ont appris à reconstituer la nature sur les scènes – pas seulement les plantes, mais la nature humaine, que l’on transpose. Il est très exaltant de penser simplement cela, cette attirance de faire des spectacles comme on ferait des microcosmes, autant de reconstitutions de l’espèce humaine qui rejouent des drames, des joies, des peurs, des conflits, des utopies. On accepte le code incroyable de gens assis face à une reconstitution. De nombreux auteurs, depuis les origines, se sont amusés à utiliser le théâtre pour mettre en scène des forêts, des cavernes, des transpositions de la nature. Heureusement, le théâtre n’est pas constitué que de pièces qui ont lieu dans des intérieurs. Même Shakespeare s’est amusé à exalter l’idée assez drôle de reconstituer la nature sur scène. Je pense qu’il y a un traitement génial de ce vous appelez « fabrique du paysage » – ce pourrait presque être cela qu’on appelle « théâtre ».
Dans les années 1990, où j’étais étudiant et spectateur, il y avait ces grands scénographes que sont Nicky Rieti, Titina Maselli, Gilles Aillaud. Je mets les scénographies en fausse perspective de Yannis Kokkos, et celles de Richard Peduzzi un peu à part, parce qu’avec Patrice Chéreau, la question de la transposition du réel était fascinante, mais, pour moi, les autres étaient extrêmement inventifs, avec des dispositifs plastiques qui n’étaient pas souvent orientés, ou n’utilisaient pas la perspective. Chez Nicky Rieti, il y a une influence de la peinture qui m’intéresse particulièrement. Gilles Aillaud était peintre, tout en faisant des scénographies pour Grüber, Jourdheuil et Peyret. Titina Maselli, ou même Lucio Fanti, un scénographe italien, étaient eux aussi souvent invités par Grüber ; cela formait comme une famille avec Bernard Sobel, les grandes heures de ces théâtres – Bobigny, Saint-Denis, Gennevilliers.
Matthias Langhoff avait des dispositifs très impressionnants, des scénographies qui contiennent la métaphore du texte et prennent à elles seules en charge beaucoup des pièces des auteurs. Il y a eu une joie des grands espaces. Je pense que j’aurais eu plaisir à être assis devant des scénographies de Nicky Rieti comme face à des installations de Dominique Gonzalez-Foerster. Elles auraient pu être activées, visitables la journée. Il s’agissait vraiment de transpositions de mondes, parfois avec des matériaux naturels, comme les flaques d’eau pour Venise sauvée, et en même temps du carton-pâte, cette impression de grands studios de cinéma, d’être complice d’un tournage ; parfois des tribunes qui bougent, un train qui amenait les spectateurs au fin fond de Saint-Denis pour Un Faust de Peyret, ou avec André Engel… Cette époque était palpitante pour la scénographie et ses multiples dimensions liées aux arts visuels – avant peut-être que la vidéo ne mette la confusion pour un certain type de médias ou de livres associant la modernité aux nouvelles technologies. Cette confusion est dommageable.
Ce qu’il reste de la mémoire des spectacles, ce sont hélas presque toujours des photos, la scénographie est donc ultra puissante pour la transmission. Aujourd’hui, qui se rappelle les notes de mise en scène ? De certains spectacles de Bob Wilson, il ne demeure que quelques photos… Tout ce qui reste, ce sont des scénographies, des mondes visuels archivés, qui deviennent presque des tableaux, montrant un moment. Quand je regarde des photos de spectacles de Grüber que je n’ai pas vus, la puissance plastique me saute aux yeux, les visuels sont inspirants à consulter. À cette époque, le théâtre – notamment venu d’Allemagne – a pris un plaisir fou à archiver les saisons des Stadttheater, jusqu’à Anna Viebrock et d’autres scénographes géniaux ; on retrouvait en fin de saison d’énormes livres, comme des catalogues d’art où l’on pouvait consulter des scénographies. J’étais étudiant dans ces années-là, je lisais les Voies de la Création Théâtrale qui accordaient beaucoup d’attention, avec Georges Banu et ses collègues, au paysage et à l’espace de jeu. Et puis, évidemment, dans les figures marquantes, il y avait Claude Régy.
Aux Arts Décoratifs, mon enseignant était Jacques Le Marquet, un grand scénographe qui a beaucoup travaillé avec Jean Vilar et intervenait aussi dans le dessin des théâtres. Il a été le scénographe de Régy dans les années où il faisait de grands paysages à l’Odéon, avant qu’il ne décélère, si je puis dire, avec des boîtes optiques très inspirées du plasticien américain James Turrell et avant le travail avec Daniel Jeanneteau, qui a assuré la transition entre Rieti et nous. Il y avait aussi – excusez-moi, je dis tout en vrac – un véritable paysagiste, Claude Chestier, qui a fait des scénographies avec des pommes de terre et des parpaings pour Éric Vigner, au moment où ce dernier apparaissait avec La Maison d’os. Il y avait enfin la dimension extraordinaire des scénographes de Pina Bausch, qui faisaient des paysages au sens propre, des terrariums avec des reconstitutions de sols, de roches, de pluie, tant de matériaux organiques véritables. On sait que Pina Bausch a beaucoup marqué, avec Le Sacre du Printemps par exemple, en convoquant de la terre au plateau, de la pluie, l’odeur de la boue, et, parfois en même temps, des rochers transposés du Portugal en polystyrène, comme un aveu de la fabrique de paysage. Voilà des génies de cette expression « fabrique de paysage » : Nicky Rieti et les scénographes de Pina Bausch. Il y avait une vivacité, une inventivité et une acceptation de la reconstitution de la nature au théâtre, rien que par ces mondes, qui m’a fasciné.
Il y a aussi plein d’exemples dans les arts visuels, qui m’ont toujours nourri, des plasticiens qui osaient inviter les matières et les matériaux dans les expositions, souvent architecturées, propres. Quand des plasticiens de l’Arte Povera invitent des branches, des feuilles mortes, des troncs, des planches, des couvertures brutes, ils en profitent parce qu’ils sont dans un white cube ; ils reconvoquent une nature simple, pauvre, très inspirante pour le monde du théâtre en termes d’économie de moyen. Ce dialogue fécond entre théâtre et arts visuels est lié au fait que des metteurs en scène et des chorégraphes ont puisé de l’inspiration chez des plasticiens qui avaient une relative économie de matériaux et de moyens.
Au théâtre, on peut aussi éclairer la cage de scène : le paysage de départ est ce jeu d’architectures et de boîtes vides, qui ont parfois fait de sublimes scénographies. C’est drôle qu’on se soit habitué à ce que le code et le degré zéro – comme les auteurs diraient « la page blanche » – soit la boîte noire, qui a donné des paysages magnifiques, atmosphériques, juste avec de la brume, sans forcément construire. Ou l’occupation sur scène, comme chez William Forsythe ou des chorégraphes dont on pourrait dire qu’ils composent des paysages parce que le corps raconte beaucoup et construit des structures narratives extraordinaires. Quand je vois Forsythe, qui a été une grande révélation dès les années 1980, j’ai l’impression d’une œuvre tellement ouverte qu’y défilent plein de jardins, alors qu’il n’y a pas forcément grand-chose ; c’est par la composition des corps, et sans doute aussi par le paysage sonore, que la danse a été si inspirante pour moi.
Plus modestement, je pense que quand on fait du théâtre et du spectacle vivant, on est hélas habitué à transposer. Cela dit, j’ai quand même amené des gens dans de vrais paysages, parfois dès le début d’ailleurs. J’ai ressorti mes petits livres[1]. Je ne sais pas encore ce que j’en pense – cela fait pourtant vingt ans que je fais des spectacles et des installations. J’aime bien la dimension de vrai et de faux : pour assumer le faux au théâtre, il faut parfois revenir dans le vrai, et en même temps, le vrai peut devenir faux s’il est cadré. Nous ne sommes plus à l’époque où un artiste choisit un paysage au fin fond d’une région et déplace le public – alors qu’on pourrait, et j’espère que l’on va revenir à ce théâtre : choisir un site et y amener des gens.
Ce sont des inspirations, mais il y aurait tellement à dire des arts visuels et des auteurs eux-mêmes. Si tu lis Shakespeare, tu peux fermer les yeux. Si on te le raconte, il y a une manière de faire défiler un paysage extraordinaire, ce sont des mots qui suscitent, titillent, dynamisent l’imaginaire. La façon dont il a traité du paysage – des forêts aux grottes, la mer, les tempêtes, reconstituer un bateau qui s’échoue – est complètement délirante : c’est assez merveilleux d’oser, de poser des questions de théâtre dont la résolution est dure à trouver sur le plateau.
LF – À l’école des Arts Décoratifs, il y avait des exercices à partir d’un texte, d’un travail d’analyse dramaturgique ?
PQ – Très peu. En fait, j’étais à une époque où il n’y avait pas d’enseignement spécifique ; il n’y avait que ce scénographe, Jacques Le Marquet. Ils appelaient cela un enseignement par contournement, donc les disciplines qui étaient enseignées l’étaient via un peintre, beaucoup d’histoire des arts – et pas seulement du théâtre –, un cours d’espace sonore par un musicologue qui analysait des partitions, de Beethoven à Cage ou Ligeti, et entrait dans des comparaisons de structures, d’architectures, de scénographies musicales. Et puis un ingénieur, des cours techniques, de physique de la lumière, pas forcément de spectacle… Ce n’était pas du tout de la scénographie appliquée : il s’agissait de nous rendre libres de rêver à ce mot, scénographie, avec des gens qui partaient vers la muséographie alors que d’autres étaient intéressés par l’architecture. Nous avions beaucoup de temps pour développer nos propres performances. On passait très peu par les maquettes parce qu’on avait des zones d’expérience, de développement d’espaces plus proches de ce que l’on pourrait voir aux Beaux-Arts. Nos enseignants se méfiaient beaucoup des maquettes parce qu’elles réduisent l’imaginaire et font travailler les étudiants sur des budgets improbables. On était dans des moyens concrets, on faisait pratiquement tout à l’échelle 1, de façon assez proche de la sculpture ou de l’installation. C’est pour cela qu’il n’y avait pas de maquettes : ils préféraient nous dire, « avec ce tas de feuilles de papier, vous allez nous produire une scénographie inspirée de Shakespeare, en ayant d’emblée une économie de moyens ».
On en est venus plus tard aux maquettes aux Arts Décoratifs, à l’arrivée de Richard Peduzzi comme directeur. C’est lui d’ailleurs qui a engagé Nicky Rieti ou Guy-Claude François, le scénographe de Mnouchkine. À ce moment, il y avait aussi des cinéastes farfelus – Fellini, Godard, qui a beaucoup montré le hors-champ, ou Raoul Ruiz. Les écoles étaient pleines d’arts qui se mélangeaient et c’était magnifique. J’avais des cours de théorie, de sciences humaines ; on étudiait Baudrillard, Bachelard, Barthes et évidemment Georges Perec, des auteurs inspirants pour les scénographes. Un enseignement « par contournement ».
LF – C’est beau comme formule.
PQ – Cela m’a donné envie de faire du théâtre plutôt que d’être plasticien, même si j’aime bien être invité à montrer des objets dans des expositions. J’ai eu envie de faire du théâtre parce que c’est une fabrique de paysage – je reprends votre titre. Je parle souvent de terrariums et de vivariums. C’est quand même l’art le plus incroyable pour cela, parce que le code est clair : on est assis devant un volume réel, avec des espèces humaines ou animales et des matériaux, de la lumière, du son, des musiques pour vibrer, pour être inspiré ; une reconstitution de la réalité au sens large, sans être du cinéma, mais tout en pouvant utiliser le cinéma dans un coin, ou de la musique, ou le noir, ou la couleur…
PIERRE CAUSSE – Dans les scénographies, il y a plusieurs fois des citations de toiles peintes qui font plutôt signe vers le XIXe siècle, une histoire plus ancienne du théâtre. Comment est venue cette idée de la citation du paysage dans sa tradition ?
PQ – Elle est venue récemment, je sors d’un cycle où il y en a eu beaucoup. Je pense qu’il s’agit du degré zéro, une histoire ancienne, même plus ancienne que le XIXe. Il est intéressant de se rappeler que parfois, même au Moyen-Âge, on a confronté un corps performeur à une image. Peut-être même que Lascaux était un fond de scène pour des types qui chantaient ou mangeaient ! J’imagine que cela a toujours enrobé, dynamisé, exalté l’âme humaine. Dans ce rapport au décor, j’aime rappeler qu’on s’inscrit tout simplement dans une très longue histoire, où tout a déjà été fait. Oui, Lascaux est peut-être le premier rideau peint ! Quand je vais à la grotte de Pech-Merle, que le guide se lance dans une explication sur un rituel où ils avaient tué le bison : si cela se trouve, c’était une performance, on était aux Inaccoutumés à la Ménagerie de Verre et les types avaient décoré le bar du théâtre ! Dessiner sa vie, l’écrire, la noter pour d’autres, répandre les légendes, c’est de cela qu’est faite l’histoire des hommes. J’aime bien dans les scénographies rappeler que le rapport corps/image vient de loin. Cela est souvent la conséquence d’une manière de décélérer et de ne pas forcément utiliser la vidéo. Et puis c’est beau, ça produit de la poésie, faire imprimer l’image sur une toile plutôt que la projeter. Cela avoue encore plus et la dimension picturale du théâtre, et son rapport à l’image reconstituée.
Quand j’ai reconstitué une espèce de forêt dans La Mélancolie des dragons[2], bien sûr que j’aurais pu faire une toile, mais j’avais besoin du concret, d’un fragment comme un décor de cinéma, soudainement un peu réaliste avec la voiture, d’un naturalisme nécessaire à l’humour de la situation, du coton par terre pour représenter la neige. J’ai souvent fait des scénographies qui avouent la façon dont elles sont construites, puisque les acteurs roulent la neige dans La Mélancolie – je reviens toujours à cet exemple, où quelque part les acteurs eux-mêmes plantaient les branches de leur propre jardin. C’étaient des jardiniers-acteurs. J’ai utilisé des bâches, des choses abstraites dans Big Bang[3], des couleurs, le fond vert, comme une citation contemporaine d’une sorte de toile d’aujourd’hui, soi-disant page-blanche de tout ce qu’on peut incruster grâce à la vidéo. Mais le fond vert est devenu le fond de Big Bang sans même utiliser la vidéo. La première toile est quand même peut-être arrivée grâce à Caspar Friedrich : on travaillait sur cette pièce, Caspar Western Friedrich[4], où était tendue la peinture célèbre de l’homme de dos, que l’on a repeinte, où l’on a enlevé la figure, pour s’en servir de diorama.
On est également tout de suite allé en nature, parce qu’en 2004, j’ai fait ce projet qui emmenait les gens dans la forêt, en Bourgogne. J’ai utilisé un cadrage, parce qu’à partir du moment où on assoit les gens sur la rive d’un lac pour regarder un point de vue, on peut se dire qu’il devient artificiel. En 2005, on commence les répétitions de D’après nature[5] où il y a le projet de forêt ; et le projet à la Villette, une invitation d’un festival pendant lequel finalement, au lieu de performer en réel dans la nature avec des chorégraphes et des plasticiens, j’ai utilisé le budget pour imprimer un livre. Quand je regarde les photos qui composent ces livres, j’ai l’impression qu’on pourrait être dans un studio. De toute façon, même les jardins plantés dans certaines villes sont devenus irréels. Il y a une ironie dans ce travail, c’est tellement pathétique, les trottoirs, le mobilier urbain…
C’est peut-être cela qui a fait l’identité, qui m’a conduit à être toujours appelé à parler d’écologie après, et c’est vrai que cela a évolué encore avec Nanterre et des projets fictionnels de grande échelle, avec Bruno Latour ou d’autres, qui se sont mis à rejoindre les sciences humaines. Sans me rendre compte de ce que j’avais abordé, sans doute que le fait de transposer et de mettre de la nature ou des paysages sur le plateau avait de fait intéressé une communauté de scientifiques, de chercheurs, de sociologues, de philosophes qui venaient voir mes spectacles – mais je ne l’ai découvert qu’après. Ou même des gens qui eux-mêmes parlent au sens large de la fabrique de paysage.
LF – Ce sont des gens que tu lisais déjà ?
PQ – Pas forcément. J’ai l’impression que depuis dix ans, ces questions et les éditions sur le sujet ont explosé. Je connaissais plus Paul Virilio – il y avait eu une grande exposition sur la catastrophe à la Fondation Cartier[6] – et ce qu’il écrivait sur le besoin de la planète de décélérer. Quand j’étais étudiant, Lyotard avait fait une exposition marquante, Les Immatériaux au Centre Pompidou, avec déjà des prémisses de relations entre les arts, le vivant, l’organique, une alerte sur le paysage… Cette exposition avait une structure incroyable, une arborescence qui s’inspirait de Deleuze. C’était l’époque de l’invention de la BPI et du début de l’usage de l’ordinateur pour chercher et rebondir sur des mots-clés. Ces systèmes d’arborescences faisaient penser au paysage, au jardin, comme des prémisses de courants de pensée alertant sur ces problèmes dits écologiques.
LF – À partir du moment où il y a eu aux Amandiers, lors de ta direction, cette présence des sciences humaines, cela a-t-il fait bouger quelque chose dans ta propre pratique ?
PQ – J’ai l’impression, parce que ces gens sont nos contemporains, nos collègues. Il y a un mouvement très fort ces dernières années, ou peut-être parce que j’ai eu accès à eux. Je sens que le monde de ces chercheurs, de ces philosophes, de ces écrivains a vraiment rencontré les arts, et que, du coup, on compare nos recherches. Il me semble que c’est assez poreux. J’ai l’impression en ce moment que les auteurs au sens large ne sont pas présents par leurs fragments ; quand je lis Isabelle Stengers, Donna Haraway ou Émilie Hache, je ne vais pas couper-coller des bouts de ce qu’elles écrivent, mais cela nourrit. Et j’espère qu’il y a de la réciprocité, parce que certains auteurs, comme Emanuele Coccia, vont voir beaucoup de spectacles ; d’autres, comme Vinciane Despret, performent même chez Massimo Furlan[7]. Pour nous, ce théâtre inspiré des sciences et de la philosophie était beaucoup lié au travail de Jourdheuil et Peyret, que j’ai vraiment adoré, qui pouvaient monter De la nature des choses de Lucrèce puis une pièce inspirée des Sonnets de Shakespeare, avec la contrebassiste Joëlle Léandre. J’aime rappeler que l’on vient de cette histoire de l’art. Quand j’ai fait La Nuit des taupes[8], je me suis aussi amusé à peindre des fragments au pistolet au mur, qui rappelaient des grottes. J’aime citer l’histoire de l’art et faire des hommages avoués. Brueghel était aussi une référence ; Icare dans La Démangeaison des ailes[9], où l’on reconstituait le tableau.
J’ai besoin que l’on prélève la nature avec un certain humour. Comme je le dis souvent hélas, cela me rend un peu mélancolique de voir un tas de branches, de la neige reconstituée alors qu’on est en plein réchauffement climatique. J’ai été rattrapé par l’époque. Dans cinquante ans, nous n’aurons peut-être que du coton pour simuler la neige, on mettra un peu de froid à la climatisation pour être comme au ski : c’est triste mais c’est une réalité que le théâtre aura anticipée. Il y avait dès le théâtre élisabéthain des exemples incroyables de possibilités de rêver d’un paysage qui n’existe plus. J’aime bien dire parfois que je fabrique des paysages comme des camps d’entraînement pour un futur idéal. En tant que scénographes, on est habitués, et si jamais une base spatiale nous invitait, on serait prêts à reconstituer un peu de ce qu’était la planète terre, dans le futur. C’est d’ailleurs passionnant de voir combien certains films de science-fiction sont beaux dans la nature reconstituée qu’ils inventent. C’est vrai déjà chez Jérôme Bosch, une œuvre visionnaire de ce que contient un paysage et de ce qu’il contient pour le futur, avec ces œufs qui arrivent à éclore de nouvelles créatures multi-spécifiques. C’est d’une modernité absolue.
LF – Tes paysages sont-ils toujours des citations ? Des paysages déjà reconstitués que tu reconstitues encore une fois sur scène ? Ou y a-t-il des paysages « réels » qui t’inspirent ?
PQ – Je pense qu’il y a toujours eu un peu des deux. Dans L’Effet de Serge[10], il y a ce fragment de forêt, de petit jardin de banlieue. On utilise de la fausse perspective : à l’époque, la pièce est créée à la Ménagerie de Verre, où on sait qu’on est dans un parking. On utilise un artifice des origines : il y a un jardin derrière, un décor de cinéma un peu réaliste que la voiture traverse – mais en même temps, ce ne sont que des branches. On est exaltés, on croit que l’on est dehors, dans un pavillon de banlieue pour quatre branches pourries coupées dans la rue d’à côté. Cela fait rêver mais avec peu, ce qui provoque une poésie du bricolage, ou plutôt du dérisoire. Et en même temps, quand j’y repense, ce fragment de nature par une baie vitrée est triste, comme une base spatiale – on pourrait le voir de plein de façons. C’est aussi un poster en relief, une boîte lumineuse, un diorama ; on n’est pas très loin de choses que Dominique Gonzalez-Foerster a cadrées par des vitres. Cette petite baie vitrée de Serge se situe en extérieur, comme l’était le théâtre de la Renaissance, en quelques toiles peintes et une perspective. La Mélancolie des dragons ne cite pas particulièrement un tableau, mais l’idée de l’organisation paysagère, paysagiste, de cette nature avec la neige qui renvoie à un décor de cinéma, parce qu’elle n’est pas spécialement théâtrale – on a des projecteurs au sol, plus de l’ordre du tournage.
LF – Mais même sans citer, il s’agit de paysages reconstitués. Tu ne cites pas les Vosges, tu cites un décor de cinéma de paysage enneigé.
PQ – Oui.
PC – Et dans le Chant de la terre[11], ce sont les citations de plusieurs toiles peintes qui s’enchainent – on aurait pu imaginer une mise en scène avec des photographies de montagnes telles qu’on les voit aujourd’hui.
PQ – Le Chant de la terre est une pièce sublime de Gustav Mahler sur l’hommage à la nature, notre besoin de nous réconcilier avec la terre. Il n’y a pas grand-chose à théoriser du rapport à l’anthropocène, comme il est écrit dans les textes que j’ai vu publiés sur ce spectacle ; c’est plutôt une époque incroyable, la fin du romantisme. Mahler écrit en 1907, c’est l’un des derniers romantiques, qui meurt en 1911. Il dit au revoir à une époque ; la société industrielle arrive, la guerre de 1914, et on pilonne le romantisme, qui pourtant était un courant passionnant et acceptait la nostalgie d’une nature vacillante qui pouvait peut-être donner parfois une orientation à nos vies. Ce n’était pas du tout naïf. Cette fin du romantisme, exaltée par Mahler et sa puissance de composition musicale, est très intéressante. Mahler est celui qui prolonge la vie des peintres, à ce moment-là tous morts ou finissant leur carrière ; ils étaient remplacés par d’autres courants. Même Caspar Friedrich, sur lequel j’ai beaucoup travaillé, summum du romantisme allemand, avait écrit dans ses mémoires sa volonté que les expositions de ses tableaux soient mises en musique. Il n’a jamais été véritablement honoré scénographiquement. Ce sont des courants artistiques incroyables, qui relient écrivains, philosophes, compositeurs (on verra dans vingt ans, pour notre époque, qui se côtoyait, qui va rester, les inspirations – pour reparler de ce courant des sciences humaines quand même très connecté aux arts. On sait que Philippe Parreno ou Pierre Huyghe ont énormément produit de connexions avec des philosophes et ce que Pierre Huyghe met en scène – je trouve que c’est un metteur en scène d’exposition – restera sans doute ; son art raconterait l’époque. Il a reconvoqué le vivant, ce monde multi-spécifique que revendiquent les philosophes).
Ma mise en scène du Chant de la terre est littérale : les toiles sont des tableaux d’Albert Bierstadt, un peintre contemporain de Mahler que j’ai souvent utilisé de manière fragmentaire, notamment pour le fond de Crash Park, un ciel et des nuages. J’aime beaucoup ce peintre, moins connu que Caspar Friedrich et qui a tenté une quête de l’Ouest en s’exilant aux États-Unis. Il y a amené le romantisme allemand, qui ne s’intéresse pas uniquement à la figure humaine, une chose difficile pour les Américains qui ont besoin de héros. Lui a souvent mis le cowboy en tout petit. Il a osé redonner une autre échelle à l’homme. Le Chant de la terre est très simple, tout est chanté et dit ; les toiles trainent dans l’eau, elles sont flottantes, ne s’installent pas. Je ne voulais pas intervenir plastiquement, et trouvais donc bien de faire un petit musée de la fin d’une époque. 1907 est terrible. Après arrivent les grandes guerres, c’est un bouleversement dans les arts ; il y a le dadaïsme, le surréalisme pour rêver, le futurisme pour parler de la vitesse du monde, de l’industrie. Après la Deuxième Guerre mondiale, il y a le début de l’Arte Povera qui semble dire : il n’y a plus beaucoup de choses sur terre. Le travail de Mario Merz par exemple, qui pourrait nous alerter sur les risques de l’écologie, évoquer le discours de la décélération, en invitant à prendre ce qui existe, travailler avec les matériaux, la serpillère, la branche, la fin de l’électricité. Je trouve cela contextuellement intéressant. Et aujourd’hui, reconvoquer le romantisme est quelque chose que j’aime, sans ironie.
PC – Le théâtre romantique lui-même est-il parfois source d’inspiration ?
PQ – J’adore Büchner. Je l’aime en tant que tel, mais je n’ai pas forcément envie de monter ce théâtre. Ce sont des gens qui ont laissé des œuvres avec du mystère à l’intérieur, des fragments parfois. Moi je fais un théâtre avec des fables simples, qui emprunte beaucoup à l’histoire de l’art. Avec La Mélancolie des Dragons, et pour la première fois cet aveu de plonger dans le romantisme, le mot « mélancolie » était un guide pour travailler, comme un champ de recherche. Des références ou des citations de tableaux ont collé à l’esthétique du travail. Mais finalement, dès D’après nature, je suis dans un spectacle de science-fiction, on parle de la fin de la planète, de gens prêts à décoller pour réparer la couche d’ozone. Je ne me rends pas compte, là, de ce que cela brasse.
Le théâtre et les arts aujourd’hui sont, en théorie, en train de construire des esthétiques qui vont parler de la fin du monde. L’éternel sujet : les artistes travaillent sur le non-humain, pour intéresser aussi le spectateur à regarder un autre que soi ; le double humain que l’on a sur scène n’est pas le seul centre d’intérêt. De même que les gens qui travaillent des marionnettes ou des objets, du Turak Theatre à Gisèle Vienne en passant par Phia Ménard, portent un regard sur les matériaux, la matière elle-même. Quelqu’un comme le réalisateur Jean Painlevé rappelle aussi comment le cinéma peut s’intéresser à l’infiniment petit. Une cellule ou une plante, du plancton, peuvent devenir les héros d’un film.
LF – Tu sembles être allé vers l’infiniment grand avec Cosmic drama[12]. Est-ce que tu as cette tentation de l’infiniment petit ?
PQ – Oui, j’avais envie de faire un théâtre de microbes ou de puces. Un vrai théâtre d’insectes. Je n’ai pas désespéré. Le CN.R.S a lancé un programme de blobs[13]. Bien sûr que c’est une question.
Après on devient des prototypes de ce théâtre qui teste des conditions possibles une fois que le climat aura ravagé la terre. J’aime bien aussi que l’on ne voit pas mon théâtre uniquement comme cela, sinon je me cataloguerais. Je sens que c’est un thème qui m’est propre, mais je ne me suis pas forcé à travailler sur la fin du monde et le réchauffement climatique ; c’est plutôt une lecture possible du travail. Comme L’Effet de Serge, qui n’était pas forcément une anticipation du confinement – et pourtant ! L’Effet de Serge pourrait être un exemple de la décélération de Paul Virilio, un type qui prend ce qu’il a chez lui pour faire de grands spectacles, qui ne voyage plus, qui invite ses amis.
LF – Pourrais-tu nous parler des paysages sonores, que ce soit le bruitage – dans D’après nature, il y a le disque d’orage par exemple –, ou ta collaboration avec le compositeur Pierre Desprats pour Fantasmagoria[14] ?
PQ – Souvent, j’utilise le son pour venir qualifier une image, pour venir soit la mettre en humour, en joie ou en tristesse, soit l’avouer comme citation. D’une image, on peut tout redonner comme sens grâce au son – Godard ou d’autres cinéastes l’ont montré. C’est basique, c’est un exercice de montage, mais tu pourrais travailler la même séquence en changeant uniquement le son et tu aurais une perception de l’image toute différente, qui ne se donne évidemment pas par le regard mais par ce qu’on prend de l’émotivité de ce que l’on entend. Pas seulement de l’émotivité : du contenu même. Finalement, si on regarde une page blanche et que l’on diffuse un philosophe connu, on va être nourri par la vision de cette page blanche ; et puis si on diffuse un accord de violon sur la vision de cette même page, ce sera différent, et on n’aura rien changé de l’espace visuel. C’est un outil génial qui a souvent été source d’hommages à des références que l’on retraversait dans le travail, y compris cette dimension hollywoodienne, ou de musique d’autres époques, ou de nostalgie d’un autre art ou d’un autre temps – un quatuor de Chostakovitch dans Swamp Club[15], Korngold, une musique d’aventure dans D’après nature pour aller réparer le ciel. Ce sont des références qui permettent d’exalter les petits héros de mes communautés, ou donner une fausse information, un code au spectateur, comme AC/DC dans La Mélancolie des dragons qui vient confirmer que ce sont peut-être des gens qui aiment le hard rock. Deux secondes après, ils écoutent de la musique du Moyen-âge, et on commence à montrer que la musique peut perturber une image scénique ou lui donner un autre sens.
LF – Tu ne rejettes pas l’idée de décor, ni celle de bruitage, tout cet aspect de la fabrication théâtrale.
PQ – La scénographie regroupe la question de l’espace et la façon dont le théâtre est fabriqué. Le degré zéro de l’espace peut être la manière dont l’on assoie les gens pour regarder, comment l’on travaille un point de vue. C’est pour ça que dans certaines expériences urbaines de Rimini Protokoll avec des casques, on trouve une autre manière de traiter de l’espace, ou que des musiciens de musique contemporaine ont géré génialement dans la partition même, comme John Cage, la position du corps du pianiste. Le décor est autre chose, c’est un mot important. Peut-être que contrairement à d’autres scénographes, je m’en amuse : on avoue, on assume le côté artificiel, le fait de ne pas devoir croire aux choses et de trouver de la poésie à une peinture, une image punaisée. C’est cela que je trouvais génial chez Nicky Rieti : il a eu à la fois des espaces hyper réalistes, proches d’un studio de cinéma, et en même temps, de temps en temps, un décor en fausse perspective, presque expressionniste. Ou chez Anna Viebrock, on est aussi dans du décor. Ce n’est pas un mot ingrat.
LF – Tu nous as raconté que dans ta formation, vous ne passiez pas par la maquette mais tout de suite par l’échelle 1. Tu nous as beaucoup parlé du rapport à la peinture. Comment composes-tu tes paysages ?
PC – Il y a aussi ces maquettes en 3D que l’on voit dans certains spectacles.
PQ – Au départ, quand j’ai commencé, c’était très souvent la transposition des lieux dans lesquels on travaillait. Ce n’est pas pour faire un dogme ou une méthode, mais ça a été propre à La Démangeaison des ailes. On a répété dans cette maison où j’habite il y a exactement vingt ans, et sa forme en L est devenue une scénographie. On se disait que comme on n’avait rien, le lieu dans lequel on travaillait allait devenir le paysage futur. Donc, pour La Démangeaison des ailes, un appartement devient un décor transposé en polystyrène, en panneaux très simples, façon Ilia Kabakov ou Thomas Hirschhorn.
Pour mes spectacles, j’essaie d’éviter de trop dessiner la scénographie à l’avance. Il n’y a eu aucune maquette pendant dix ans, on a souvent mis l’équipe au travail, comme des jardiniers. Les acteurs eux-mêmes amenaient des matériaux, simulaient. S’il y avait besoin d’évoquer la nature, on allait couper des branches, on essayait. Les acteurs devenaient les fabricants de ce paysage dont vous parlez. Cela m’a même donné des idées de gestes. Je ne pourrais pas parler de chorégraphie, mais demander à des gens pendant une semaine de visser des planches pouvait être un terrain d’expérience, même sur ce qu’est le corps, le corps qui fabrique. On parle beaucoup de cabanes depuis Marielle Macé, mais je pense que j’aimais bien emmener une équipe faire des cabanes, même ceux qui ne savent pas construire.
Pour donner un exemple, La Mélancolie des dragons a démarré dans un hangar, chez Armand Gatti, qui nous avait hébergé à la Parole Errante à Montreuil. On avait fait un atelier de structures gonflables pendant une semaine, avec du scotch et du plastique noir. Je les ai tous observés, les bons fabricants et les moins habiles, comme on ferait dans un atelier pour enfants. Certains ont fait des troncs beaucoup trop larges et ce sont devenus ces ballons. On étudie, j’observe, un peu comme Jean Painlevé. On regarde comment des gens qui ne sont pas forcément constructeurs font des structures, et puis on note, cela peut devenir des scènes, des situations, comme quand on demande à un acteur de raconter son rapport à la mélancolie, à la forêt, et qu’on prélève les matériaux qui sortent de sa bouche. J’utilise beaucoup le relevé de ce qu’on peut faire. Les scénographies sont souvent nées ainsi.
Dernièrement, par rapport à des situations de théâtres qui me demandaient de préfabriquer ou de donner du travail à un atelier décor, de respecter des corps de métiers, notamment en Allemagne, j’ai été obligé de faire des maquettes ou des vues 3D. À partir du moment où quelqu’un a transpiré quelques semaines pour faire des vues 3D, c’est dommage qu’on ne le voie pas ; donc très souvent, on voit des images, comme dans Cosmic drama pour l’astéroïde ou dans Swamp Club. Dans le décor construit, je m’arrange pour laisser des choses non terminées, comme dans Caspar Western Friedrich, où ils finissaient de visser les plaques au mur.
Aujourd’hui, je réussis de nouveau à éviter de faire fabriquer à l’avance, sauf dans les théâtres allemands où l’on n’a contractuellement pas le choix. Paradoxalement, cela a beau être des théâtres où se construisent des choses énormes, on a l’espace final de jeu durant très peu de jours. Le système français, a contrario, nous permet de travailler en compagnie en démultipliant les lieux de résidence, et très tôt, on a la lumière, du son et parfois même des bouts de décor.
PC – Il y a donc un système de production allemand qui favorise la grande vision scénographique, préalable, un peu contradictoire avec ton processus de création ?
PQ – C’est intéressant comme question. Il faudrait regarder beaucoup de spectacles allemands sur une saison et les conditions de production. Comme les scénographes ont besoin de puissance de l’image scénique, il y a de gros ateliers prêts à fabriquer. On assiste à des scénographies assez ambitieuses chez Ostermeier, Castorf, avec Bert Neumann, un génie qui a presque refait la Volksbühne à son image. Bert Neumann a créé un truc total, avec ce fameux logo dessiné par lui, le rapport au bar, le fait de remettre dans sa modernité un bâtiment de l’Allemagne de l’Est – mais les acteurs ont peu de vrais décors pour répéter. Ils travaillent souvent dans des leurres, et comme ils font du théâtre de répertoire et jouent beaucoup de spectacles en même temps, cela a donné un jeu extrêmement tonique et nerveux. Souvent, l’utilisation de la vidéo colle avec tonicité et permet de faire du hors-champ dans des décors qui sont des architectures géniales.
Je repense à cette question sur les scénographes qui m’ont inspiré. Chez Pina Bausch, le thème d’un spectacle était souvent donné par une résidence dans un lieu – le Portugal, l’Inde, un endroit dans lequel ils s’immergeaient. On peut imaginer qu’un paysage réel les inspirait. Je ne sais pas s’ils faisaient des exercices dans la nature avant de transposer un rocher, de la terre, mais on ressent cela dans le travail, une équipe qui a passé du temps dans un espace. Quand je démarre un spectacle, je sais qu’une solution scénographique peut sauver un aspect de la dramaturgie, mais elle peut arriver plus tard, pour que les fragments, ce qu’amène l’acteur ou la personne qui travaille avec moi, soient libres. Dans Farm fatale[16] par exemple, un spectacle conçu en Allemagne, j’ai demandé au chef constructeur uniquement ce fond blanc, très simple ; le reste des accessoires – les bottes de paille – est arrivé plus tard.
LF – Est-ce la même chose pour le choix des matériaux ? Travailles-tu avec ce qui est déjà là, ce que chacun amène ou as-tu parfois l’envie de certaines matérialités ?
PQ – J’ai souvent dit que j’essayais de ne pas trop travailler dans le décoratif, de ne pas trop transposer les matières, de ne pas vivre le difficile moment du choix esthétique pour faire sculpter un rocher. Mais, si je regarde, même les plastiques noirs de La Mélancolie qu’on retrouve dans La Nuit des taupes, nous permettaient de couper des stalactites au dernier moment et de trouver les bonnes proportions d’un décor tard, en fonction des scènes. Et même si on a fait fabriquer des boulettes de terre en mousse avec ce qui trainait dans la poubelle de Nanterre, ce sont des éléments séparés, comme un jeu de construction qui peut être réagencé au dernier moment pour trouver des proportions, qu’on peut à tout moment revisiter, retourner, jusqu’à quelques semaines avant la première. Ne pas être figé et emprisonné par un décor trop pensé à l’avance, même si je suis très impressionné du travail de Anna Viebrock avec Marthaler. Anna Viebrock est presque l’auteur de Marthaler, qui écrit pour une porte de garage qui se déplie, pour un fauteuil coincé, un ascenseur…
PC – Depuis que tu fais des spectacles, est-ce que tu vois une évolution dans les effets à disposition ? Quelle est l’importance des machines – je pense par exemple aux machines à fumée ? Depuis vingt ans, est-ce qu’il y a eu une évolution dans les ressources pratiques à disposition, qui permettent de renouveler l’image scénique ?
PQ – Il est vrai que cette histoire de fumée colle maintenant à tout. Au départ, c’était un peu une ironie : chez Chéreau et Peduzzi, il y avait beaucoup de brume, notamment à l’époque des spectacles de Nanterre, et quand pour La Démangeaison des ailes on a acheté cette première machine à fumée, c’était aussi parce que la technique était revenue pour les boîtes de nuit et les fêtes à neuneu. Certains y ont lu des problèmes de réchauffement climatique ou de pollution. C’est vrai que c’était intéressant, parce que la fumée renvoie aussi au gaz d’échappement à un moment où on mesure la pollution. Dans le théâtre des années 1990, il y avait beaucoup de brume, de brouillard, et puis cela a disparu. On se l’est réapproprié, comme les toiles peintes aujourd’hui. Ce sont des cycles d’histoire de l’art, des chaînes.
Pour Cosmic drama, il a fallu faire travailler un atelier de décor, donc nous avons des météorites sculptées, ce qu’en général je n’aime pas – j’aurais préféré les acheter toutes faites. Mais il ne faut jamais dire jamais, et cela a fait travailler des sculpteurs heureux de faire des météorites noires, qui pourraient potentiellement être exposées. J’ai depuis quelque temps réussi à trouver un usage pour prolonger la vie des objets, mais aussi des techniques qui sont dans les spectacles. La lourde machine à fumée de Big Bang de 2010 est toujours la même en 2022, il y a des technologies qui ne se périment pas. Le grand drame, ce sont les LED, qui ont été un sacré cap industriel pour tout le monde : les lampes ont disparu et sont désormais interdites d’usage.
PC – Esthétiquement, en termes de composition d’image, qu’est-ce que ça change pour les spectacles ?
PQ – Pour moi pas grand-chose, puisque j’utilisais déjà des lampes ou des tubes fluo pour ce qu’ils étaient. Il faudrait regarder dans quelques années, on voit en ce moment beaucoup de spectacles qui s’agitent, beaucoup de lumières actives qui rappellent presque l’époque de Svoboda. Il serait intéressant de regarder une histoire entre avancée des techniques et usages interdits ou pas. Il est clair que la baisse du prix des imprimeurs sur textile a remis l’image imprimée dans beaucoup de spectacles. J’en ai utilisé pour Meg Stuart[17] parce que ce n’est pas cher et les toiles sont ignifugées. Les outils du fabricant de paysage sont en évolutions constantes mais aujourd’hui, hélas, on sait que cela fait disparaître les ateliers peinture, puisqu’on peut même faire le rendu peinture sur une toile en coton.
Je n’ai pas souvent utilisé la vidéo, mais, dernièrement, dans Cosmic drama ou Fantasmagoria, il y a à nouveau l’usage du tulle théâtral et de grandes projections. Dans Le Chant de la terre, il y a des projections sur toile peinte : la toile peinte romantique reçoit des éclats de vidéo, comme une surimpression. Peut-être que je vais me mettre à faire de la vidéo parce que d’autres en feront moins ! Mais ce sont des courants, comme dans les années 2000 où de nombreux metteurs en scène utilisaient la vidéo pour faire du gros plan, comme dans le théâtre allemand avec Castorf et les caméras portables, cette technique de l’acteur qui part en coulisse poursuivi par la caméra, reprise par Vincent Macaigne, Cyril Teste ou Julien Gosselin, sur des techniques scénographiques très influencées par Ivo Van Hove, avec un cadre réaliste et quelques éléments de mobilier en bas, et puis en haut, en général, une situation filmique de plus en plus sophistiquée, par l’usage de steady-cam et de tournages en direct. C’est drôle d’observer les esthétiques. Castellucci a osé rappeler des techniques ancestrales, la bâche peinte, les coulures ; Gisèle Vienne avait ramené les LED dans The Pyre, une boîte assez impressionnante, très technologique. Quand on utilise une technique, on est comme un jardinier – je reprends l’exemple – qui a à sa disposition plusieurs outils, plusieurs types de matériaux.
Il y a quelque chose de plus difficile, que Nicky Rieti faisait beaucoup à Gennevilliers, qui est d’oser détrapper ou creuser carrément un trou dans le béton – difficile quand on n’a pas de lieu. Avec André Engel, ils pouvaient y aller au marteau-piqueur, ce qu’on peut se permettre quand on fait de l’in situ. Il n’y avait pas forcément besoin que les spectacles soient mobiles et partent en tournée. Cela fait changer les esthétiques. Aujourd’hui, j’aimerais bien faire les deux : avoir un spectacle pensé pour la tournée, parce qu’on fabrique des paysages de tournée…
LF – Oui, et tu as vraiment commencé avec ça.
PQ – J’ai même revendiqué une mobilité, le fait qu’on pouvait acheter les panneaux de polystyrène dans les Castorama de chaque ville. Je ne les transportais pas. En termes de discours écologique, c’est né d’un exemple qui venait des plasticiens, des designers, des gens des arts visuels, d’architectes comme Raumlabor qui font des architectures éphémères, très inspirantes pour les scénographes d’aujourd’hui. Mais j’aimerais aussi parfois me dire : on a cette forêt, et chaque année on y fait quelque chose.
Notes
[1] Philippe Quesne fait ici référence à la publication réalisée dans le cadre de CHAMPS/HORS CHAMPS au parc de la Villette (Actions en milieu naturel, 2005) ; à celle réalisée dans le cadre de la résidence du Vivarium Studio au Forum, scène conventionnée du Blanc-Mesnil (Petites réflexions sur la présence de la nature en milieu urbain, 2006) ; ou à Thinking about the end of the world in costume by the sea (2009), réalisée pour Vooruit dans le cadre de « How to sav the world in 10 days ».
[2] Philippe Quesne, La Mélancolie des dragons, Wiener Festwochen, Vienne, 2008.
[3] Philippe Quesne, Big Bang, Hebbel am Ufer Theater, Berlin, 2010.
[4] Philippe Quesne, Caspar Western Friedrich, Müncher Kammerspiele, Munich, 2016.
[5] Philippe Quesne, D’après nature, Théâtre de la Bastille, Paris, 2006.
[6] Paul Virilio, Ce qui arrive, du 29 novembre 2002 au 30 mars 2003.
[7] Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre, Les Héros de la pensée, Neuchâtel et Paris, 2012.
[8] Philippe Quesne, La Nuit des taupes, Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles, 2016.
[9] Philippe Quesne, La Démangeaison des ailes, Festival Frictions, Dijon, 2003.
[10] Philippe Quesne, L’Effet de Serge, La Ménagerie de Verre, Paris, 2007.
[11] Philippe Quesne, Le Chant de la terre, Wiener Festwochen, Vienne, 2021.
[12] Philippe Quesne, Cosmic drama, National Theater, Mannheim, 2022.
[13] Le CN.R.S définit le blob ainsi : « Un blob n’est ni un animal, ni un végétal, ni un champignon. C’est ce qu’on appelle un myxomycète, avec des caractéristiques qui lui sont propres. Le blob n’est composé que d’une seule cellule de très grande taille, mais qui comprend des millions de noyaux (qui contiennent chacun une copie de son ADN). Dans la nature, on le trouve sur le sol humide des forêts. C’est là qu’à l’abri de la lumière (qu’il cherche à éviter), il va grandir et se déplacer lentement à la recherche de nourriture ».
[14] Philippe Quesne, Fantasmagoria, Théâtre Vidy-Lausanne, Lausanne, 2022.
[15] Philippe Quesne, Swamp Club, Wiener Festwochen, Vienne, 2013.
[16] Philippe Quesne, Farm fatale, Müncher Kammerspiele, Munich, 2019.
[17] Meg Stuart, Cascade, Impulstanz, Vienne, 2021.
Pour citer cet article
Pierre Causse, Laure Fernandez, Philippe Quesne, « « Rêver d’un paysage qui n’existe plus ». Entretien avec Philippe Quesne », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 296 [en ligne], mis à jour le 01/01/2023, URL : https://sht.asso.fr/rever-dun-paysage-qui-nexiste-plus/