Lectures & varia • N°1 T1 2024
Spectatrices
Par Laura Naudeix
Résumé
Compte rendu de l’ouvrage de Véronique Lochert, Les Femmes aussi vont au théâtre. Les Spectatrices dans l’Europe de la première modernité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023.
Texte
L’ouvrage de Véronique Lochert prend la suite d’une importante série de travaux que l’autrice a consacrés aux spectatrices de théâtre. Outre plusieurs articles et des journées d’études, signalons le dossier de la revue en ligne Epistémè : Écrire pour elles. Dramaturges et spectatrices en Europe, Playwrights and the Female Spectator in Europe[1], et les actes du colloque qu’elle a co-dirigé : Spectatrices ! De l’Antiquité à nos jours[2]. Véronique Lochert pilote également le projet d’édition de corpus en ligne « Spectatrix. Le regard des spectatrices sur le théâtre européen de la première modernité » sur la plate-forme EMAN[3].
Même si le livre est ici resserré sur la seule période de la première modernité, et procède à une synthèse comparative entre quatre pays européens, l’enquête relève d’une véritable ambition de décentrer la perspective littéraire qui est le domaine de spécialité de la chercheuse, en l’enrichissant des apports de l’histoire, en particulier sociale et culturelle, afin de réfléchir aux aspects concrets et idéologiques de la présence et du regard des femmes dans l’espace public des lieux de spectacle. Véronique Lochert s’inscrit dans les études féministes qui réhabilitent le female gaze dans l’interprétation des production visuelles et poétiques, mais aussi des historiens du théâtre qui ont cherché les conditions concrètes de cette présence, et l’impact qu’elle a pu avoir sur la création dramatique et sur l’exercice du théâtre, plutôt ici professionnel qu’amateur ou privé. Le contexte est en effet celui du développement des salles commerciales et de la naissance du public moderne : aux savants et aux lettrés succède une population élargie jusqu’à ses composantes bourgeoises sinon populaires, aux invités succèdent des clients qui paient leur place. La dimension imprévisible de la réception nécessite alors d’être contrôlée au maximum par des comédiens qui commandent des pièces les plus attentives possible aux attentes de cet auditoire.
En remontant à partir de la production textuelle, Véronique Lochert montre combien s’adresser aux femmes en les mettant en scène en tant qu’auditrices et destinataires est l’un des prismes privilégiés de la production de discours sur le théâtre en général. La deuxième partie de l’ouvrage, la plus conséquente, examine les procédés de cette comparution des spectatrices dans des discours tenus quasi exclusivement par les hommes. D’abord dans le paratexte des pièces, dans l’espace du livre grâce aux épîtres dédicatoires – qui font apparaître des figures féminines réelles, inspiratrices ou protectrices et surtout spectatrices puis lectrices paradigmatiques –, et aux préfaces, mais aussi sur la scène grâce aux prologues ou épilogues (chapitre II) ; puis dans la polémique théâtrale (chapitre III), où fustiger leur traditionnelle faiblesse vise à entraîner le théâtre dans leur chute ; enfin dans le déroulement des pièces elles-mêmes, où elles occupent une place de choix dans le dispositif si crucial à cette époque du « théâtre dans le théâtre » (chapitre IV). La pièce se pense alors en miroir d’une figure féminine sensible mais morale, constituée en support privilégié d’une réception idéale : « the merciful construction of good women » (Shakespeare, Henry VIII). Bien plus, les pièces dédiées aux jeunes filles témoignent de la volonté des auteurs de contribuer à la bonne éducation de la jeunesse en général, jusqu’à leur reconnaître véritablement des compétences littéraires. Faisant ainsi la part des artifices rhétoriques, des filtres sociaux et des inévitables caricatures, Véronique Lochert montre l’ambivalence d’une critique qui tend à dévaluer le jugement féminin tout en se soumettant de fait à son appréciation. La conclusion ne serait pas que les femmes « aussi » vont au théâtre mais que le théâtre moderne les reconnaît comme un « public stratégique », à même d’apprécier les nouveautés, leur adhésion garantissant, bien souvent, la pierre de touche du succès des spectacles…
Car l’ambition de Véronique Lochert est aussi de comprendre la dimension réelle qu’occupent les spectatrices dans la vie théâtrale. Elle propose ainsi une approche historique, d’une part, et d’autre part, une lecture de témoignages de spectatrices. En cela, l’ouvrage s’inscrit également dans un courant très actif des études théâtrales, où l’expérience spectatorielle est considérée à part entière dans le processus de fonctionnement des spectacles. Ainsi, les représentations textuelles se trouvent encadrées de deux études consacrées à la présence concrète des femmes au théâtre. Dans le premier chapitre, faisant en général la synthèse d’études antérieures, Véronique Lochert rappelle que non seulement elles étaient nombreuses dans les salles de théâtre, mais que celles-ci s’organisaient de manière à leur procurer de bonnes conditions de confort et de sécurité. Cette attention confirme combien les spectatrices pouvaient être considérées comme une part essentielle du public à convaincre d’assister au spectacle, en veillant à les inscrire de manière cohérente avec leur statut social dans l’espace des salles, tout en les protégeant des condamnations morales qui ne cessaient de s’abattre sur l’activité théâtrale. Elle peut ainsi aborder l’ensemble des problématiques contradictoires de contrôle (les femmes espagnoles parquées dans une célèbre casserole deviennent ainsi un groupe puissant) et de licence (circulation des prostituées masquées). Le théâtre est un lieu physique où se côtoient les corps et un espace de production de discours et d’images qui vise à exciter l’imagination et susciter les émotions voire, comme le montre l’étude des paratextes, à créer une relation amoureuse entre « l’auteur, les acteurs et leur public »… L’ouvrage revient ainsi de manière croisée, entre réalité et fiction, à la fonction bien connue de la salle comme lieu de sociabilité mixte, en soulignant qu’il fait face, durant la période envisagée, à « la progression des frontières genrées dans l’espace social ».
La nature même de ces expériences d’échanges et d’interactions effectives ou rêvées oriente la proposition du dernier chapitre où Véronique Lochert cherche à inverser la perspective masculine qui domine les discours publiés ou prononcés sur scène, afin de donner accès à une pensée féminine de l’activité de spectatrice. La ténuité des sources écrites la contraint à sélectionner quatre figures appartenant plutôt à la bonne voire la haute société – une princesse italienne, une duchesse anglaise (et, à la toute marge, une bourgeoise londonienne), une mondaine parisienne –, ayant laissé suffisamment de matière textuelle pour pouvoir examiner la perception du théâtre par des figures réelles et singularisées. De fait, quoique peu « représentative », cette sélection permet aussi à l’ouvrage d’accéder à une réception sinon intériorisée, car ce sont des écrits qui appartiennent à des circulations lettrées, du moins personnelle, du texte dramatique en général, puisque ces amatrices de théâtre sont également des lectrices, du spectacle mais aussi, plus profondément – en particulier dans le cas de l’étonnante Margaret Cavendish, de la fiction. À son propos, Véronique Lochert écrit : « Genre protéiforme, susceptible de multiples usages qui jouent sur les frontières encore peu marquées de l’espace public et du domaine privé, le théâtre peut devenir un instrument d’affirmation et de construction de soi pour une écrivaine qui oppose la liberté de l’imagination aux contraintes matérielles et sociales. » Elle conclut alors en empruntant légitimement à Jacques Rancière l’idée d’une émancipation accessible aussi aux femmes de la première modernité, par le biais de ce divertissement nécessairement partagé.
Notes
[1] Codirection avec Florence d’Artois, Patrizia De Capitani, Lise Michel et Clotilde Thouret [42, 2022, https://doi.org/10.4000/episteme.15230]
[2] Avec Marie Bouhaïk-Gironès, Céline Candiard, Fabien Cavaillé, Jeanne-Marie Hostiou, Mélanie Traversier, Paris, CNRS Éditions, 2022.
[3] Édition de Manuscrits et d’Archives Numériques : https://eman-archives.org/EMAN/items/show/58
Pour citer cet article
Laura Naudeix, « Spectatrices », Lectures & varia numéro 1 [en ligne], mis à jour le 01/01/2024, URL : https://sht.asso.fr/spectratrices/