Lectures & varia • N°1 T1 2024
Théâtre et expérimentation dans l’entre-deux-guerres
Par Arnaud Rykner
Résumé
Compte rendu de l’ouvrage de Pierre Piret, Le Chant du signe. Dramaturgies expérimentales de l’entre-deux-guerres, Circé, collection « Penser le théâtre », 2024.
Texte
Œuvre singulière, et qui ouvre bien des perspectives, que ce nouveau livre de Pierre Piret, professeur à la Faculté de philosophie, arts et lettres, et au Centre d’études théâtrales (qu’il dirigea un temps) de Louvain-la-Neuve. Œuvres singulières aussi que celles abordées dans ce livre vivifiant, qui toutes « ont en commun de dévoyer le modèle dramaturgique dominant » de leur temps, non pas seulement en contestant ou mettant en crise la forme dramatique « bourgeoise par excellence » de la « pièce bien faite », mais en inventant des « modèles alternatifs » à travers des dramaturgies expérimentales. L’originalité et la force de la proposition, qui porte principalement sur les œuvres d’Apollinaire, Claudel, Cocteau, Crommelynck, Ghelderode, Soumagne et Vitrac, est alors de montrer comment ces œuvres, très diverses, sans chercher à faire école, parviennent à « [faire] système ». Loin de rabattre ces dramaturgies les unes sur les autres, loin de les écraser sous un projet commun et clairement défini, comme le serait celui d’une « avant-garde », Pierre Piret montre qu’elles ne définissent pas une esthétique, mais bien une expérience multiforme en même temps qu’une commune volonté de répondre aux conséquences des mutations que connaît en leur temps le statut du signe. Ces dernières, en mettant en question « les conditions de validité du discours, sur lesquelles repose la possibilité, pour le sujet humain, de s’identifier, de se connaître et d’établir un lien social quel qu’il soit », bouleversent nécessairement le théâtre lui-même, « art focalisé sur la relation du sujet aux autres et aux signes ».
L’ambition du livre est donc plurielle et en un sens contradictoire, tout comme son titre aussi farceur que lacanien, qui chante tout à la fois le signe et la mort d’une certaine manière de le concevoir : il s’agit à la fois de rendre compte de la pluralité et de la diversité des dramaturgies abordées et de leur manière de répondre à la mutation civilisationnelle dont le Cours de linguistique générale de Saussure est un symptôme. A travers la lecture que Lacan fit de ce dernier, et en valorisant l’autonomie du signifiant, autant que la primauté de la chaîne signifiante, l’ouvrage met ainsi au cœur des expériences dramaturgiques convoquées une nouvelle pensée du signifiant et de sa « force » propre. À partir du moment où le signe est relégué comme « illusion », au profit d’un signifiant tout puissant qui impose son ordre au discours, c’est toute la dramaturgie qui se retrouve mise en cause, ce dont témoignent les œuvres étudiées : « elles sont délirantes, si l’on veut (d’aucuns y ont vu l’expression d’esprits maniaques, ont déploré des jeux absurdes ou un goût malsain de la provocation), mais d’un délire parfaitement logique, qui tient à leur radicalité : elles s’attachent à prendre la mesure de cette mutation, à l’affronter et à y réagir, en inventant des stratégies dramaturgiques inédites, très diverses et parfois, on le verra, vouées à l’aporie ».
Crommelynck ouvre alors la série des auteurs étudiés, lui à qui Pierre Piret consacra il y a vingt-cinq ans une somme déjà novatrice (Fernand Crommelynck. Une dramaturgie de l’inauthentique, Bruxelles, Labor, coll. « Archives du futur », 1999). Créées successivement par les plus grands (Lugné-Poe, Meyerhold, Jouvet…), les œuvres de ce dernier s’intéressent frontalement aux lois du langage dont elles font la base à la fois de la construction des personnages et de l’avancée de leurs intrigues, au point de mettre en action de manière aussi radicale que méticuleuse une « logique alternative », qui ne semble absurde que perçue depuis son dehors : « une logique, pour ainsi dire, grammaticale » « et non plus réaliste », qui conduit un jaloux à livrer sa femme à tous les autres hommes (Le Cocu magnifique) et un avare à manger son or (Tripes d’or).
Le chapitre qui suit, consacré à Claudel, explore quant à lui des pistes particulièrement fructueuses en ce qu’elles renouvellent la lecture que l’on peut faire du dramaturge et de ses œuvres, qu’il fait reposer sur « l’impossibilité pour l’homme de détenir les signifiants de son être », aveuglé qu’il est par la lumière du Nom (tout autant que du Non, celui du Nom impossible…), qui l’arrête au seuil de tout accomplissement. Ainsi de Rodrigue qui, commence par tuer Don Luis en croyant sauver Saint Jacques (et être guidé par l’éclat de sa constellation), avant de s’avérer incapable de prononcer le mot (peut-être) attendu par Prouhèze, devant la Croix qui devient le symbole de leur destinée partagée, « ensemble et séparés », comme Prouhèze avec son propre Ange gardien. Le caractère foisonnant, disparate et contradictoire du Soulier de satin, qu’aucun point de vue surplombant ne parvient vraiment à unifier et faire signifier de façon transitive, prend alors tout son sens dans l’impossibilité même, qu’il met en scène, d’échapper à la dialectique de l’aliénation et de la séparation décrite par Lacan.
S’efforçant également de « rethéâtraliser le théâtre », l’œuvre de Michel de Ghelderode, qu’aborde le troisième chapitre de l’ouvrage, tout en s’inscrivant franchement dans le contexte des avant-gardes théâtrales internationales de l’entre-deux-guerres, s’en sert essentiellement pour « interroger les aléas de la relation du sujet à l’Autre », sujet, comme chez Claudel, entièrement soumis aux désirs de cet Autre, sans parvenir à jamais trouver matière à s’incarner dans une identité bien définie. Ainsi du Faust de La Mort du Docteur Faust, qui décidant de sortir affronter le monde moderne, pénètre finalement dans une sorte de Palais des miroirs dont il ne peut s’échapper, constitué en fait de son propre mythe devenu anachronique. Ainsi surtout de Pantagleize, personnage incapable de rien comprendre au monde dans lequel il évolue ni à ce qui lui arrive, et que la pièce éponyme, à coup sûr moins connue du public français, montre constamment malaxé, non pas tant comme Adam façonné dans la boue par le désir d’un Dieu supposé avoir pour lui un certain dessein, mais comme une boule de pâte à modeler dans la main d’un enfant. Le désir des autres définit moins sa consistance que son inconsistance, inconsistance à laquelle même la mort, qui est tout autant un songe, l’empêche d’échapper. Cet enfermement, Pierre Piret le rattache alors à « l’abolition de l’Autre », réduit à un semblable, qui fait retour sous forme tyrannique, comme en témoigne une autre pièce peu connue outre-Quiévrain (si l’on veut bien adopter le point de vue belge de la question), Escurial, où Ghelderode semble naviguer entre Shakespeare et Calderon voire Maeterlinck (tout en annonçant l’Architruc de Pinget), et dont l’auteur nous montre que le jeu de rôles est d’abord un jeu de massacre des identités.
Plus concis, le chapitre IV, consacré à Cocteau, fait la part belle aux Mariés de la Tour Eiffel, œuvre à la fois « iconique » (dans tous les sens du terme : la place qu’y prend notamment l’appareil photo en fait une pièce emblématique), et rarement abordée par la critique non spécialisée dans l’œuvre du poète et dramaturge. Le rapprochement, assez peu attendu et qui s’avère particulièrement pertinent, avec La Voix humaine, mais aussi le Théâtre de poche, permet de mettre en lumière la manière dont chacune des œuvres concernées met en mouvement la dialectique paradoxale de la reconnaissance : « le sujet s’adresse à l’autre pour voir son désir reconnu dans sa demande, mais ne reçoit en retour que l’attestation d’une discordance entre sa demande et son désir. Si l’Autre répond à sa demande, il manque son désir ; s’il entend son désir, il ne répond pas à sa demande. » C’est d’ailleurs ce même paradoxe qui permet d’ouvrir sur le chapitre V, avec un nouveau rapprochement fait cette fois entre les Mariés de Cocteau et le Victor de Vitrac : d’un côté, « Cocteau découvre ce paradoxe en poète : il fait l’épreuve de la crise de l’expression, valeur poétique par excellence, et est amené ainsi à mettre à l’avant-plan la structure de la relation à l’Autre. […] il se découvre divisé par l’Autre, censé détenir la réponse à l’énigme de son désir » ; de l’autre, « Vitrac, en homme de théâtre, part de cette impasse et tente de lui répondre en subvertissant le dispositif théâtral en tant qu’il est structuré par l’adresse. » Pour autant, Vitrac ne renonce pas à la forme extérieure du drame, dont il va, comme l’ensemble du corpus étudié ailleurs par Szondi ou Sarrazac, en d’autres termes et selon d’autres modalités, subvertir l’assise de l’intérieur. D’un côté Victor fait voler en éclat les bases d’un certain théâtre bourgeois, de l’autre il est lui-même miné par une puissance dislocatrice qui en fait une énigme pour lui-même comme pour le spectateur. Pour imager ce pouvoir littéralement explosif du personnage, Pierre Piret évoque le dispositif de l’anamorphose, véritable tâche aveugle au cœur de la représentation bien réglée de la comédie sociale et familiale, à partir de laquelle tout se réordonne, l’énigme que constitue Victor obligeant le spectateur à adopter un autre point de vue. C’est ce qui permet à Pierre Piret de contester au passage une analyse de Robert Abirached qui réduisit la pièce à une forme de simple compromis entre des dramaturgies contradictoires. Pour étayer son hypothèse, l’auteur étudie alors un ensemble d’autres pièces de Vitrac, inscrites dans le même projet surréaliste, dont L’Ephémère, étonnante « fantasmagorie » de 1930, où le modèle optique intervient pour permettre d’interroger les fondements mêmes de la chaîne signifiante : étonnante « scène primitive » que celle où l’« on entend voler l’éphémère, cependant qu’une lumière très sensible, très petite et très lointaine […] varie d’intensité avec les vibrations ailées de l’insecte » avant que « le bruit de l’éphémère [ne] s’accentue jusqu’à atteindre celui du vrombissement d’un moteur, cependant que la lumière devient progressivement éclatante jusqu’à l’aveuglement », comme une prémonition de ce que Castellucci montrera aux spectateurs de son Go down Moses…
Pour finir, dans son projet de « cerner les enjeux de certaines expérimentations dramaturgiques de l’entre-deux-guerres, qui ont tenté de repenser le théâtre en le soumettant à des logiques alternatives », Pierre Piret en vient à envisager successivement les œuvres d’Henry Soumagne (aujourd’hui presque totalement oublié bien que fort remarqué en son temps par cet autre expérimentateur que fut Maeterlinck) et Les Mamelles de Tiresias d’Apollinaire, pièce qui, selon lui, « gagne à être relue dans le sillage du précédent ». Chez Soumagne, « la dénonciation parodique de l’arbitraire » du signe, « donne lieu à l’instauration d’un principe non réaliste, logique ou mathématique, d’un code – aussi absurde soit-il – qui a force de loi et qui permet de sortir de l’indécision indéfinie à laquelle confine l’arbitraire ». Chez Apollinaire, la logique mise en œuvre n’est plus mathématique mais poétique, c’est-à-dire focalisée « sur la question du signe théâtral et de son opérativité », à partir d’une « stratégie de la contradiction » systématique (qui, on se permettra de le souligner au passage, ouvre explicitement le théâtre et la littérature aux découvertes de la science moderne à travers la levée du « principe de non-contradiction » qui fondait la rationalité classique). Exemplaire est, de ce point de vue, l’analyse faite de la didascalie d’ouverture du premier acte des Mamelles et du fonctionnement topographique de la quatrième scène du même acte, où la confusion aussi humoristique que poétique de Paris et de Zanzibar confère au lieu scénique une dimension qui excède définitivement la fonction référentielle. Le signifiant « zanzibar » (« jeu de dés, qui se joue ordinairement à trois dés ; […] jouer au zanzibar », rappelle opportunément le TLF) l’emporte alors sur toute logique fictionnelle : « Le mot ne représente plus, il engendre : du texte, mais aussi du décor par exemple », avec le « mégaphone en forme de cornet à dés et ornés de dés » qu’Apollinaire dispose sur le devant de la scène, et qui fait conclure à Pierre Piret : « Le théâtre dans toutes ses composantes naît ainsi du mot. »
Infiniment plus riche et plus profond que ce qu’un simple compte rendu peut tenter de résumer, Le Chant du signe permet un double retour sur des « Dramaturgies expérimentales de l’entre-deux- guerres » que les études théâtrales ont aujourd’hui souvent le tort de reléguer au rayon « histoire » de leur discipline, et sur les enjeux dramaturgiques des mutations du signe dans la première moitié du XXe siècle. Entre théorie du langage et analyse scénique, se dessine ainsi une approche particulièrement éclairante, nourrie, mais pas seulement, des apports de la psychanalyse, dont des chercheurs pourraient sans doute s’inspirer pour interroger également les mutations du signe sur les scènes immédiatement contemporaines.
Pour citer cet article
Arnaud Rykner, « Théâtre et expérimentation dans l’entre-deux-guerres », Lectures & varia numéro 1 [en ligne], mis à jour le 01/01/2024, URL : https://sht.asso.fr/theatre-et-experimentation-dans-lentre-deux-guerres/