Lectures & varia • N°1 T1 2024
Théâtre et société
Par Béatrice Ferrier
Résumé
Compte rendu de l’ouvrage Valentina Ponzetto, Jennifer Ruimi (éds.), Théâtre et société : réseaux de sociabilité et représentations de la société, Université de Lausanne, Études de lettres 317, 2022.
Texte
Le numéro intitulé Théâtre et société : réseaux de sociabilité et représentations de la société, de la revue de l’université de Lausanne, paru en 2022, également disponible sous format numérique dans OpenEdition Journals, rend compte des travaux conduits dans le cadre du programme de recherches « Théâtre de société, entre Lumières et Second Empire » dirigé par Valentina Ponzetto à l’université de Lausanne entre 2016 et 2021. Ce numéro réunit une partie des contributions d’un colloque international coorganisé par Valentina Ponzetto et Jennifer Ruimi en 2018, à la suite de deux premières manifestations scientifiques : Espaces des théâtres de société (volume publié aux PUR en 2020) et Esthétique des théâtres de société.
La réflexion de Théâtre et société : réseaux de sociabilité et représentations de la société porte sur le long XVIIIe siècle jusqu’aux années 1820 en s’appuyant sur la définition du théâtre de société comme « pratique théâtrale conçue et partagée entre membres d’un groupe social particulier » (V. Ponzetto et J. Ruimi, p. 9). La notion même de « société » est interrogée sous des angles divers afin de faire dialoguer, de mettre en tension les petites sociétés qui se rassemblent autour de leur passion pour la pratique théâtrale et la société dans son ensemble qui relève d’un contexte culturel et social. En somme, comme le soulignent précisément les autrices dans leur introduction, il s’agit d’examiner les interactions, en termes de convergences et de divergences, entre micro-société et macro-société au XVIIIe siècle. Que nous dit le théâtre de société (ou les théâtres de société) de la société du XVIIIe siècle ? Qu’est-ce qu’il en représente ? Pourquoi et comment ? C’est le fonctionnement et l’identité de ces sociétés qui font l’objet du questionnement, ce qu’elles disent du fonctionnement de la société en général par les valeurs qu’elles véhiculent, par les réseaux qu’elles établissent, par le regard qu’elles portent sur le pouvoir et sur la politique, par les écarts ou les voies de traverses qu’elles engagent vis-à-vis du théâtre officiel. Les réflexions concernent donc la porosité des frontières entre théâtre de société, théâtre de familles, spectacles de cour et théâtres de collège, mais aussi les interactions entre théâtres officiels et théâtres privés. L’ouvrage poursuit ainsi les travaux pionniers sur le théâtre de société au XVIIIe siècle menés par David Trott, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et Dominique Quéro. Il se situe également dans la lignée des recherches dix-neuviémistes conduites par Jean-Claude Yon et Isabelle Le Gonidec. Il fait enfin référence aux recherches portant sur la sociabilité telles que celles de Pierre-Yves Beaurepaire et d’Antoine Lilti.
Aussi le recueil est-il organisé en quatre parties. La première porte sur ces compagnies qui jouent des pièces en société, la deuxième sur les fonctions d’une pratique qui relève du divertissement tout en ayant parfois des répercussions politiques ou identitaires, la troisième sur les valeurs communes que sous-tend un théâtre fondé sur des rapports de connivence favorisant la liberté d’expression, la quatrième sur l’image de ce théâtre que la société lui renvoie via les scènes publiques ou la littérature.
Dans un premier temps, afin de mieux appréhender ces réseaux de sociabilité, Guy Spielmann s’appuie sur la méthodologie de la sociologie pour parler de théâtre « en société », déclinant les diverses sociétés de l’époque, notamment les sociétés secrètes, dont il propose une cartographie intéressante associant les trois ordres de l’Ancien Régime à des orientations (religieuses, professionnelles, intellectuelles, masculines et féminines) en fonction des lieux de rassemblement (p. 35). Il souligne l’importance d’identifier ces microsociétés, à partir de douze critères empruntés à Georges Gurvitch, pour rendre compte de la diversité de ce théâtre de société qui est loin d’être homogène comme l’ont souligné en leur temps Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et Dominique Quéro. C’est le pôle féminin qu’explore ensuite Flora Mele en suivant le parcours méconnu de Justine Favart comme autrice et organisatrice des fêtes données à Bagatelle, chez Mme de Monconseil, dans les années 1756-1762. Le dépouillement de plusieurs manuscrits conservés à la BnF, à la médiathèque de La Rochelle et à la BHVP, associé au témoignage du Duc de Luynes, apporte un regard nouveau sur la carrière de Mme Favart mais aussi sur les liens qui s’opèrent entre les théâtres officiels, via les acteurs convoqués mais aussi via les pièces jouées, et les fêtes de la marquise organisées dans des circonstances particulières, notamment en l’honneur du roi Stanislas ou du duc de Richelieu. Autre figure féminine moins connue, Catherine de Charrière de Sévery est mise en lumière par Béatrice Lovis qui dévoile, à partir des Archives cantonales vaudoises, les coulisses des spectacles organisés par cette salonnière qui anime la vie de Lausanne. Outre les répertoires (notamment des pièces de Beaumarchais et de Diderot), des informations inédites sont données sur les préparatifs des représentations, la répartition des rôles selon des enjeux sociaux, le déroulé des répétitions, les invitations, le choix même des éditions des pièces, le coût de ces fêtes… B. Lovis, qui a consacré sa thèse aux spectacles de Lausanne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, conclut de cet examen des manuscrits la place majeure que les femmes occupent dans cette pratique théâtrale qui marque ainsi leur émancipation.
Loin d’être un théâtre en marge, le théâtre de société est un théâtre engagé de manières diverses comme l’établit la deuxième partie consacrée aux fonctions esthétiques et politiques, manifestant la manière dont le contexte socio-culturel ou socio-politique donne à lire des enjeux spécifiques, notamment dans le cadre de circulation des pièces. À la suite des articles à ce jour inédits de Dominique Quéro et de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (à paraître dans les actes du colloque de Genève, « Voltaire homme de théâtre », qui eut lieu en 2009) qu’elle mentionne, Jennifer Ruimi s’intéresse à Voltaire qui joue et fait jouer ses pièces sur les scènes privées et plus particulièrement dans ses propres théâtres (de Tournay, Cirey, Ferney ou de la rue Traversière). Le « petit théâtre » de Voltaire se veut singulier dans la mesure où il affiche une dimension expérimentale qui tient aussi bien à des raisons esthétiques qu’à une volonté de briller sur la scène publique de la Comédie-Française. Chez Mme de Staël, l’engagement se fait politique à travers la critique du régime napoléonien selon l’analyse que livre Blandine Poirier de trois pièces comiques, publiées à titre posthume. L’interprétation de ces pièces, mineures dans l’ensemble de l’œuvre de Mme de Staël qui les compose lors de son exil entre 1808 et 1811, souligne la liberté qu’autorise le théâtre de société. Parmi ces théâtres de société singuliers qui jouent un rôle dans la diffusion des idées, figurent ceux de la Pologne qu’examine Piotr Olkusz à la lumière des réformes en cours dans le pays et de l’ouverture du théâtre public de Varsovie. L’étude du répertoire fait apparaître la place importante occupée par les pièces françaises – on notera la représentation du Mariage de Figaro – dans un contexte politique et culturel complexe. Parmi ces pièces qui circulent en Europe, figure Le Plaisir de l’abbé Marchadier dont Veronika Studer-Kovacs retrace la représentation dans un contexte très différent de celui de sa création à la Comédie-Française en 1747. Elle analyse les enjeux de cette pièce transposée dans un collège de jésuites en Hongrie à l’occasion d’une fête de cour en 1765. Outre la porosité des frontières entre théâtre de collège et théâtre de cour, cette étude de cas établit précisément que les aménagements opérés orientent la pièce vers la défense d’une morale chrétienne conforme aux valeurs défendues par la monarchie hongroise.
Concernant les rapports que les théâtres de société entretiennent avec la société de leur temps, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval propose de les envisager dans la troisième partie du volume à partir de l’« application », phénomène de transfert fondé sur une référence réelle et une écriture codée, qui revêt des caractéristiques singulières dans le cadre du théâtre de société. Il s’agit d’un glissement de sens vers un élément personnel que les participants de la représentation saisissent. S’appuyant sur des pièces précises et sur leur restitution (dans des ouvrages tels que le journal de Collé, des mémoires, correspondances littéraires, etc.), l’enquête fait état de ce que n’est pas l’application avant d’en proposer une typologie partant de la dimension personnelle vers le politique, en prenant en considération les réceptions a posteriori. L’application, quelle que soit son parti pris, permet ainsi de percevoir ce que le théâtre dit de la société. Valentina Ponzetto étudie, quant à elle, les proverbes de Carmontelle et de Leclercq pour leur dénier un quelconque reflet réaliste au profit d’une interprétation de la société donnant à voir un « imaginaire socio-culturel » (p. 206) visant un public particulier. Les comédies d’Isabelle de Charrière poursuivent également cet objectif via une société utopiste fondée sur des valeurs morales opposées aux idées des Montagnards lors de la Révolution, d’après l’étude de Paola Perazzolo.
Inversement, l’image que la société donne des théâtres de société est examinée, dans la dernière partie, à partir des pièces jouées à la Comédie-Française. Jeanne-Marie Hostiou qui en analyse le répertoire établit que la scène officielle met en abyme le théâtre de société dans une dimension polémique et parodique. Toutefois, l’analyse de deux pièces, l’une de Dancourt, l’autre de Nivelle de La Chaussée, fait apparaître que ce théâtre de société est aussi pour le théâtre professionnel une façon de réfléchir à ses propres pratiques. C’est sur le mode du transfert d’une scène à l’autre que Ilaria Lepore envisage la réflexion à partir du passage d’une pièce initialement jouée chez la Duchesse du Maine à la Comédie-Française en 1729. L’étude de cette tragédie en un acte souligne un phénomène d’appropriation d’une forme peu pratiquée par le théâtre public en accord avec l’évolution des goûts du public. Pour finir, Valérie Cossy propose une ouverture à la représentation du théâtre de société dans un roman de Jane Austen de 1814 sous l’angle de l’émancipation féminine.
En somme, ce recueil qui pose une question qui aurait pu sembler évidente sur les liens entre société et théâtre de société en montre au contraire toute la complexité. Il croise et renouvelle les approches en proposant des définitions et des outils originaux, en s’intéressant aux phénomènes de circulation entre les scènes et entre les pays, en explorant des corpus peu connus, en s’ouvrant à des aires géographiques, en prêtant une attention particulière à la place de la femme, autant de perspectives et de pistes de recherche à venir.
Pour citer cet article
Béatrice Ferrier, « Théâtre et société », Lectures & varia numéro 1 [en ligne], mis à jour le 01/01/2024, URL : https://sht.asso.fr/theatre-et-societe/