Lectures & varia • N°1 T1 2024
Transes musicales Une histoire des liens entre hypnose et musique au XIXe siècle
Résumé
Compte-rendu de l’ouvrage de Céline Frigau Manning, Ce que la musique fait à l’hypnose. Une relation spectaculaire au XIXe siècle, Dijon, Les Presses du réel, coll. « Œuvres en sociétés », 2021.
Texte
Il y a peu d’ouvrages de recherche historique que l’on lit comme des romans. Le livre de Céline Frigau Manning, Ce que la musique fait à l’hypnose. Une relation spectaculaire au XIXe siècle, paru aux Presses du réel fin 2021, tient en haleine le lecteur et l’on y déambule comme dans un cabinet de curiosités, aussi savant qu’étonnant, aussi rigoureux que fascinant. La chercheuse y analyse la multiplicité des liens entretenus par la musique à l’hypnose au cours du XIXe siècle. Elle construit pas à pas son objet de recherche, en investiguant largement trois aires géographiques et linguistiques : la France, l’Italie et le monde anglo-américain. Ces sociétés, chacune à sa manière, ont été marquées par la grande vogue de « l’hypnotisme » : ce phénomène et cette pratique, découverts à l’aube du siècle – d’abord sous la forme du « magnétisme » d’Anton von Mesmer –, furent intensément expérimentés, développés et médiatisés jusqu’à la Première Guerre mondiale[1]. La naissance de la psychanalyse mit un terme à un engouement qui fut aussi bien thérapeutique et médical qu’artistique, et qui charria dans son sillage tout un cortège de manifestations : sommeil hypnotique, somnambulisme, écriture automatique, doubles personnalités, extases, catalepsies et autres anesthésies… Au sein de cette vaste nébuleuse, constituée tant de réalités que de représentations et de fantasmes, Céline Frigau-Manning met la focale sur les rencontres, fort diverses, entre la musique et l’hypnose. Ce n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage que de savoir penser une variété de phénomènes et de récits, pour constituer un véritable objet de recherche. Il est ainsi question, bien sûr, des pouvoirs hypnotiques de la musique – ou de certaines musiques, telles celles de Wagner, de Chopin ou de Rossini : ces musiques exercent sur les sujets un pouvoir hypnotique, tantôt du fait de leurs qualités sonores proprement dites, tantôt pour leur valeur symbolique, imaginaire ou affective – par exemple lorsqu’il s’agit d’un cantique religieux, dont le propos sacré s’avère inducteur de transe. Mais ce travail s’intéresse également aux cas de figure où l’expérience hypnotique révèle d’incroyables talents musicaux chez certains sujets – souvent issus des milieux populaires, non éduqués à un art alors réservé à la bourgeoisie. C’est dire que Céline Frigau-Manning ne limite pas son propos aux pouvoirs hypnotiques de la musique, tant les liens entre musique et hypnose s’avèrent, au cours du siècle, à multiples dimensions.
La chercheuse a rassemblé, plus qu’un corpus, une collection de scènes – romanesques, médicales, médiatiques, artistiques, iconographiques – qu’elle distribue et analyse dans quatre chapitres thématiques, déployant avec netteté l’étendue polymorphe de son objet. Le premier chapitre, intitulé « Soulager, anesthésier, transcender la douleur », s’intéresse aux usages thérapeutiques de l’hypnose et aux effets de la musique, à une époque qui voit naître la musicothérapie. Le lecteur y découvre des scènes d’extases, d’anesthésies et de transes salvatrices, tantôt singulières, tantôt collectives – comme celles du tarentisme italien, dont les danses effrénées, jusqu’à épuisement, visent à conjurer les effets de la piqûre mortelle de tarentule. Le deuxième chapitre propose une analyse très détaillée des rites des Aïssaoua, découverts au Maghreb par des voyageurs européens, puis à Paris lors des Expositions universelles de 1867 et 1889. Plongés dans une transe gestuelle favorisée par une musique percussive et répétitive, ces hommes sont en proie à des hallucinations et ils se livrent, dans leur ivresse, à des actions proprement sidérantes : manger un scorpion vivant ou une feuille de figuier de Barbarie, se transpercer le corps avec un poignard… De nombreuses illustrations, soigneusement choisies par Céline Frigau Manning, permettent d’appréhender le caractère énigmatique et troublant de tels spectacles. En face de l’altérité radicale qu’ils incarnent pour les Européens, la pensée de l’époque, pétrie de préjugés raciaux, s’avère incapable d’en comprendre la signification ; le rite apparaît dès lors aux spectateurs essentiellement cruel, terrifiant – et fascinant. Le chapitre 3 aborde les « Scènes cliniques » constituées par la médecine de l’époque ; il explore des cas de « pathologies musicales » particulièrement liées à la question de la sexualité féminine. La musique et/ou l’hypnose excitent les corps féminins et mettent en lumière leurs talents de musiciennes insoupçonnés. Or, dans le cadre puissamment disciplinaire qu’est la médecine du XIXe siècle, les talents révélés se voient aussitôt corrigés ou réprimés, qualifiés de « délire musical » (p. 203) ou encore exploités, sans bénéfice aucun pour le sujet féminin. Vers la fin du siècle pourtant, ainsi que le montre le quatrième chapitre, « l’art de l’hypnose musicale » accède enfin à une forme de reconnaissance : le talent révélé dans l’expérience de la transe commence à être envisagé sur le plan esthétique, et non plus seulement comme un indice pathologique. Certains hommes entreprennent alors de faire des prodiges féminins, et de leurs « extases sous influence de la musique » (p. 253), des spectacles artistico-médicaux : ainsi du colonel Rochas et de sa protégée, Lina de Ferkel ; ainsi surtout d’Emile Magnin et de la célèbre Magdeleine G. (Emma Guipet de son vrai nom), déjà connue des historiens de la danse[2]. Leurs performances sous hypnose peuvent-elles être considérées comme de l’art ? Ou doivent-elles rester cantonnées à la psychopathologie ? Ce chapitre explore les ambiguïtés de ces scènes dont le succès international interroge. Rendant compte des débats de l’époque, il montre qu’une nouvelle ère s’amorce, qui fera usage de l’hypnose – ou plus largement de ce qu’on nommera ultérieurement les « états modifiés de conscience » – pour accroître les capacités esthétiques des artistes. Ainsi, bien avant Stanislavski, et bien avant l’engouement actuel du monde de l’art, et particulièrement du spectacle vivant, pour « l’outil hypnotique »[3], le baryton Victor Maurel prône la pratique d’autosuggestion hypnotique pour les chanteurs.
Historienne aussi bien de l’esthétique que de la médecine, attentive aux croisements entre les sciences et le spectacle – croisements qui forment une caractéristique importante de toute l’histoire de l’hypnose[4] –, s’inscrivant dans le développement actuel des « humanités médicales », Céline Frigau-Manning réussit le pari de manier des sources hétérogènes dont le rapprochement s’avère convaincant et profondément heuristique. Le soubassement épistémologique de son travail, exposé avec fermeté dans l’introduction, est qu’il faut acter l’impossibilité, en matière d’histoire de l’hypnose, de distinguer les sources objectives des sources subjectives, la réalité de la fiction, les faits de l’imaginaire : l’objet hypnose a justement pour caractéristique de mettre en crise de telles classifications et de rendre troubles et poreuses les frontières. Ce phénomène, affirme Céline Frigau-Manning, est « loin de désigner un objet stable » (p. 12) – point sur lequel elle s’accorde avec les réflexions et les travaux contemporains, qui ont renoncé à une approche positiviste et qui ont pris acte de l’importance de la croyance et de l’imaginaire[5]. Ainsi, l’exposé de la diversité des sources de ce travail s’accompagne d’une réflexion transdisciplinaire continue, à la fois souple et exigeante, sur ce qui constitue un véritable paradigme médico-esthétique.
L’intuition fondatrice de cette recherche est que le paradigme médico-esthétique de l’hypnose est, au XIXe siècle, « profondément auditif » (p. 331), alors même que la clinique a été largement oculaire et que les pratiques thérapeutiques et médicales de l’hypnose ont donné une importance de premier plan au regard. A la « fixation du regard » (prônée par James Braid[6]), Céline Frigau-Manning oppose « la prise de l’ouïe » (selon la formule du docteur Pitres[7]) ; elle fait ainsi apparaître, ressurgir même, un monde auditif sous-estimé et minoré. La réévaluation de la part de l’oreille et de l’écoute dans l’histoire de l’hypnose constitue la force et l’originalité de ce travail, en même temps qu’elle s’articule continûment à la question du « spectaculaire » annoncée dans le sous-titre. A travers la pluralité des matériaux-sources rassemblés, on perçoit en effet combien l’hypnose a été, tout au long du XIXe siècle, une prodigieuse machine à fabriquer du spectacle, aussi bien sur les scènes réelles que dans des récits romanesques et scientifiques. De tels spectacles sont toujours aussi fascinants pour le lecteur contemporain. Ainsi de la scène sur laquelle s’ouvre le livre – une séance publique, entre expérimentation médicale et music-hall, orchestrée par l’hypnotiste italien Alberto Donati dans les années 1880, et qui consiste à faire chanter quatre membres de l’assistance hypnotisés –, ou encore de l’impressionnante scène de mastectomie relatée par une fervente Américaine qui ne peut recourir à aucun anesthésiant. On pourra évoquer aussi cette trouble scène érotisée, où un jeune adolescent Aïssaoua, exalté, s’enfonce un poignard dans le ventre et mourra quelques heures plus tard… Le spectaculaire se constitue dans la coupure, ou la dissociation, entre la transe intime, souvent inconsciente, des sujets regardés, et le regard étonné, voire médusé, de ceux qui y assistent sans en comprendre les rouages subjectifs. La scène spectaculaire est alors fondée sur un clivage qu’elle reconduit indéfiniment tout au long du siècle.
En nouant ensemble la musique et l’hypnose, ce livre nous conduit ainsi, également, du côté des spectacles de danse, de théâtre, d’opéra, de music-hall ou de divertissement. A cet égard, le livre de Céline Frigau-Manning constitue un apport de premier plan à l’exploration actuelle du « paradigme esthétique de l’hypnose », pour reprendre la féconde expression de Pascal Rousseau[8]. Un tel « transfert dans le champ de l’art d’un modèle élaboré au sein de la psychologie expérimentale »[9] connaît aujourd’hui une forte reviviscence dans le monde de l’art, à la faveur du retour – transformé et refondé thérapeutiquement – de l’hypnothérapie dans les sociétés européennes. A ce titre, ce livre d’histoire est aussi un précieux outil pour les recherches artistiques les plus contemporaines.
Notes
[1] Voir à ce sujet l’ouvrage pionnier de Jacqueline Carroy, Hypnose, suggestion et psychologie. L’Invention de sujets, Paris, PUF, 1991 ; également Bertrand Méheust, Somnambulisme et Médiumnité, Tomes 1 et 2, Paris, La Découverte, 1998.
[2] Céline Eidenbenz, Expressions du déséquilibre. L’hystérie, l’artiste et le médecin (1870-1914), thèse de doctorat, université de Genève, 2011.
[3] Comme le revendique la chorégraphe Catherine Contour, Une plongée avec Catherine Contour. Créer avec l’outil hypnotique, Paris, Naïca, 2017.
[4] Voir à ce sujet l’ouvrage-somme de Pascal Rousseau, Hypnose. Art et hypnotisme de Mesmer à nos jours, Paris, Beaux-arts de Paris éditions, 2020. [Catalogue de l’exposition du Musée d’arts de Nantes, 16 octobre 2020 – 31 janvier 2021.]
[5] Voir Isabelle Stengers, L’Hypnose entre magie et science, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, 2002 ; Thierry Melchior, Créer le réel. Hypnose et thérapie, Paris, Le Seuil, coll. « Couleurpsy », 1998.
[6] James Braid, Neurypnologie. Traité du sommeil nerveux ou hypnotisme, trad. Jules Simon, préface de Charles-Edouard Brown-Squad, Paris, Adrien Delahay et Emile Lecrosnier, 1883 [1843 pour l’édition anglaise].
[7] Albert Pitres, Leçons cliniques sur l’hystérie et l’hypnotisme : faites à l’hôpital Saint-André de Bordeaux, ouvrage précédé d’une lettre-préface de M. le professeur J.-M. Charcot, Paris, O. Doin, 1891, tome 2, p. 240.
[8] Pascal Rousseau, Hypnose. Art et hypnotisme de Mesmer à nos jours, op. cit., p. 102.
[9] Ibid., p. 8.
Pour citer cet article
Mireille Losco-Lena, « Transes musicales Une histoire des liens entre hypnose et musique au XIXe siècle », Lectures & varia numéro 1 [en ligne], mis à jour le 01/01/2024, URL : https://sht.asso.fr/transes-musicales-une-histoire-des-liens-entre-hypnose-et-musique-au-xixe-siecle/