Revue d’Histoire du Théâtre • N°298 T1 2024
Transmettre
Résumé
Transmettre, une post-face d’Hortense Archambault, Bobigny, janvier 2024
Texte
transmettre
Jean Pierre Vincent a beaucoup compté dans le paysage théâtral français et notamment pour la génération à laquelle j’appartiens. En tant qu’artiste mais aussi dans sa manière d’être présent, spectateur, vigie du service public du spectacle vivant auquel il était profondément attaché. De cette idée de service public il a gardé une posture de militant engagé pour la profession, à son service tout en étant exigeant à son égard. Homme de son temps, il aimait le débat d’idées, la controverse, ouvert à d’autres positions que la sienne si elles savaient trouver les arguments pour le convaincre.
Ces quelques mots seront ceux d’une témoin, qui a pu côtoyer et observer deux aspects de son engagement au Syndeac (syndicat national des entreprises artistiques et culturelles) d’une part et au Festival d’Avignon de l’autre. Il s’agit d’une tentative incomplète puisqu’elle ne s’appuie sur aucun travail d’historien.
Jean Pierre Vincent écrivait beaucoup de textes, trouvant souvent que la profession n’était pas assez précise sur ses enjeux, ni suffisamment pugnace. Un des derniers, datant de septembre 2018, réagissant à une citation de La Part maudite de Georges Bataille par le président de la République, illustre bien ces propos :
Pourquoi, au-delà de mon irritation
de citoyen, m’entêter sur cette référence
à Georges Bataille ? C’est que cela a un sens déterminant pour notre politique culturelle.Et d’abord, qu’est-ce que cette Part Maudite ? C’est paradoxalement, dit Bataille lui-même, un livre d’économie. L’économie des humains ne consiste pas seulement
en la production/consommation de biens
de survie, ni d’accumulation de bénéfices.
Il y a cette autre part, ce supplément imaginatif et sauvage, ce luxe, la débauche admise dit-il, et bien sûr l’art et ses rêves. Sans cette part de l’économie, l’humanité
ne se ressemble plus. Le Roi Lear, privé
de son ultime luxe, dit à ses filles : « Ô, ne discute pas le besoin, le dernier de nos mendiants a quelque pauvre objet en super-flu. N’accorde à la nature que ce dont
la nature a besoin, alors la vie de l’homme ne vaut pas plus cher que celle de la bête. » La part maudite a une signification précise : c’est le contraire de la gestion dite ration-nelle des biens consommables et des richesses accumulées.Nous, artistes du théâtre public, sommes
les acteurs quotidiens de cette Part Maudite. Et nous avons eu à cœur de la brancher
sur la politique culturelle de l’après Malraux. Nous avons eu à lutter contre une série
de déviations du mouvement qui avait voulu mettre le peuple français au contact de l’art, du poème, théâtral en particulier Le génie de Malraux (et de ses collaborateurs)
était d’avoir rêvé l’apparemment impossible : établir une politique artistique publique
qui ne créerait ni esthétique d’État,
ni soumission politique, loin de son anti-modèle soviétique. Alors la création théâtrale et artistique s’est épanouie, en
tous sens, révoltée, hors des sentiers battus, contre toutes les vieilleries culturelles.Cependant, nous avons connu
des tentatives d’anesthésie. Ce fut plutôt,
de façon croissante, de la part du monde politique, du monde des « tutelles », décentralisées ou non. De toute part –
État et collectivités locales, élus grands
et petits –, les artistes, dans les théâtres,
scènes nationales, institutions culturelles,
se voient sommés aujourd’hui avec insistance de multiplier les actions pédagogiques,
les actions de formation artistique… qu’elles pratiquent quotidiennement depuis longtemps, mais les responsables politiques semblaient l’ignorer. Il leur faut bien trouver un retour sur investissement pour
des subventions qui apparaissent de plus
en plus comme un fardeau coûteux,
un héritage intellectuel encombrant. Entre ce pédagogisme et l’étrange « Pass culture » facilement détournable, nous singeons
une politique culturelle, sans se soucier
de la place active de l’art dans la société.Souvenons-nous tous de l’adage
du philosophe italien Benedetto Croce, repris par Antonio Gramsci : « L’art est éducatif en tant qu’art, et non en tant qu’art éducatif ; car en tant qu’art éducatif, il
n’est rien ; et le rien ne peut enseigner ». Les artistes – qui, encore une fois, assurent un travail sociétal considérable – ne sont pas pour autant des assistants sociaux, ni
des agents du maintien de l’ordre. Espérons qu’ils soient et demeurent des agents du désordre, de la lucidité, de l’esprit critique.Et militons pour une relance hardie
des politiques publiques à partir de la création, de ses vrais enjeux dans la société : la libération des cerveaux – quitte à obliger les dirigeants eux-mêmes à plus d’humanité, d’audace aventureuse pour le bien commun. Les institutions culturelles, leurs artistes, leurs dirigeants doivent à nouveau avoir les moyens (et se donner les moyens !) d’œuvres plus ambitieuses, libérées des tâches du quotidien qui sont en fait du ressort d’autres institutions.Français, encore un effort pour être révolutionnaires !
S’il vous plaît…
Ces mots témoignent de l’attachement profond de Jean-Pierre Vincent à une ambition culturelle, libre, responsable devant la société, dont les élus ne sont que les représentants. La visée de l’art ne peut qu’être émancipatrice.
Au-delà des mots, il s’est engagé concrètement jusqu’au bout en donnant son temps et son esprit aux causes communes. On peut citer la rédaction du premier rapport sur la situation professionnelle des intermittents du spectacle en 1992, commandé par le ministre Lang à la suite du premier mouvement social sur le sujet. Ce rapport rappelle l’importance de garantir des conditions d’exercice dignes au travail des artistes et des techniciens. Il contient déjà les bases d’une solidarité collective à l’intérieur de nos métiers. L’implication active de Jean-Pierre Vincent au Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles est exemplaire. Il en a été le président entre 1979 et 1981, et a ensuite siégé régulièrement au conseil national. Cet engagement militant tout au long d’une vie suppose d’accepter la remise en cause de certains héritages et de s’adapter à des situations nouvelles. Il signifie être en prise directe avec un monde qui se transforme. Je pense que ce n’est possible qu’à travers un véritable intérêt pour l’humanité et la capacité rare de transmettre.
C’est au Festival d’Avignon, ce lieu emblématique du spectacle vivant service public que j’ai pu mesurer la personnalité et la générosité de Jean-Pierre Vincent.
Au Festival d’Avignon, il a présenté 13 spectacles entre 1971 et 2019, dont 4 dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Il y a connu le succès et l’échec et pouvait mieux que personne donner des conseils avisés et détendus aux metteurs en scène qui allaient y créer, et savoir en rire. Il connaissait le vent, le risque, la presse, la pluie… les spectateurs. Il a été le premier metteur en scène à ouvrir Théâtre Ouvert, dans la chapelle des Pénitents blancs en 1971, à l’invitation de Micheline et Lucien Attoun. Il y a présenté en 2019, L’Orestie d’Eschyle avec le groupe 44, promotion sortante de l’École du Théâtre National de Strasbourg.
Quand nous avons été nommés directeurs du Festival en 2003 avec Vincent Baudriller, Jean-Pierre Vincent a fait partie des rares personnes qui nous ont appelé pour nous raconter leur festival, nous encourager et nous mettre en garde. Il a toujours été habité par l’idée qu’il ne fallait pas rompre une transmission entre des générations. En 2005, quand nous avons pu renouveler le conseil d’administration du Festival et que Louis Schweitzer en a pris la présidence, il a accepté d’en faire partie en tant que personnalité qualifiée. C’était pour nous important, un honneur, car il était cette figure vigilante et attentive du théâtre service public. Il est resté au conseil d’administration du Festival jusqu’à sa mort. Il en fut un membre précieux, incarnant une parole d’artiste. C’est lui que le conseil a désigné pour siéger au jury d’architecte de la FabricA et je me souviens bien comment à un moment il s’est emporté pour rappeler que c’était
un outil pour la création et que le projet qui obligeait les acteurs à parcourir quelques mètres à l’extérieur entre leur loge et le plateau était inepte ! Aussitôt dit, ce projet a été balayé des débats. Jean-Pierre Vincent était un spectateur attentif de chaque édition du Festival, il prenait des notes dans un cahier pendant juillet et à l’automne à Nanterre ou à Mallemort, il nous faisait un « retour » à Vincent Baudriller et moi, partageant ses doutes, ses questions, ses colères et ses enthousiasmes. Parfois nous n’étions pas d’accord et les discussions furent âpres.
Il a été un aiguillon et j’aimais nos conversations pour mesurer l’état de la situation. Avec lui s’en est allé un pan de l’histoire artistique et culturelle française, et c’est un peu orpheline que je mesure combien il faut à mon tour, à notre tour, faire attention à la transmission de la mémoire, des idées, des mots dont il s’inquiétait souvent qu’ils perdent leur sens à force d’être utilisés à tort et à travers.
Hortense Archambault
Bobigny, janvier 2024
Pour citer cet article
Hortense Archambault, « Transmettre », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 298 [en ligne], mis à jour le 01/01/2024, URL : https://sht.asso.fr/transmettre/