Revue d’Histoire du Théâtre • N°293 T2 2022
Copeau et Gervaise à Belleville : un reportage de Jules Huret, 1900
Par Léonor Delaunay
Résumé
En 1900, Lucien Guitry interprète Coupeau dans L’Assommoir de Zola, créé au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Le comédien, alors une célébrité, partage l’affiche avec Suzanne Desprès, comédienne au Théâtre Antoine, qui tient le rôle de Gervaise…
Texte
En 1900, Lucien Guitry interprète Coupeau dans L’Assommoir de Zola, créé au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Le comédien, alors une célébrité, partage l’affiche avec Suzanne Desprès, comédienne au Théâtre Antoine, qui tient le rôle de Gervaise.
Depuis sa première au théâtre de l’Ambigu, L’Assommoir est un événement, une pièce historique, qui marque l’entrée fracassante du naturalisme au théâtre et mobilise attentes et interrogations dubitatives sur les possibilités d’incarner les personnages de Zola sur scène.
Dès le début des représentations Guitry semble importer un vif succès, que résume cette critique du Figaro, le 3 novembre 1900 : « le Coupeau qu’il nous a donné est bien le Coupeau définitif. Impossible d’interpréter ce rôle, et ce rôle si difficile et si compliqué, avec plus de naturel, de puissance et de vérité. Toute la soirée, la loge de l’éminent artiste n’a pas désempli, et c’était un interminable défilé de mondains en habit noir venant le féliciter de la façon dont il avait interprété son rôle du zingueur : — C’est d’une exactitude frappante !… lui disaient-ils… »
Mais le comédien, piqué au vif par certains amis constatant que malgré tout « Guitry n’est pas un ouvrier, c’est un clubman déguisé en pompier… », s’applique à partir en excursion dans les quartiers populaires de Belleville et de Ménilmontant, dans l’Est parisien, afin de « s’entrainer au naturel », comme il le dit à Jules Huret, journaliste-reporter.
Lucien Guitry veut faire croire à Coupeau. Il va, grimé en prolétaire, arpenter les rues de Belleville, déjeuner dans un « bon petit restaurant populaire », entrer dans les « mannezingues », ces débits de boisson où l’on boit du vin accoudé au zinc du comptoir ; il revêt le « costume d’ouvrier », se faisant passer pour un zingueur. Il se mêle aux gens du quartier, jusqu’à devenir l’un d’entre eux. Plus le malentendu grandit, plus le succès de l’acteur est éclatant. Dans un débit de vin, on le prend pour un plombier et on lui demande de venir faire une réparation. Jouant le jeu, il promet de venir le lendemain avec ses outils.
Cette excursion « en plein centre ouvrier » est rapportée par Jules Huret dans Loges et coulisses – publié en 1900 par les éditions de la Revue blanche –, un ouvrage appartenant au vaste corpus de la littérature de coulisses tout en apportant au genre une dimension tout à fait singulière. Car Jules Huret est bien plus qu’un chroniqueur des anecdotes et historiettes de la vie parisienne. Journaliste et écrivain, il se spécialise dans les interview et les enquêtes à partir des années 1890. Il publie une première Enquête sur l’évolution littéraire en 1891 avant d’entamer une vaste Enquête sur la question sociale en Europe, qui paraît en 1897, préfacée par Jean Jaurès et Paul Deschanel.
Inventeur de la figure du journaliste-reporter-enquêteur, il voyage en Amérique, en Argentine, en Allemagne et en France, d’où il ramène des reportages inédits sur le monde du travail et les organisations sociales et ouvrières qu’il y découvre.
Ami proche d’Octave Mirbeau, avec qui il correspond tout au long de sa vie, Jules Huret investigue sur les mondes sociaux sans distinction. Le républicain et vice-président de la Chambre des Députés, Paul Deschanel, qui préface aux côtés de Jaurès son Enquête sur la question sociale en Europe ne s’y est pas trompé :
« Je vous remercie, monsieur, de m’avoir fait lire vos croquis si vivants et si variés. Le baron Alphonse de Rothschild et M. Jules Guesde […] M. Schneider, les contremaîtres et les ouvriers du Creusot ; la municipalité socialiste de Roubaix et les manufacturiers de cette ville ; le président de la Chambre de commerce de Paris et le familistère de Guise ; M. Christophle, M. Eugène Pereire, ouvriers, paysans, marins puis, au-delà de la Manche, M. John Burns, le leader socialiste à la Chambre des Communes, et le général Booth, généralissime de l’armée du Salut […]
M. Jaurès vous loue d’avoir compris ; il a raison. Oui, vous avez bien marqué les grandes lignes des principaux systèmes qui se disputent à l’heure qu’il est l’empire des esprits. Et, de plus, vous avez senti. Vous avez senti ce qu’il y a, aujourd’hui encore, d’affreusement misérable dans un grand nombre d’existences, ce qui reste d’injustice dans nos vieilles sociétés à la veille du vingtième siècle. »
Les enquêtes dans les coulisses théâtrales pourraient permettre de dresser un même jeu de listes et de galeries de portraits. Écrire du point de vue des loges est pour Jules Huret prétexte à enquête sur l’industrie théâtrale : les parcours sociaux des actrices et des acteurs (le parcours de Réjane par exemple), la manière dont Victorien Sardou devint spirite, les voyages et les lectures de La Duse, les liens entre maquillage de théâtre et peinture, l’avenir de l’opérette, l’économie des tournées… La coulisse d’Huret n’est pas tant le lieu de l’intimité et du caché que celui du reportage et de l’investigation. Elle devient sous son regard un lieu de condensation de l’histoire sociale où s’observent les conditions matérielles de la vie théâtrale. Les divers sujets qu’il puise dans ces coulisses théâtrales forment ainsi une sorte de paysage social, très urbain, qui s’agence peu à peu sous le regard de l’auteur, opérant des allers et retours entre différents mondes sociaux,
Dans « Copeau et Gervaise à Belleville », le dernier reportage de Loges et coulisses, Jules Huret accompagne Lucien Guitry et Suzanne Desprès, en vue de capturer les gestes du monde ouvrier, jusqu’à s’y confondre.
Le costume constitue la première (et essentielle) étape de la transformation sociale, du subterfuge par lequel ils et elle vont se faire passer pour des gens du peuple : « Le lendemain donc, habillé moi-même en ouvrier fondeur, vareuse de toile bleu déteint, casquette de cycliste, un foulard de coton noué autour du cou, je me fis conduire au lieu du rendez-vous », Lucien Guitry, de son côté, avec « un chapeau de feutre mou, veste et pantalons de velours à côtés, usé, rapiécé, plein de reflets d’usure. Une ceinture de flanelle rouge entoure sa taille. Sous le gilet entr’ouvert, un foulard de coton serré au cou. Il est chaussé d’épaisses bottines vieilles, mais solides, usées au but des agenouillements du plombier à l’ouvrage. Sa moustache tombe sur ses lèvres ; il houle un peu des épaules en marchant » et Suzanne Desprès, « vêtue d’une robe sombre, d’un corsage noir recouvert d’un petit châle noir, la tête encadrée d’une fanchon de tricot noir. Un petit tablier noir à deux poches serre sa taille. »
Dans « Sarah Bernhardt en guenilles », qui précède de quelques pages le reportage à Belleville, Jules Huret expose déjà les dilemmes que pose la représentation du monde ouvrier, lors d’un dialogue avec Sarah Bernhardt, qui prépare Les Mauvais bergers de Mirbeau. Le vêtement, l’art de porter la « guenille », y occupe une même place décisive, le premier pas vers l’incarnation d’un type ouvrier qui passe par le « costume ». Et Jules Huret, comme Sarah Bernhardt, loue ce sentiment d’être « débarrassé du souci de paraître », une fois le déguisement revêtu.
Entremêlant « fiction et réalité », Jules Huret effectue cette promenade dans Belleville et Ménilmontant en compagnie de Gervaise et de Copeau, oubliant peu à peu les deux acteurs, qui se confondent avec leurs personnages. Le jeu de l’immersion, telle une enquête documentaire, brouille les frontières entre l’imaginaire zolien et l’expérience vécue. Personne parmi la foule ne les reconnaît, pas plus au restaurant, au marché, dans les rues ou sur le boulevard, alors que Guitry est à cette époque une véritable vedette. L’expérience se prolonge jusque dans l’intimité d’un appartement ouvrier, au 279 rue de Belleville, dans lequel ils pénètrent sous le fallacieux prétexte de rechercher un logement à louer dans le quartier. La confusion entre les personnages et les deux amis de Jules Huret se fait si forte qu’il croire voir, à la fin de l’après-midi, Suzanne Desprès s’éloigner « en boitant », comme Gervaise dans la mise en scène de L’Assommoir.
Et les deux acteurs et le journaliste de déambuler ainsi, incognito, une journée entière dans Belleville. Ils ne se livrent pas à la flânerie ou à la rêverie ; la mission sociologique leur offre une direction, conditionne l’expérience. D’autant que la ballade pittoresque reproduit le découpage en tableaux du roman de Zola, permettant une succession de situations « typiques ».
À cette plongée dans le quotidien des ouvriers de Paris se superpose tout l’imaginaire de L’Assommoir, tel une paire de lunettes qui rectifie le regard des trois protagonistes et les détermine en même temps, sans leur laisser le loisir d’échapper à la supercherie. Des quartiers arpentés que verront-ils ? L’anonymat confirme la réussite de l’expédition, la superposition des réalités, celle de l’imaginaire littéraire, de la scène théâtrale et du quartier ouvrier. Il s’agira de faire en sorte que l’effet de réel recherché par les deux acteurs ressorte renforcé de l’expérience, afin de déjouer les soupçons d’inauthenticité ou d’artificialité de leurs personnages.
Au delà des questions, et des problèmes, disons-le, que pose le récit de cette journée aux contours bien pittoresques, sa seule présence dans un recueil de textes sur les loges et les coulisses du théâtre le rende particulièrement opérant pour penser la coulisse comme un paravent social, derrière laquelle la fabrique du théâtre se dévoile, fabrique des métiers, des hiérarchies et des stratégies mais aussi du jeu et du geste théâtral.













Pour citer cet article
Léonor Delaunay, « Copeau et Gervaise à Belleville : un reportage de Jules Huret, 1900 », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 293 [en ligne], mis à jour le 01/02/2022, URL : https://sht.asso.fr/copeau-et-gervaise-a-belleville-un-reportage-de-jules-huret-1900/